Déjà une semaine de tapage nocturne pour défier la loi 78. Chaque soir, sur ma rue, des nouvelles têtes aux balcons, une poêle à la main, ou une bouilloire, ou un bidon etc. Cette grande messe quotidienne où les fidèles s’appellent eux-mêmes semble s’être établie jusque dans les moindres villages de région. Le bruit, qui assure une présence nettement plus remarquable du mécontentement général, se substitue, pour le meilleur et pour le pire, à tout discours articulé avec des mots, ou avec des pavés. Du coup, ça devient difficile, parfois, pris au milieu de cette ambiance festive, de sentir en quoi ça se distingue d’un simple carnaval. Peut-être avons-nous simplement perdu le sens de ce qu’est un carnaval, par rapport à tous ces festivals et spectacles en plein-air qu’on nous prépare à chaque été. Toujours est-il que depuis une semaine, on ne casse rien d’autre que des cuillers en bois. Changement d’ambiance par rapport aux flammes et au sang de la semaine d’avant. Il faut dire toutefois que ce n’est pas moins impressionnant. Chaque jour, des manifs spontanées qui naissent comme des ruisseaux dans chaque rue pour rejoindre celles d’à côté jusqu’aux torrents des boulevards. Et comme ça dans plusieurs quartiers de la ville. Bien sûr, à Québec et dans les autres villes, l’enthousiasme n’est pas le même, mais reste totalement inédit. Des jeunes de Repentigny, petite banlieue au Nord-Est de Montréal, nous racontaient comment il y a deux jours, après la manif de 20h à 21h, une fois les parents et les vieux rentrés, une soixantaine de jeunes ont passé leur foulard et mis leur capuche pour aller bloquer le pont et la rue principale. Les flics, évidemment, sont toujours débordés et épuisés, mais ils profitent de ces journées de manifs « calmes » pour se refaire une image de bon « collaborateurs » du mouvement. Évidemment, certains font une moins bonne job en termes de relation publique.
Il y a eu encore des arrestations ces derniers jours, soit des petits groupes en fin de manifs, mais rien comme les semaines précédentes. C’est en effet beaucoup plus difficile pour les flics de taper sur des foules qui parfois sont exclusivement non-étudiantes. Et d’autre part, ce débordement tant attendu du mouvement, au moment même où la fatigue et la judiciarisation des grévistes sont à leur comble, donne un répit à ceux qui n’arrivaient pas à s’arrêter. Cette ampleur du mouvement laisse un sentiment très étrange. À la fois, ça donne une impression de force, et que tout peut arriver. Mais en même temps, comme tout ce qui devient massif, ça fait craindre la dilution et les récupérations politiciennes.
Mais ce dont on peut se méfier, c’est que le niveau de confrontation caractéristique du mouvement étudiant, temporairement suspendu, ne puisse revenir sans faire face à des hordes de citoyens mobilisés qui voudraient défendre l’image d’un mouvement qui est désormais aussi le leur. Ce n’est bien sûr qu’un scénario incertain, car il semble tout de même évident qu’à ce point-ci, il y a plus de gens que jamais qui ne pourront pas ne pas être solidaires de ceux contre qui les producteurs d’opinion publique ont lancé leur chasse aux sorcières.
Je dois le dire encore, le mouvement demeure très opaque. C’est réellement un soulèvement massif des « individus ». Un mouvement qui reste très « libéral » au moins jusqu’ici. Déjà, le fait que les facs et les cégeps soient désertés autant que les assemblées générales (depuis que la reconduction de la grève a été votée jusqu’au retrait de la hausse), ça n’a pas favorisé une circulation très intense, ni un niveau de débat très élevé. L’absence de discours critique un peu plus poussé transparaît dans la quasi-absence (réelle ou visible) de publications propres au mouvement, et dans la platitude des slogans qu’on entend en manif ou qu’on voit sur les bannières. Tout reste très dispersé. Est-ce un symptôme de l’ère facebook ? Il y a certainement tout un paquet de trucs qui passent là-dessus (c’est comme ça qu’ont commencé les cacerolazos), mais il reste que ce type de circulation et de communication tend à éviter certaines formes de rencontres et d’engagement. Ça change la texture de la situation, des rapports au sein du mouvement.
