[« Antiterrorisme », la méthode italienne (8)] De la lutte armée et de quelques imbéciles

De la lutte armée et de quelques imbéciles

Dans notre pays, la situation politique et sociale montre des signes évidents de régression autoritaire à l’échelle globale. Le déploiement des politiques disciplinaires en réponse à des questions sociales est un signe que le temps du compromis, de la démocratie sociale est passé. Nous pourrions avoir à envisager le risque qu’on nous impose des régimes extrêmement autoritaires. La criminalisation des mouvements sociaux et des anarchistes prépare le terrain pour de nouveau appareils répressifs : de nouvelles lois, de nouvelles procédures pénales, une torsion de plus en plus forte de la réglementation en vigueur, un contrôle militaire croissant du territoire.

La gestion médiatique immédiate du monstrueux attentat de Brindisi [Le 19 mai 2012 un attentat à la bombe a tué une élève et en a blessé cinq autres devant un lycée de la ville] en dit long sur les intentions de l’oligarchie au pouvoir. Un acte lâche, de terreur aveugle contre des jeunes femmes, un acte antisocial et criminel, est tranquillement assimilé à un épisode de lutte armée, peut-être avec une origine grecque ou mafieuse, dont l’objectif évident est de réaliser l’unité dans la défense de l’État, une unité que nous avons vue à l’œuvre dans les années de solidarité nationale, des lois spéciales, de la régression sociale et culturelle du pays.

Même l’attentat qui a blessé le patron d’Ansaldo [Ansaldo Nucleare S.p.A. est une entreprise italienne qui opère dans le secteur du nucléaire, réalisant des centrales nucléaires de troisième génération refroidies à l’eau. Roberto Adinolfi, l’administrateur délégué de l’entreprise, a été blessé d’une balle dans la jambe à Gênes le 7 mai 2012. Les Italiens ont inventé le mot « jambiser » (gambizzare) pour désigner cette pratique qui remonte aux brigades rouges dans les années 70-80.] et sa revendication envoyée au Corriere della Sera par le noyau « Olga » de la FAI « informelle » démontre à quel point action et communication sont étroitement liés et confondus dans un jeu de miroirs infini et déformant. Il convient d’observer attentivement pour bien en comprendre la trame intime. Les médias, les mêmes qui minimisent depuis toujours la férocité de la guerre que l’armée italienne mène en Afghanistan, ont tiré à boulets rouges contre le mouvement anarchiste, ce mouvement qui ne se soustrait pas aux luttes sociales, qui est en première ligne des mouvements de protection de l’environnement, contre la guerre et le militarisme, contre les lois racistes et les politiques sécuritaires dans notre pays.

Journaux, radio et télévision, qui tout d’abord n’ont pas haussé le ton, se déchaînent après la revendication. Dans ces crises, on cherche toujours des boucs émissaires sur lesquels diriger l’attention de l’opinion dite publique. De même qu’ils ont réussi pendant les années 80 à vider de sens et de contenu la richesse des mouvements de la décennie précédente, en leur attribuant à tous, indistinctement, la responsabilité de la lutte armée, faisant de chaque brin d’herbe un faisceau, faisant pleuvoir les condamnations à la prison, provoquant des divisions et des oppositions ; de même aujourd’hui il y a ceux qui entendent dépoussiérer les vieux outils de la criminalisation préventive.

En outre, la situation pour les gouvernements et les patrons n’est pas facile : ils doivent faire digérer des mesures de plus en plus indigestes, et s’installe chez eux la peur croissante d’une révolte sociale. La blessure d’Adinolfi a été attrapée au vol pour relancer, après les différentes indications des services secrets sur le « danger anarcho-insurrectionnaliste », le prétexte de la menace terroriste d’origine anarchiste, en la reliant au mécontentement social grandissant, au mouvement NoTav [« Non au train à grande vitesse »] et, en général, à toute forme d’opposition sociale.

