La chute de la Maison Ben Ali, racontée par l’épouse de l’ancien président
Depuis son exil saoudien, Leïla Trabelsi a décidé de livrer sa version de la chute de l’ex-dirigeant tunisien Zine El-Abidine Ben Ali, son époux qu’elle dit ne « jamais avoir cessé d’aimer, tout président déchu qu’il soit ».
Dix-sept mois après la première révolution arabe, la femme la plus honnie de Tunisie, réputée cupide et avide de pouvoir, juge dans un livre, Ma vérité (éditions du Moment) que les événements qui ont conduit à la chute de l’ancien régime sont le fruit d’un « coup d’État planifié ». Elle le fait en s’exposant chaussée de ses inévitables lunettes de soleil, mais voilée.
Voilée, Leïla Ben Ali le restera d’ailleurs tout au long des entretiens menés de janvier à mai sur le site Skype par le journaliste Yves Derai, contacté par des intermédiaires tunisiens anonymes pour recueillir ce témoignage.
C’est la « nouvelle » Leïla qui parle, et non l’ancien dirigeant tunisien, qui n’apparaîtra sur l’écran aux yeux du journaliste qu’une seule fois, « pour saluer », apparemment en pleine forme.
RUMEURS DE PUTSH PROPAGÉES DEPUIS PARIS
Ce fameux 14 janvier 2011, date de la fuite précipitée du couple en Arabie saoudite, celle qui fut surnommée la « Régente de Carthage », s’éveille dans sa maison de Sidi Bou Saïd vaguement inquiète de voir affluer chez elle les membres de sa famille apeurés par la vague de contestations qui secoue de plus en plus fort le pays.
Par téléphone, son mari lui suggère d’aller accomplir une omra (petit pèlerinage) à la Mecque en compagnie de deux de leurs enfants, « le temps que la situation revienne à la normale (…) dans trois ou quatre jours ».
Quand elle rejoint le président en début d’après-midi, Leïla Ben Ali trouve un palais de Carthage sans « le moindre gardien devant la demeure officielle, pas l’ombre d’une sentinelle, les portes ouvertes aux quatre vents ».
À l’intérieur, Ali Seriati, le chef de la garde présidentielle, « déroule son scénario de fin du monde ». L’homme de la sécurité le plus puissant de Tunisie, récemment acquitté par un tribunal militaire dans l’enquête sur les jeunes tués par balles à Kasserine et Thala pendant la révolution, presse le couple de rejoindre l’aéroport militaire de l’Aouina et pousse Zine El-Abidine Ben Ali à monter à bord.
« Sans l’insistance de Seriati, le président ne serait jamais monté dans l’avion », affirme Leïla Trabelsi, qui s’interroge sur le rôle joué alors par le chef de la garde présidentielle. Comme Ali Seriati le dira plus tard devant les juges, elle évoque elle aussi les rumeurs alarmantes de putsch propagées depuis Paris par un « conseiller de l’Élysée » et par le directeur central du renseignement intérieur, Bernard Squarcini. Interrogé par Le Monde en avril 2011, ce dernier avait démenti.
L’ARMÉE TUNISIENNE SERAIT RESPONSABLE DE LA CHUTE DU RÉGIME
Mais pour Leïla Ben Ali, il y a bien eu complot, des « mains secrètes », qui auraient fomenté les troubles. « Parmi les signes qui auraient dû inquiéter le président : le nombre inhabituel de stages proposés par certains pays étrangers à de jeunes tunisiens dans des laboratoires où ils ont appris l’usage des blogs. »
Manque de preuves, ou prudence ? [sic ! – note du JL] Elle ne va pas jusqu’au bout de son accusation, mais elle laisse clairement entendre que l’armée tunisienne serait responsable de la chute du régime.
À l’aube du 14 janvier, « les policiers avaient été priés de remettre leurs armes à l’armée, laquelle, comme par hasard, paradait, dès le lendemain de notre départ, dans des photos conçues à l’avance ». « Ma conviction, ajoute Leila Ben Ali, est que ceux qui ont fomenté le coup d’État (…) ne font pas partie du ministère de l’intérieur. »
Les Ben Ali savent de quoi ils parlent. Au passage, Leïla reconnaît que son mari avait bien destitué son prédécesseur, Habib Bourguiba, avec « un cercle de 35 personnes », quand il prit le pouvoir le 7 novembre 1987.
L’épouse de l’ancien dirigeant désigne surtout un homme, Kamel El Taïef, « connu pour ses accointances avec certains Occidentaux », et décrit comme celui qui a acculé le couple « au pire le 14 janvier ». Puissant conseiller de l’ex-président, il était tombé en disgrâce en 1992, en raison de la haine qu’il vouait à sa femme. Homme d’influence, il serait à l’origine de la réputation de plus en plus sulfureuse acquise par l’ancienne famille régnante au fil des années.
L’ANCIEN MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES FONDE SON PARTI
Une réputation que tente de corriger sans convaincre Leïla Trabelsi. L’épouse veut réhabiliter son image, conteste tout, cite les bonnes relations avec Nicolas Sarkozy qui ne « refusait pas les produits du terroir qu’on lui faisait parvenir », se décrivant jusqu’à l’écœurement, comme une âme simple et charitable. Tout au plus confesse-t-elle quelques égarements de sa famille, accusée d’avoir spolié le pays.
« Parmi les miens, quelques-uns ont exagéré, souvent les plus jeunes qui se laissaient aller à leur appétit de profit », dit-elle, avouant cependant : « Nous avons été le talon d’Achille du président. » Mais comme on ne se refait pas, elle menace aussi « les usurpateurs actuels du pouvoir, dont Ben Ali connaît parfaitement les dossiers « .
On prêtait au palais de Carthage le dessein de remplacer à la tête du pouvoir le mari par sa femme. Leïla Ben Ali nie. « Ben Ali avait l’idée, effectivement, de préparer un successeur. Il l’avait même trouvé et persuadé que c’était l’homme de la situation, le préparait à la fonction suprême, en plein accord avec lui. Ce dauphin n’est autre que son dernier ministre des affaires étrangères, Kamel Morjane. »
C’est lui qui a fait parvenir leurs passeports au couple réfugié en Arabie saoudite. Toujours ministre dans le premier gouvernement de transition après la révolution, contraint de le quitter sous la pression de la rue, l’homme, interdit de se présenter aux élections constituantes d’octobre 2011, a fondé un nouveau parti. Il hérite de ce dernier cadeau des Ben Ali.
Presse complotiste (Isabelle Mandraud, Le Monde, 21 juin 2012)