Syrie : « Ce qui a été détruit du régime est beaucoup plus important que ce qu’il en reste »
La militarisation du conflit syrien aurait-elle pu être évitée ? L’opposition au régime d’Assad anticipe-t-elle les risques d’affrontements communautaires en cas de chute de celui-ci ? Un opposant syrien, membre du Comité de coordination de Damas, répond aux questions de L’Express.
Les Comités locaux de coordination (LCC) sont des acteurs importants de l’opposition syrienne. Très impliqués dans l’organisation des manifestations et la gestion des zones libérées, ils fédèrent la contestation à l’intérieur de la Syrie. Membre du Comité de coordination de Damas, Nidhal se présente comme un « opposant laïc » au régime de Bachar el-Assad. Actuellement à Paris, il répond aux questions de l’Express.
Comment vous situez-vous dans l’écosystème des groupes d’opposition au régime d’Assad ? Quelles sont notamment vos relations avec le Conseil national syrien (CNS) dont une délégation a été récemment reçue à l’Élysée par le président Hollande ?
Nous sommes un groupe de coordination indépendant. Comme la plupart des comités de coordination, nous n’appartenons à aucune organisation politique d’opposition existant en Syrie. En ce qui concerne le Conseil national syrien, il a été créé avec l’accord d’un grand nombre de ces comités et de partis d’opposition. Lorsque nous nous sommes aperçus que nous ne parvenions pas à faire émerger une direction de l’intérieur, du fait de la répression et des arrestations, nous avons décidé de soutenir l’idée d’une structure qui soit, à l’extérieur, l’expression ce qui se passe à l’intérieur. Malheureusement aujourd’hui, le CNS ne parvient plus à représenter le point de vue de l’opposition intérieure et sa popularité est donc faible.
Comment expliquez-vous ces difficultés ?
Ses membres manquent d’expérience politique et il s’est montré incapable de formuler un projet politique exprimant le souhait de la révolution. Par ailleurs, certains États étrangers essayent de le diviser, notamment par le biais des financements qui vont directement à certains groupes. Ainsi, le Qatar soutient les Frères musulmans plutôt que le CNS, alors même que les Frères en font partie. L’Arabie saoudite quant à elle n’apporte son aide qu’aux salafistes et aux wahhabites. Ces deux pays profitent en réalité de la militarisation de la révolution syrienne et de la nécessité de chercher des armes.
Quelle est votre position à l’égard de cette militarisation ?
Nous avons été pacifistes pendant des mois. Douze mille personnes ont été tuées au cours des sept premiers mois de la révolution. Malgré cela, nous avons continué à exprimer notre opposition de manière pacifique. Le régime, lui, a tout fait pour diffuser des armes dans le pays en les rendant bon marché. À Deraa, dans le Sud, on a vu des soldats laisser des armes sur le terrain après avoir tiré sur des manifestants pour les pousser à riposter par le feu. Mais les membres de la coordination les récoltaient pour les remettre à l’armée. Ils voulaient montrer qu’ils entendaient rester pacifiques. Puis, avec l’augmentation du nombre de manifestants tués, un nombre croissant de soldats ont déserté. Au début, il s’agissait d’individus qui se contentaient de se cacher, sans prendre les armes. Ensuite, des groupes entiers se sont mis à déserter. Ils sont alors allés à la rencontre des comités de coordination et leur ont proposé de protéger les manifestants. Les coordinations ont accepté, à condition que leur action se limite à immobiliser les forces du régime pour permettre aux cortèges de défiler. Les déserteurs avaient pour consigne de tuer seulement lorsque cela était nécessaire. Puis l’Armée syrienne libre (ASL) est devenue une réalité avec l’augmentation du nombre de déserteurs et l’arrivée de militants ayant pris les armes.
Cette militarisation aurait-elle pu être évitée?
Nous regrettons énormément cette militarisation du conflit. Malheureusement, c’est une situation qui nous a été imposée. Des soldats ont été tués parce qu’ils refusaient de tirer sur les manifestants. Ceux qui ont déserté ont proposé de prendre les armes uniquement pour permettre aux manifestations pacifiques d’avoir lieu. Il n’y avait pas d’autre alternative. Ces soldats sont dévoués à la révolution, qui est originellement pacifique. Lundi dernier, l’ASL a émis une déclaration qui interdit à ses membres d’appartenir à un parti politique ou religieux. Après le massacre de chabihas à Alep, elle a également décidé d’adopter la Convention de Genève interdisant de frapper et de torturer les prisonniers. Ce sont les valeurs de la révolution.
