Barack Obama et la guerre des drones
Chaque mardi, Barack Obama préside à la Maison Blanche une réunion où est arrêtée la liste des membres d’Al-Qaida à « éliminer ». L’information a été donnée le 29 mai par deux journalistes du New York Times, Jo Becker et Scott Shane. La Maison Blanche n’a pas démenti. Des journaux comme le quotidien Washington Post ou l’hebdomadaire Newsweek ont apporté des précisions.
La gauche de la gauche s’interroge : le président dispose-t-il d’un permis de tuer ? La droite et le centre — les républicains et une bonne partie des démocrates — évoquent les nécessités de la lutte contre le terrorisme (Le Monde du 16 juin).
Vieux débat à Washington, où l’on rappelle quelques précédents célèbres. Au tout début des années 1960, John F. Kennedy ne peut pas ne pas connaître à l’avance les plans les plus divers, et les plus farfelus, imaginés par la CIA pour tuer le Cubain Fidel Castro. Pas plus que son successeur, le président Lyndon Johnson, n’ignore que la campagne anti-insurrectionnelle — l’opération « Phoenix » — menée au Sud-Vietnam par la même CIA comporte une série d’assassinats ciblés.
Quand il arrive à la Maison Blanche, en janvier 2009, le démocrate Obama dénonce le concept bushien de « guerre contre le terrorisme ». Il est sceptique sur la réponse apportée aux attentats perpétrés par Al-Qaida aux États-Unis en septembre 2001. Il ne croit pas que les deux guerres d’occupation menées en Afghanistan et en Irak soient de nature à porter un coup fatal au terrorisme islamiste. Il s’emploie à retirer ses troupes d’Irak, puis d’Afghanistan. Mais il garde un programme hérité de son prédécesseur, George W. Bush : l’utilisation de drones pour assassiner tel ou tel responsable d’Al-Qaida repéré à l’étranger, au Pakistan notamment.
Le drone est un engin de mort précis et efficace. Moins onéreux qu’un avion avec pilote, lancé depuis les États-Unis ou d’une base à l’étranger, le drone ne met aucune vie américaine en danger. Il peut lâcher une bombe à fragmentation comme tirer un missile ; il est l’arme idéale pour mener une guerre aérienne clandestine. Obama va s’en servir — abondamment.
Le démocrate est confronté au terrorisme djihadiste dès les premiers mois de son mandat : attentats, réussis ou non, menés par les diverses branches d’Al-Qaida et par les talibans ou leurs associés. Le président croit dans les opérations de commando, comme celle qui met fin aux jours d’Oussama Ben Laden ; il est partisan des actions ciblées ; il pense que la lutte contre le terrorisme est d’abord l’affaire des « services ». Le drone sera l’une de ses armes privilégiées. Il étend considérablement le programme mis en place par l’administration précédente. Au fil des bourgeonnements d’Al-Qaida, il multiplie les frappes, au Pakistan, mais aussi en Somalie et au Yémen.
À la vidéoconférence des mardis de la Maison Blanche, qui réunit les patrons de l’énorme appareil antiterroriste américain, Barack Obama « épluche les bios qui lui sont soumises » : militants djihadistes dans leurs camps d’entraînement, chefs talibans dans leurs bases arrière pakistanaises, etc. « Il examine lui-même chaque projet de liquidation, écrit le New York Times, il soumet à son feu vert toutes les frappes proposées au Yémen et en Somalie ainsi que celles menées au Pakistan. » Il s’enquiert, avec insistance, des possibles « dommages collatéraux » — les risques pour les « civils ».
Ancien conseiller pour la sécurité nationale du président Obama, le général James Jones dit au New York Times : « Il est arrivé très souvent que nous suspendions une mission au dernier moment simplement parce qu’il y avait du monde autour de la cible. »
L’argumentation stratégique est la même que celle développée au lendemain des attentats de 2001. Face au terrorisme, la dissuasion ne fonctionne pas, le containment — tenir l’adversaire en respect — non plus. Il faut user de la force à titre préventif, frapper avant même d’avoir la preuve tangible qu’on va être attaqué ; frapper sur la base de la dangerosité virtuelle de celui que l’on vise.
L’argumentaire politico-juridique n’a pas changé non plus. L’administration Obama s’en tient à l’autorisation de l’emploi de la force votée par le Congrès en septembre 2001. Elle s’applique à tous les militants d’Al-Qaida où qu’ils soient.
L’équipe Obama assure que les frappes de drones ont décimé les rangs de l’organisation djihadiste, l’empêchant de s’implanter plus avant au Yémen et en Somalie. Mais tous ceux qui dénoncent une guerre secrète, menée hors de tout contrôle politique, dressent un bilan très négatif des « mardis de la terreur ». Pour ciblées qu’elles soient, les frappes de drones ne discriminent guère. Elles font des dizaines de victimes civiles — femmes, enfants, etc. Elles suscitent des actes de revanche. Elles nourrissent un antiaméricanisme exacerbé dans les pays les plus touchés, là où Obama, précisément, voulait changer l’image de l’Amérique. Elles ont radicalisé et gagné à la cause du djihad des régions et des tribus entières.
« Un président juriste sélectionne personnellement les personnes qui doivent être assassinées, s’indigne le commentateur William Pfaff, quelles qu’elles soient, où qu’elles soient (…), indifférent à la loi internationale, à la souveraineté des nations (…), à toute procédure légale, à la Constitution des États-Unis et à la morale commune. »
Conseiller antiterrorisme du président, John Brennan, vingt-cinq ans de CIA, prend sa défense : « Ces opérations (…), c’est la solution de dernier recours (…) ; le président veut s’assurer que nous passions méticuleusement en revue un certain nombre de points — l’impossibilité de capturer l’individu, le degré de fiabilité des renseignements, l’imminence de la menace. »
Dans son édition du 4 juin, Newsweek plaide en faveur du président. Thèse de l’hebdomadaire : c’est parce qu’il est un homme de conscience qu’Obama, diplômé de droit constitutionnel, ex-président de la Harvard Law Review, refuse de donner un feu vert général à une campagne de bombardements antiterroristes et entend endosser seul la responsabilité de décisions prises au cas par cas.
Plutôt convaincant ?
Presse terroriste (Alain Frachon, LeMonde.fr, 14 juin 2012)