Si telle est l’opération en cours, il est clair que nous devons toujours attendre de nouvelles opérations de répression. Dans une situation où l’agression contre la qualité de vie de la population s’intensifie, en particulier dans le domaine de l’emploi dépendant, de la précarité, du petit artisanat et du commerce, et où nous aurions besoin de la pleine participation, de toute l’intelligence et de toute la capacité à organiser des réponses collectives incisives, à promouvoir des luttes, à développer des initiatives de solidarité sociale, à donner de l’oxygène aux formes autogestionnaires de réponse concrète à la crise, il apparaît inévitable qu’il faille se mesurer à ceux qui pensent qu’un groupe, une organisation dure, combattante, clandestine, puisse obtenir des résultats efficaces, avec ceux qui pensent qu’ils ont la réponse dans la poche — comme le groupe qui a réalisé l’attentat contre le dirigeant d’Ansaldo nucléaire revendiquant son appartenance à la Fédération anarchiste informelle. Surtout si l’emphase médiatique avec laquelle ces actions sont signalées est cohérente avec l’implication de l’ensemble du mouvement anarchiste dans un processus de criminalisation générale, qui a pesamment investi même la Fédération anarchiste italienne.

Ce n’est pas par hasard que le texte du noyau « Olga » ait été publié intégralement par le Corriere della Sera, qui décida de cette manière de servir de mégaphone à la FA Informelle. On se demande pourquoi. La réponse n’est pas difficile. Le communiqué de presse, après les quelques premières lignes sur la question nucléaire, est consacré à la propagande : une bonne partie de ce document est une violente attaque contre le mouvement anarchiste dans ses nombreuses composantes.

Tous les quotidiens, les journaux télévisés consacrèrent un large espace à un texte qui affirme qu’une grande partie du mouvement anarchiste fait de l’anarchisme « idéologique et cynique, vidé tout souffle de vie ».

Mais ce n’est pas tout. Selon les « informels », les anarchistes impliqués dans les luttes sociales « travailleraient pour le renforcement de la démocratie ». C’est-à-dire pour le maintien de l’ordre hiérarchique. Le lecteur a l’impression que le but réel de l’action n’était pas tant une mise en garde aux seigneurs de l’atome, que d’obtenir l’audience adaptée pour faire savoir à tous leur opinion sur le mouvement anarchiste.

L’action des anarchistes est décrite comme une simple activité ludique, consistant à « écouter de la musique alternative » tandis que le « nouvel anarchisme » naît avec le fait de « prendre le pistolet », du choix de la « lutte armée ».

Le moyen occulte à tel point la fin que les super-héros de bande dessinée, qui n’aiment pas « la rhétorique violente » mais qui, avec plaisir, ont « armé » leurs propres mains, ne se rendent pas compte que, dans notre pays, le nucléaire est actuellement sorti de la scène grâce aux luttes et aux mouvements populaires. L’action directe, sans délégation, concrète et capable de démontrer que nous pouvons prendre en main notre destin, lutter contre les géants de l’atome et les vaincre, comme à Scanzano Jonico [Le 23 novembre 2003 des dizaines de milliers de personnes manifestèrent contre la décision de créer à Scanzano Jonico, dans le Sud du pays, le premier site de déchets nucléaires du pays] et avec le blocage des transports nucléaires entre l’Italie et la France, où les anarchistes étaient en première ligne.

Tous les jours, les anarchistes participent aux luttes pour la défense du territoire et pour l’auto-gouvernement, contre les patrons, pour la réalisation de l’autonomie des travailleurs par rapport à l’esclavage salarié, contre la guerre, la production militaire, pour une société sans armée et sans frontière, contre le racisme, le sexisme, la guerre contre les pauvres et contre les femmes. Les anarchistes, qui subissent l’exploitation et l’oppression comme tout le monde aux côtés des autres exploités et opprimés, luttent contre l’État et le capitalisme pour créer les conditions pour les abattre, dans le but de briser à la fois l’ordre matériel et symbolique, sachant qu’il ne suffit pas de détruire mais qu’il faut savoir construire. Construire sans crainte que la maison soit démolie, sachant que tout espace libéré, même pour quelques instants, devient un lieu d’expérimentation où nombreux sont ceux qui savoureront le goût d’une liberté qui n’est pas abstraction poétique mais concrète édification d’un environnement politique non étatique.

