« Plus radical que moi, tu meurs ! »
À propos des critiques de la valeur
On peut faire carrière dans la critique théorique du capital, sans que cela contribue le moins du monde à embrayer sur le mécontentement croissant des classes dominées pour le transformer en force politique susceptible de mettre en branle une contre-offensive populaire. Mais il semble que le temps ne soit pas encore venu, aux yeux de l’intelligentsia « radicale », de cesser de parler (ou d’écrire) pour ne rien faire, sinon, précisément, carrière, académique ou/et médiatique. Quitte, en guise d’engagement pratique, à mettre éventuellement de temps à autre un bulletin de vote dans l’urne quand les politiciens « degôche » qu’ils fustigent par ailleurs pour leur « complicité avec le capital » ou leur « manque de volonté politique », les en pressent pour « faire barrage », selon le slogan républicain consacré, à la droite ou à l’extrême droite.
Robert Kurz, éminent théoricien critique de « la valeur » devant Marx sinon l’éternel, ne dépare pas le lot, quels que soient ses efforts pour s’en distinguer. À le lire, la « réflexion théorique sur les catégories réelles du capitalisme (forme-valeur et marchandise, survaleur, travail abstrait, etc.) » serait la seule pratique utile dans la période actuelle, en attendant que les individus, sur la base de leur expérience, en éprouvent et découvrent la véracité [Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme, Lignes, 2011]. Et transforment cette expérience en critique radicale en actes. Le moins que l’on puisse en dire, cependant, c’est qu’en matière d’innovations conceptuelles susceptibles de rompre avec tout ce qui a été pensé avant, on a fait mieux.
Après un crêpage de chignon idéologique avec son compère le philosophe Anselme Jappe, autre gourou de la « critique de la valeur » d’outre-Rhin, au petit jeu de « plus radical que moi tu meurs » dans la énième relecture de Marx, toujours en vogue dans certains amphithéâtres universitaires et salles de séminaires [Robert Kurz et son clan reprochent à leurs homologues de Krisis de laisser de côté le rapport entre les sexes, de surévaluer l’importance de la crise écologique dans la crise générale du capitalisme et, crime suprême, de « valoriser » la pratique aux dépens de la théorie, celle-ci étant bien entendus considérée, comme aux beaux temps de l’althussérisme triomphant, comme une pratique à part entière et, de surcroît, comme la seule utile.], R. Kurz s’en fût fonder ailleurs sa propre revue. Pourtant, les conceptualisations fabriquées à la chaîne dans les ateliers de Krisis puis de Exit ne font qu’aligner des truismes assénés avec l’arrogance de gens qui ne doutent pas un instant qu’ils sont en train de découvrir ce d’autres ont pourtant trouvé bien longtemps avant eux.
Ainsi les anarchistes français du XIXe siècle et les communistes libertaires de par le monde qui prendront la relève n’avaient-ils pas attendu les messies apparus outre-Rhin un siècle et demi plus tard, pour savoir à quoi s’en tenir au sujet la « politique politicienne », de la délégation de pouvoir à des professionnels qui en vivent et de la démocratie représentative. Tous savaient fort bien que la « dynamique du capital » s’était constituée « en une forme de domination indirecte, abstraite et impersonnelle qui corsette l’ensemble de la vie moderne y compris sa forme de politique » [Ibid.]. Et, d’accord avec Marx au moins sur ce point, il était évident pour eux que « le seul sujet réel au fondement du monde présent, sujet automate et auto-instituant et qui fait structurellement se mouvoir le monde social qu’il constitue, n’est pas la “souveraineté du peuple” ». Sauf qu’à la différence des théoricistes allemands enfermés dans leur bulle universitaire, qu’un idéalisme effréné a rendu foncièrement allergiques à toute analyse matérialiste, prendre la « valeur » pour cible de leurs critiques, n’avait pour de sens, pour Marx et ceux qui sont restés fidèles à son enseignement au lieu de le falsifier, que dans le cadre du combat effectivement mené contre les agents actifs structurellement chargés de faire prévaloir son implacable loi.