Maintenant, depuis le soulèvement des casseroles, c’est autre chose qui se trame. La communication passe par la résonance et les gens se voient. Des voisins découvrent leurs existences réciproques. Au milieu de tout ça, la volonté d’élargir le mouvement, d’en faire un vrai mouvement anti-gouvernement (comme en Argentine etc.) ou en tout cas de ne pas perdre l’opportunité de construire quelque chose de plus solide et durable, a mené à l’organisation d’assemblées de quartier un peu partout. En fait, les gens se sont rendus vite compte que malgré tout ce « get together » dans la rue, c’est très dur de parler par-dessus le joyeux vacarme. Mais chaque soir, de bouche à oreille, parfois avec des tracts ou des affiches, la rumeur se répand vite dans le quartier. Ça a été très facile d’inviter les gens aux assemblées. Tout le monde est content que ça existe, qu’on les y invite. La première a eu lieu dans la Petite Patrie, samedi passé, et une autre à Hochelaga. Des comités sont créés, etc., et on sait pas trop ce que ça va donner, mais des rencontres se produisent, et ça change l’ambiance générale. Ça décentre le mouvement par rapport aux assos étudiantes et ça permet des mises en commun de certaines pratiques. Par exemple, les gens du nord de la ville se sont organisés pour avoir toujours des gens qui peuvent accueillir où donner des lifts à ceux qui sortent du C.O. Nord (le comico central du nord de la ville) en pleine nuit. Etc. etc.
Ce truc là, d’auto-organisation locale, ça permet aussi d’autres rapports avec les nationalistes/indépendantistes québécois qu’on voit réapparaître à la faveur de ce mouvement anti-Charest. C’est plus facile de parler d’une autonomie contre toute forme d’État quand on se retrouve concrètement à la construire ensemble dans la rue. Mais ça reste TRÈS dur de sentir si quelque chose peut vraiment sortir de tout ça, de ces assemblées, des manifs spontanées chaque soir… Ça reste très dur de sentir ce qui anime vraiment le mouvement, de sentir les devenirs qui l’habitent et le travaillent.
En ce moment même, alors que tous les médias portent l’attention sur les négociations en cours à Québec entre les « leaders étudiants » et le gouvernement, le mouvement commence déjà à regarder ailleurs, vers ces assemblées naissantes.
À ce point-ci, on ne peut pas vraiment croire à une continuité forte du mouvement si les étudiants décident de lâcher, de négocier, mais pour l’instant, ce n’est pas près d’arriver. Néanmoins, malgré la participation massive du « peuple », malgré le fait que la loi 78 ça touche tout le monde, ça reste avant tout un mouvement populaire de soutien aux étudiants. C’est aussi cette ambiguïté que laisse entendre le nouveau slogan phare de la semaine : « la grève est étudiante, la lutte est populaire ». Il ne manque pourtant pas de prétextes pour que tout s’aggrave. Les grévistes des chemins de fer du CP viennent aussi de se faire passer une loi spéciale les obligeant le retour au travail, Harper qui vient de couper dans les retraites, l’assurance-chômage et passer plein de lois sécuritaires, etc., mais dans le reste du Canada, on reste immobile. D’ailleurs, on dirait que la « crise » québécoise est mieux couverte par Aljazeera, les médias européens ou même latino-américains que par la presse anglo-canadienne.
Ce n’est pas près de finir
Il semble assez clair que les négociations en cours ne sont que de la frime. Tout le monde est là pour gagner du temps et un peu d’autorité sur la situation. Mais personne ne cèdera sur ses conditions minimales. Charest y cherche l’occasion de démontrer sa bonne foi avant de déclencher des élections. Si les négos échouent (et rien ne permet de croire qu’elles puissent aboutir), c’est très probablement vers cela qu’on s’en va. Des élections qui coïncideraient avec le retour prévu en classe, espérant faire passer pour inutile une grève avant la constitution d’un nouveau gouvernement. Mais Charest est dans les patates, et il est improbable que le retour en classe puisse vraiment avoir lieu à la mi-août, comme le prévoit la loi spéciale. Le mouvement contient plus de détermination que jamais à affronter les injonctions et les lois spéciales, et les plans de retour en classe forcés risquent tout simplement de foutre en l’air la session d’automne elle aussi.
Et le maire de Montréal, lui non plus n’a pas fini de pleurer. Il ne peut déjà plus dormir et il a peur pour son Grand Prix, ses beaux festivals et ses touristes. Encore une fois, il a réussi à se faire humilier publiquement, dans les murs de l’hôtel de ville, pour mieux prouver sa trempe de démocrate (selon lui) ou combien il reste un estie de cave.
En cas d’élections à l’automne, PLQ ou PQ risquent de rentrer minoritaires, ce qui veut dire dans tous les cas une instabilité prolongée (yes sir !). Si le PLQ revient, malgré tout ça, et minoritaire en plus, peut-être que le discours « démocratiste » pourra être dépassé un peu plus. Devant une mobilisation sans précédent de juristes et d’avocats contre la loi spéciale, sans parler des inquiétudes qu’elle suscite jusqu’à l’ONU, le ministre de la justice (Jean-Marc Fournier, ministre de l’éducation en 2005) persiste à dire que le retrait de la loi 78 ne fera que ramener le trouble sur les campus. Il finira bien par voir que s’il ne l’abroge pas, le chaos peut se répandre partout.
On le souhaite.
Sans-titre-diffusion, 31 mai 2012