Actions qui préfigurent à partir de maintenant les relations politiques et sociales différentes, qui ne se limitent pas au « rêve d’une humanité libre de l’esclavage » parce que le chemin de la liberté n’est pas un « rêve », mais le pari quotidien au sein des réalités sociales dans lesquelles nous sommes forcés de vivre et que nous voulons contribuer à changer. Pas seuls. Jamais seuls, parce que l’humanité est composée de personnes de chair et d’os, parce que agir au nom d’une « l’humanité » abstraite est typique des États, des religions, même du capitalisme qui promet sans tenir le bien être et le bonheur. Pas celui des anarchistes. La pratique de la liberté par la liberté peut être contagieuse, mais on ne peut certainement pas l’imposer.

Les rédacteurs du communiqué de presse ont horreur du « consensus » et cherchent la « complicité ». Ils se fichent de la fin et ne pensent qu’au moyen, renonçant de fait à toute perspective de révolution sociale anarchiste. Leur langage et leur pratique sont un cocktail de pratique avant-gardiste et de rhétorique esthétisante. Il était inévitable que les médias leur donnent un large espace, en suivant des lignes d’interprétation parfois déviées, parfois entremêlés. La plupart des médias ont concocté des théorèmes afin de relier les luttes sociales et la FAI informelle dans une relation quasi symbiotique. Les anarchistes sont serrés dans un étau interprétatif : d’un côté ils sont décrits comme des « terroristes » ou comme leurs fans, de l’autre comme des bureaucrates inoffensifs.

Un étau qui sera probablement apprécié par ceux qui se complaisent dans le geste, qui s’assouvissent dans une extase existentielle dans laquelle la lueur d’un instant compense la grisaille de la vie quotidienne passée dans le silence et l’attente d’une autre occasion de faire monter l’adrénaline. « Aussi fugace que soit cette lueur — écrivent-ils — la qualité de la vie en sera à jamais enrichie. » Entre un colis postal et une balle dans les jambes, ils pourront lézarder dans la gloire de papier que les médias payés par les patrons et par les partis voudront leur offrir.

Au-delà de l’usage médiatique de l’attentat contre le patron d’Adinolfi, reste le fait politique de la récurrence d’un avant-gardisme armé qui, outre les séductions sémantiques, décalque une parabole de petit parti autoritaire, qui se berce de l’illusion de pouvoir s’ériger en guide de ceux qui jugent intolérable le monde dans lequel nous vivons. N’est pas une coïncidence si au procès des soi-disantes « nouvelles BR » [Brigades rouges], des personnes se situant loin de l’anarchisme ont manifesté leur enthousiasme pour l’attentat de Gênes. C’est l’apothéose du moyen, qui ne se soucie pas de la fin. Une sorte de transversalité de l’action comble la distance apparente des projets.

En réalité, cette distance se dissout alors même que cette pratique se développe en opposition aux luttes sociales, inévitablement contraintes à ce que le noyau « Olga » appelle le « cittadinismo ». Avec ce terme, ils stigmatisent les luttes populaires qui, ces dernières années, avec une radicalité organisatrice croissante, ont à maintes reprises mis en difficulté les gouvernements qui se sont succédé, portant atteinte aux intérêts des grandes entreprises et inaugurant des pratiques de participation certes pas anarchistes, mais certainement loin de la triste habitude de délégation électorale en blanc.

Que reste-t-il en dehors des luttes sociales ? Le parti, rien d’autre que le parti. Ce n’est pas une coïncidence si les partisans de la Fédération informelle se soient dotés d’un sigle fourre-tout, réduisant le chemin de l’affinité à la pratique d’actes de violence. Faisons abstraction du fait banal — même s’il est grave — que de cette manière on fournit un prétexte à d’innombrables actions répressives fondées sur l’association de malfaiteurs. Nous allons au-delà même du risque évident qu’un jour ou l’autre l’État ou les fascistes puissent utiliser le sigle pour leurs objectifs propres, en utilisant le prétexte qui leur sera naïvement offert. Si l’issue est le parti, l’organisation qui agit là où d’autres n’agiraient pas, l’organisation qui entre en conflit privé avec l’État et les patrons, alors cette issue mène directement hors de l’anarchisme. L’anarchisme ne s’impose pas, il se propose.