« La valeur » a, en effet, bon dos. Puissance abstraite elle ne s’incarnerait plus dans la classe exploiteuse, dominante, dirigeante, bref, la bourgeoisie, mais dans la totalité du corps social. Entité aussi omniprésente que maléfique, elle serait insaisissable sauf par les travailleurs forcenés du concept qui, à la différence des travailleurs subalternes enlisés dans le fétichisme de la « valorisation », auraient su s’extraire des déterminations réifiantes qui en découlent pour parvenir à s’élever à la conscience dont les autres sont privés. « Tous les groupes sociaux sont préformés par la valeur et donc constitués de façon capitalistes », décrète R. Kurz. « Du fait que la valorisation du capital fonctionne, ils se transforment ainsi en “sujet objectif” qui soumet sa vie aux lois du capital et pour qui cette soumission est normal » [Ibid., p. 18]. Heureusement, il existerait une minorité capable d’échapper à cette surdétermination, des « individus qui, précisément ne veulent plus être un tel sujet » à qui reviendra la mission d’indiquer la voie au mouvement d’émancipation, et parmi lesquels on n’aura nul peine à classer, puisqu’ils sont les premiers à le faire, les valeureux pourfendeurs de « la valeur ».
Autant « la valeur » revient-elle comme une antienne dans les discours de Kurz, Jappe et leurs disciples, autant le mot « exploitation » est absent de leur propos comme de leurs préoccupations. L’extorsion de plus-value sur la base du salariat qui définit la capital comme rapport social passe à l’arrière-plan, comme si la « valorisation de la valeur » processus sans sujet à la mode althussérienne, dispensait de s’intéresser à aux acteurs majeurs qui y sont impliqués, à avoir les capitalistes et les prolétaires. « Accumulez, accumulez ! C’est la loi et ses prophètes ! », ce mot d’ordre fameux que Marx prêtait ironiquement à l’économie politique bourgeoise [Karl Marx, Le Capital, livre premier : « Le développement de la production capitaliste », VIIe section : Accumulation du capital, chapitre XXIV « Transformation de la plus-value, in Karl Marx, Œuvres Économie I », La Pléiade, 1965], s’est converti, sous le coup de baguette magique des prophètes de la radicalité critique, en « Valorisez, valorisez ! ». Lesquels oublient, volontairement ou non, ce que Marx précisait quelques ligne plus loin. À avoir que « si le prolétaire n’est qu’une machine à produire de la plus-value, le capitaliste n’est qu’une machine à capitaliser cette plus-value » [Ibid.].
Aussi ne s’étonnera-t-on guère que exploiteurs et exploités se retrouvent du coup mis dans le même sac : « travailleurs et capitalistes » ne seraient « que « les comparses d’un processus qui les dépasse » [« Qu’est-ce que la Wertkritik ? », palim-psao.over-blog.fr]. On savait depuis Marx que le bourgeois n’était, par-delà son identité personnelle propre, qu’un « fonctionnaire du capital ». Mais, aux dires de Kurz et d’autres théoriciens aguerris partis en guerre contre « la valeur », cette personnification du rapport d’exploitation vaut aussi pour le prolétaire. « La lutte des classes, si elle existe bien », consent-on à admettre dans les cercles de la radicalité diplômée, ne serait qu’un phénomène secondaire qui n’exige pas que l’on s’y arrête car elle « n’est en réalité qu’une lutte d’intérêts à l’intérieur des formes de vie et de socialisation capitalistes ». On comprend dès lors que l’injonction qui clôt l’Internationale, « Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes ! » puisse dégager un « défunt pathos », selon R. Kurz. Seuls les producteurs professionnels de théorie critique, et encore pas n’importe laquelle, seraient en mesure de sauver, outre eux-mêmes, le reste de l’humanité opprimée et surtout aliénée. Mais si, comme ils le ressassent, le cœur du capitalisme, sa substance, c’est le travail abstrait créateur de valeur, dans quelle catégorie ranger leur travail critique ?