Maintenant que la révolution est militarisée, quel espace reste-t-il pour une action politique comme la vôtre ?
Le régime a fait avorter toutes les solutions politiques dès le début de la révolution. Ainsi, lorsqu’il a organisé une réunion, dans le quartier de Deraa, à Damas, pour recueillir les doléances de la population, quelque 250 militants se sont présentés avec des revendications qui étaient réformistes : fin de l’état d’urgence, suppression de l’article 8 de la Constitution imposant le parti unique. Le régime a répondu qu’il s’attendait à ce qu’on lui demande de construire plus d’écoles et de rénover des routes… Le même jour, les 250 participants ont été arrêtés. Nous avons toujours cherché une solution politique en Syrie (pétitions appelant à l’ouverture ont circulé en 2000 et en 2004, par exemple), mais nous avons toujours fait face à un mur.
La chute du régime peut-elle intervenir autrement que par les armes ?
Nous comptons sur la désintégration du régime et de ses institutions de l’intérieur. L’Armée syrienne libre en est une expression. De nombreux ministres et diplomates ont fait défection. Le mouvement touche toutes les communautés, pas seulement les sunnites, même si les plus hauts dignitaires à avoir fait défection (comme Riad Hijab, ancien Premier ministre et Manaf Tlass, commandant de la garde républicaine et ami d’enfance d’Assad) appartiennent à cette communauté. À des niveaux inférieurs, en particulier dans les renseignements, de nombreux Alaouites ont également déserté. Toutes les communautés sont représentées dans l’armée libre : chrétiens, Alaouites, ismaéliens.
Le régime s’efforce de donner une dimension confessionnelle au conflit. Comment sortir du piège ?
Le pouvoir a essayé, dès le début, de donner un tour confessionnel à la révolution, en particulier dans les régions de Homs et Idleb où se trouvent de nombreux villages alaouites dont sont originaires de nombreux kataeb (phalange de miliciens) du régime. Mais une partie non négligeable des Alaouites est engagée dans la révolution. Il existe des photos, des rapports qui le prouvent. Il en est de même pour les Druzes et les chrétiens. Il faut aussi se méfier de certaines expressions qui peuvent prêter à confusion. Certains sunnites emploient le terme « alaouite » pour désigner le régime, cela ne signifie pas pour autant qu’ils stigmatisent l’ensemble de la communauté.
Nous avons d’ores et déjà pris des initiatives concrètes afin d’éviter les problèmes communautaires après la chute du régime. Nous avons notamment mis sur pieds des conseils d’entente civils qui regroupent des personnalités respectées, qu’il s’agisse d’hommes de religion ou de personnes bénéficiant d’une certaine notoriété. Ces conseils ont pour mission de prévenir les conflits. Il faut d’ailleurs noter qu’aucun problème de nature communautaire ne s’est posé dans les régions libérées. Bien au contraire, dans ces régions, la population a tout fait pour les éviter. Elle a en outre montré sa capacité à se prendre en mains en assurant le nettoyage des rues, la circulation, la protection des bâtiments publics.
Les défections ne touchent pas les acteurs essentiels. Plus le temps passe, plus le noyau du régime est petit, mais plus il est dur…
L’attentat du 18 juillet à Damas a tué les principaux dirigeants supposés de la répression. Or, celle-ci a continué de la même manière. La politique de répression n’a pas changé, ce qui veut dire que ceux qui dirigent la répression ne sont pas ceux qui prétendaient la diriger. Mais les défections vont continuer. Ce qui a été détruit du régime est beaucoup plus important que ce qu’il en reste.
L’hypothèse d’un départ en exil du clan Assad, en Russie ou en Iran par exemple, serait-elle acceptable, de votre point de vue?
Nous souhaitons que Bachar el-Assad soit traduit devant un tribunal pénal international. Mais si son départ est une condition préalable à la transition politique, alors sauver des vies est plus important que la vengeance.
Propos recueillis par Gokan Gunes, Vincent Hugeux et Dominique Lagarde. Publié par des ennemis de la révolution (LExpress.fr, 23 août 2012)