Chaque jour, jour après jour, dans l’espoir qui nous fait agir concrètement parce que les exploités, s’ils le souhaitent, peuvent créer les conditions pour se passer de ceux qui les exploitent, parce que les opprimés, s’ils le veulent, peuvent lutter pour se libérer de ceux qui les oppriment. C’est une question de pratique, de gymnastique de la révolution, d’expérimentation du possible et du désirable, de mise en jeu quotidienne. Dans l’extase de super-homme du geste qui plaît, ils écrivent avec mépris que pour les anarchistes sociaux, « la seule boussole est le code pénal ». Ils écrivent « quel que soit le coût » : les anarchistes, le prix, ils le paient chaque jour. Oui, mais face aux tribunaux, ce n’est pas une fanfaronnade ni une plainte, lorsqu’on nous présente la note pour les luttes auxquelles nous participons.

Les auteurs du communiqué utilisent le terme de « fédération » mais réduisent le fédéralisme à la relation intangible entre ceux qui se reconnaissent dans le pistolet qui tire ou dans le colis qui explose, et non pas le désir de construire un cadre de relations qui s’emploie à conjuguer liberté et organisation. Les détracteurs de l’anarchisme affirment qu’il est impossible de combiner la liberté et l’organisation, l’anarchie et l’organisation, parce qu’ils identifient l’organisation avec la hiérarchie, avec l’État, avec l’imposition violente d’un ordre social qui limite la liberté et transforme l’égalité en un squelette formel sans base matérielle. Les partisans de la démocratie parlementaire estiment que la liberté doit être limitée, parce que, au-delà de la rhétorique sur le pouvoir du peuple, ils ne voient pas la liberté comme la marque distinctive de l’humanité qui s’émancipe de la soumission à un ordre hiérarchique, mais comme un danger à contenir.

Pour les démocrates, le seul moyen de régler les conflits, la jungle sociale, c’est une imposition violente des règles établies en vertu du principe de la majorité. Les porte-parole du noyau « Olga » adoptent la jungle sociale avec laquelle les États justifient leur existence, comme un prétexte pour agir pour le plaisir d’agir, une action qui refuse avec dédain toute réflexion sur l’éthique de la responsabilité, sur la nécessité morale et politique de construire des voies que tout le monde puisse et veuille emprunter. Un agir qui se suffise à lui-même, sans aucune attention pour ceux sans lesquels, que cela plaise ou non, on fait une guerre privée à l’État, et non pas la révolution.

Dans leur article, ils proclament « le plaisir d’avoir pleinement réalisé et d’avoir vécu ici et aujourd’hui “notre” révolution ». De cette manière, la révolution sociale se réduit à une pratique auto-érotique en club privé.

L’anarchisme s’est toujours fondé sur la conscience dans le choix des actions et des objectifs, et sur la responsabilité personnelle dans leur accomplissement : il se réfère toujours à la conscience des individus et à l’interprétation du moment historique dans lequel ils vivent. L’efficacité de l’action directe n’est pas exprimée par le degré de violence qu’elle contient, mais plutôt sur la capacité à identifier une route praticable par tous, à construire une force collective en mesure de réduire la violence au plus petit niveau possible au sein du processus de transformation révolutionnaire. La violence érigée en système engendre l’État.

Le pari des anarchistes organisateurs est de construire des cadres de relations politiques et sociales qui, par leur existence même, préfigurent des relations sociales libres, où le lien organisateur amplifie la liberté de l’individu. L’anarchisme social n’est imprégné d’aucune prétention qu’il existe la formule définitive pour la société anarchiste, mais il s’interroge, et en s’interrogeant, il tente de pratiquer une relation différente qui vise à la synthèse possible, dans le respect des différences de chacun et chacune. Nous sommes conscients que seule une société homologuée et, par conséquent, intrinsèquement autoritaire sinon totalitaire, peut imaginer d’effacer le conflit des relations sociales : pour cette raison, nous considérons l’anarchie comme un horizon sans cesse en construction, où la révolution sociale qui abolit la propriété privée et élimine le gouvernement est la première étape, et non la dernière, d’un parcours d’expérimentation sociale, qui est le nôtre à partir de maintenant.

Les compagnons et les compagnes de la Fédération anarchiste italienne réunis en congrès le 2 et 3 juin 2012

Traduit de l’italien (Federazione Anarchica Italiana) – A-infos, 12 juin 2012

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