Pour les besoins de leur cause, Robert Kurz, Anselme Jappe et autres néo-marxistes autoproclamés, persistent à identifier le « marxisme traditionnel » à celui des bureaucraties partisanes ou syndicales et leurs idéologues, alors qu’il été démontré depuis longtemps que ce marxisme d’appareil ne constituait qu’un détournement grossier de la pensée de Marx [Lire entre autres, Karl Korsch, Marxisme et contre-révolution, Seuil, 1975 ; Maximilien Rübel, Marx critique du marxisme, Payot, 1974]. Mais il est plus commode de ne retenir que celui-ci, et encore dans sa version la plus caricaturale, pour accuser le marxisme classique de considérer « implicitement [sic] le travail abstrait, la marchandise et l’argent comme des données évidentes, éternelles et neutres ». Forts de ce postulat démenti par tous les écrits se situant dans la lignée de la pensée marxienne, ils peuvent en conclure que la lutte des classes « entre porteurs vivants du capital et du travail » ne peut se mener qu’« autour de la distribution de la valeur » [Anselme Jappe, « Grandeurs et limites du romantisme révolutionnaire », La revue des livres, n° 2, novembre-décembre 2011]. Comme si le mouvement ouvrier s’était réduit à ce qu’ont réussi partiellement à en faire les efforts apparemment opposés mais de fait conjugués des sociaux-démocrates et des staliniens : une lutte pour une augmentation des salaires et la mise en place de l’« État-providence » sans remise en cause des bases de la société capitaliste. Les considérations méprisantes de R. Kurz sur « la lutte de classe du prolétariat entrée dans sa phase terminale » rappelleront à ceux qui n’ont pas la mémoire courte les prophéties d’André Gorz suivi de la cohorte des sociologues tourainiens faisant leurs « adieux au prolétariat » au profit des « nouveaux mouvements sociaux » censés prendre le relais avec le succès que l’on sait : le « changement social » dans la continuité capitaliste. Pour Kurz et ses disciples, les occupations d’usine, les séquestrations de patrons ou de cadres dirigeants, les émeutes et attaques de bâtiments officiels, les actions d’auto-réductions dans les services publics qui se sont multipliées au cours des années récentes ne compteraient pour rien puisqu’elles laisseraient de côté « la valorisation de la valeur ».
« La valeur est une forme sociale qui envahit tout », proclament ses critiques [« Qu’est-ce que la Werkritik ? », op.cit.]. Et d’abord, semble-t-il, l’esprit de ces marxosophes durs et purs de part et d’autre du Rhin, pour ne pas parler de ceux d’outre-Atlantique, qui ne voient plus qu’elle, délaissant comme autant de vieilleries idéologiques les « antagonismes de classes sociologiques » [Ibid.]. À l’inverse de cet « anticapitalisme tronqué », assènent-ils, « la critique de la valeur ose enfin critiquer le système dans sa totalité ». En tenant pour quantité négligeable les forces sociales qui s’affrontent pour le maintenir ou l’ébranler.
Quand R. Kurz se gausse du retour en faveur du keynesianisme parmi les nostalgiques de l’État « social » ou d’un antiproductivisme déconnecté de la production de la « sur-valeur », il enfonce également des portes depuis longtemps ouvertes, que ce soit, outre Marx lui-même, par tous ceux qui, récemment, n’ont jamais confondu « altermondialisme » et anticapitalisme, ou par d’autres pour qui le mot d’ordre consensuel du « développement durable » n’a d’autre visée que de faire consentir à la pérennité du développement capitaliste. Et que dire de sa critique du capitalisme d’État baptisé « socialisme » ou même « communisme » par les dirigeants et les idéologues des régimes et des partis improprement pourvus de ce label, sinon qu’elle n’apparaîtra nouvelle qu’aux lecteurs qui n’ont jamais entendu parler de Anton Ciliga, Karl Korsch, Otto Rühle, Anton Pannekoeke, Waklav Makhaïsky ou même, plus récemment, de la revue Socialisme ou Barbarie.
Le seul élément vraiment nouveau dans ce recueil confusionniste est le caractère véritablement obsessionnel de l’accusation portée par Robert Kurz, auquel faisait écho au même moment son alter ego Anselme Jappe [Anselme Jappe, « Grandeurs et limites du romantisme révolutionnaire », art. cit.], tous deux nourris des considérations du philosophe et historien de la pensée allemande de Moishe Postone sur l’« anticapitalisme vulgaire », contre l’« antisémitisme » qui inspirerait ou auquel conduirait toute critique portant sur la financiarisation du capital et la dynamique spéculative qui en résulte. À ce compte, il faudrait ranger les collaborateurs du Monde Diplomatique ou les militants d’Attac — ce dont R. Kurz ne se prive d’ailleurs pas en ce qui concerne cette organisation — dans le camp des antisémites virtuels sinon réels.
