Le journaliste François Ruffin défend les ouvriers d’une usine chimique dont la production cancérigène est fermement condamnée par le groupe anti-industriel Pièces et main-d’œuvre. Alors, forcément, y a débat. CQFD a enfilé son bleu pour participer…
Les 4 et 5 avril, sur France-Inter, le camarade journaliste François Ruffin donnait la parole à des salariés d’Arkema en lutte contre le rachat du « Pôle vinylique » de leur boîte de Saint-Fons (Rhône) par un financier américain. D’autres camarades, ceux du « groupe » grenoblois Pièces et main-d’œuvre (PMO), ont protesté énergiquement contre ce reportage complaisant vis-à-vis d’une entreprise fabriquant du PVC, un produit hautement cancérigène. Les ouvriers doivent arrêter de produire ce poison, avancent les amis grenoblois. La question exige une réponse stratégique, réplique François Ruffin. Leur duel épistolaire amène à s’interroger : qu’est-ce qui peut pousser un individu à produire de la merde ? L’amour de la merde bien faite ? Ou de bêtes contingences matérielles ?
Conditions de travail violentes, assujettissement des fournisseurs, commercialisation de produits issus de l’industrie agroalimentaire, diffusion de marchandises surabondantes fabriquées par des salariés effectuant un travail sans intérêt… Depuis plusieurs années, Magali est caissière dans un supermarché. « Non, je n’ai aucune passion pour l’alimentaire ! J’ai trouvé ce boulot et je l’ai pris. Mon travail consiste à passer des objets devant le scanner, à raison de 35 heures par semaine. Souvent, quand je suis au boulot, je me dis : fais tes heures, rentre chez toi, et on n’en parle plus. Ce n’était pas mon projet, de travailler ici, j’ai fait ça par défaut. J’ai fait des études de langues, puis j’ai eu des enfants. Évidemment, j’aimerais faire quelque chose qui me plaise. »
Pourvoyeur d’une alimentation nocive, stratège en captation de publics accros, vecteur d’innombrables troubles de la santé, propagandiste d’une standardisation des goûts… Sandra, elle, travaille depuis dix ans dans un fast-food. « Quand mon mari est tombé malade, j’ai dû trouver du boulot. Au départ, j’ai travaillé comme équipière de jour et de nuit, puis on m’a proposé d’être hôtesse. Enfin, on m’a demandé de faire plusieurs tâches à la fois, mais sans être rémunérée davantage. Moi, je n’emmène pas mes enfants y manger. Je préfère leur faire quelque chose de plus équilibré. Le soir quand je rentre, je suis crevée, je n’ai plus de force. Mais je le fais pour nourrir mes petits, et aussi pour faire partie de la société. »
Ce ne sont que deux témoignages. Mais, existent-ils, les salariés qui ont un jour rêvé de s’abîmer l’existence en fabriquant des produits destinés à pourrir celle de leurs semblables ? La défense de l’emploi coûte que coûte appartient clairement au discours syndical. Mais l’ennui, voire le dégoût, engendrés par les tâches auxquelles soumet le salariat ne se dit qu’à mots cachés, face au banal effroi de manquer d’argent.
Selon les camarades de PMO, le choix personnel d’être de « ceux qui depuis des décennies font la grève perpétuelle, refusent de plier, d’entrer en usine ou au bureau, de prendre des crédits, de faire 2,1 enfants, d’acheter un pavillon, une bagnole, une télé, des téléphones portables, de revendiquer du “pouvoir d’achat” » [La réponse de François Ruffin] aurait valeur de programme politique auquel tous et toutes doivent se rallier sous peine d’être désignés comme acteurs d’un système mortifère. Ici, exigence d’airain, et là, soumission boueuse ?
Face à cela, reste que la « paix sociale » dont rêvent les puissants n’est pas définitivement acquise. Et que, en tant qu’opprimés, grévistes perpétuels ou salariés aliénés, on fait partie du même monde.
Gilles Lucas – CQFD n° 100, mai 2012