Peu importe. Imputer la crise du crédit à l’« avidité du capitalisme financier » reviendrait à renouer avec une « vision associée depuis deux cents ans à des stéréotypes antisémites » [Robert Kurz, Vies et mort du capitalisme, op. cit., p. 51]. Ce qui expliquerait que « la critique du capitalisme menace elle-même de devenir réactionnaire » [Ibid., p. 50]. Les contempteurs des financiers, banquiers, assureurs, traders et autres brokers sont donc priés de mettre un bémol à leurs dénonciations. « En rendant la spéculation responsable d’une crise qui trouve son origine dans la logique de la valorisation », la critique du néo-libéralisme par les adeptes d’un retour à l’intervention de l’État de type keynésien n’est pas seulement illusoire et mystificatrice, du fait de ne s’en prendre qu’à un modèle de régulation et de laisser de côté la logique de la valorisation.
Outre qu’« elle n’attaque pas les bases du capitalisme », puisqu’elle ne prend pour cible que la circulation et non la production, elle contiendrait de la sorte « de manière consciente ou inconsciente, volontaire ou involontairement, un antisémitisme structurel » [sic] en ne faisant que « renforcer le préjugé populaire du “capital accapareur” rendu responsable de tous les maux de la société, et qui depuis deux cents ans — R. Kurz ne craint pas de se répéter — est associé aux juifs » [Ibid., p. 81]. Et celui-ci de mettre en garde contre « la sourde menace de débordements national-racistes d’une conscience de masses en quête de victimes quand le paisible citoyen lambda voit disparaître sous ses pieds les conditions d’existence capitalistes ». Une éventualité à laquelle échappe évidemment une élite intellectuelle confortablement embusquée dans l’institution universitaire, du moins tant qu’une faillite d’un État criblé à son tour de dettes, « souveraines » ou non, ne l’amène à ne plus pouvoir payer ses fonctionnaires.
Il est en tout cas logique, dans ces conditions, mais si cela peut surprendre, que l’une des annexes qui concluent l’ouvrage de Robert Kurz soit un plaidoyer inédit en faveur de… la « guerre de Gaza » menée par l’État hébreu. Inédit, du moins, de la part d’un adversaire supposé irréductible du capitalisme, mais archi-éculé puisqu’il résume l’essentiel de la propagande sioniste [Robert Kurz « La guerre contre les Juifs », Vies et mort du capitalisme, pp. 215-219]. Ainsi Israël est-il présenté comme « une réponse des Juifs à l’idéologie éliminationniste [sic] d’exclusion de l’antisémitisme européen et surtout allemand », comme si comptait peu le fait que ladite réponse ait été mise en œuvre sur le dos du peuple palestinien qui n’avait rien à voir avec le problème qu’elle était censé résoudre.
Dès lors, la solidarité d’« une partie de la gauche mondiale », minoritaire quoiqu’en dise R. Kurz qui parle de « mainstream », ne pourrait qu’être le fruit d’une « décomposition idéologique » qui la pousserait à se constituer en « force d’appui dans la guerre islamiste menée contre les Juifs », étant entendu que l’occupation, la colonisation et les innombrables exactions commises par Tsahal ne relèveraient que de « l’autodéfense israélienne ». On retrouve ici le vieil argumentaire des défenseurs inconditionnels de la politique d’Israël traçant un trait d’équivalence entre antisionisme et antisémitisme. Reprochant à Busch d’avoir « minimisé le programme iranien d’armement nucléaire », le pourfendeur de la « valorisation de la valeur » termine en fanfare guerrière : « Il faut affirmer que l’anéantissement du Hamas et du Hezbollah est une condition sine qua non seulement d’une précaire paix capitaliste en Palestine, mais aussi d’une amélioration des conditions sociales dans cette région du monde ».
BHL-Robert Kurz, même combat ?
Jean-Pierre Garnier – Divergences, 19 janvier 2012
Publié par des ennemis de la révolution???
Comme le disait un commentaire sur le site de l’ocl, c’est assez grotesque d’accuser robert kurz d’être enfermé dans « une bulle universitaire », ou « confortablement embusquée dans l’institution universitaire », vu qu’il n’est pas universitaire, mais bien prolétaire, à la différence de JP Garnier. Et oui ! On peut être prolo et écrire des trucs intellectuels, et même des livres !
Enfin bon.