L’autre source du printemps arabe
Youssef Courbage a du jarret. À soixante ans passés, avec une espèce de précipitation lente, il traverse Paris à vélo tous les jours et dans tous les sens. Quand il en descend, sa démarche souple et chaloupée se prolonge dans un sourire par en dessous tout à fait charmant. Issu d’une famille chrétienne de Syrie, ce démographe est à l’exact opposé d’un régime de Damas dont il décrit les horreurs avec une douceur levantine désolée. À l’Institut national d’études démographiques (INED), il est l’un des seuls à avoir consacré sa vie à l’étude du monde arabe et musulman. Il observe et interprète ce qui se passe — en particulier le Printemps arabe et ce qui l’a rendu possible — avec la grille du temps long et des évolutions profondes. À l’âge de la retraite révolu, il continue d’occuper son bureau à l’INED et passe son temps à voyager de Varsovie à Amman, de Londres à Casablanca, pour raconter en tous lieux une histoire éclairante — qu’il débite d’une voix morne à force de l’avoir répétée sans presque jamais être entendu : la révolution démocratique du monde arabe était inscrite dans sa démographie.
« Avec l’anthropologue Emmanuel Todd, j’ai écrit Le Rendez-vous des civilisations, un livre dont l’astuce était d’utiliser la démographie, qui est une science rébarbative, pour démontrer qu’il n’existe pas d’homo islamicus ou d’homo arabicus, mais seulement des hommes. Le taux de natalité, de mortalité, le mariage, le divorce, la taille de la famille montrent que les êtres humains convergent, qu’ils vivent au nord ou au sud de la Méditerranée. »
Ça semble évident et même banal, c’est très loin de l’être — cette affirmation prend l’exact contrepied du fameux « choc des civilisations », la thèse du livre de Samuel Huntington à l’invraisemblable succès planétaire. Vendu à des millions d’exemplaires et dans toutes les langues, l’ouvrage soutenait qu’en raison d’une prétendue spécificité démographique musulmane, le clash était inévitable. En un mot : les musulmans font beaucoup (trop) d’enfants, leur population est terriblement jeune et notre bel Occident dépeuplé et vieillissant risque d’être submergé — à moins qu’il ne se défende. La « théorie » a laissé dans l’air un semblant de légitimité justifiant tous les discours d’extrême droite — en particulier celui du pouvoir français — sur l’immigration. Mais cette théorie est fausse. Huntington a simplement habillé d’oripeaux pseudo-scientifiques un racisme ordinaire chargé de fantasmes sur la vigueur sexuelle des barbares.
« Je me suis borné à démontrer très facilement, dit Youssef Courbage, que les différences démographiques sont uniquement fonction des degrés de développement. Là où les populations s’instruisent, elles tendent à avoir beaucoup moins d’enfants ; et là où elles sont largement analphabètes, ce qui est encore le cas en Afrique subsaharienne, les taux de fécondité sont très élevés. Il n’y a aucun mystère là-dessous. En Europe, à partir du XVIIIe-XIXe siècle, souvent sous l’impulsion des clergés, les populations ont commencé à s’instruire — d’abord les garçons puis les filles, avec une vingtaine d’années de retard. Quand la majorité a su lire et écrire, des changements fondamentaux sont intervenus. En Angleterre, le roi Charles Ier a été décapité en 1694, ce qui a donné la loi sociologique qui porte le nom de l’historien Lawrence Stone : “À partir du moment où la population devient majoritairement instruite, elle n’accepte plus le despotisme.” Ce qu’on pourrait traduire par : “Les gens instruits coupent la tête de leur roi.” Lorsqu’une population se scolarise, elle tend à se séculariser mentalement. L’idée de divin n’est alors plus omniprésente, la procréation ne relève plus de l’attribut du ciel mais de la décision individuelle. Et quand une population devient plus laïque et tend à prendre en main sa destinée et sa reproduction, il lui devient difficile de laisser à d’autres son destin politique. En France, la population s’est majoritairement instruite à partir du milieu du XVIIIe siècle. Quelques décennies plus tard, la Révolution française a éclaté, avec les conséquences que l’on sait. »
Ce même chemin, le monde arabe l’a parcouru en accéléré. En France, la moyenne était de 6 enfants par femme avant la Révolution et il a fallu un siècle et demi pour passer aux 2 enfants et quelques d’aujourd’hui. Les pays arabes ont fait ce passage en 40 ans seulement, et la mentalité laïque a gagné les esprits. On a peine à y croire.
« Des capitales arabes, explique Courbage, nous avons souvent des images de gens qui prient dans la rue, et l’on croit que les mosquées n’ont jamais été aussi fréquentées. Mais ces images sont trompeuses. En réalité, le sacré se transforme progressivement en peau de chagrin. Au Maroc, la dernière enquête a montré un fort abandon de la pratique religieuse chez les jeunes, beaucoup plus chez les garçons que chez les filles, celles-ci étant malheureusement plus conservatrices. On en arrive à des données étonnantes, par exemple, la fécondité de la France est aujourd’hui plus élevée que celle de l’Iran, de la Tunisie ou du Liban — toutes communautés confondues, chrétiens et musulmans, chiites, sunnites, aussi bien que maronites. Nous avons sous les yeux un renversement copernicien dont la presse ne parle pas. Ou alors elle le découvre tardivement. Un éditorial du New York Times présentait il y a quelques jours le bouleversement démographique arabe comme un scoop alors que les démographes l’observent et en parlent depuis une trentaine d’années ! »
Le poids des idées reçues est tel qu’on a du mal à croire Youssef Courbage. Il persiste et signe : tous les pays arabes sont concernés, tous sans exception, y compris le plus arriéré, le diplodocus du monde arabe, le Yémen. « Ce pays a toujours un taux de fécondité qui laisse rêveur : 5 enfants par femme, ce qui est énorme. Mais il était à 9 il y a une vingtaine d’années seulement ! Ça veut dire que la natalité s’est effondrée, et l’histoire politique récente du Yémen illustre ce phénomène. La scolarisation de plus en plus forte s’est accompagnée d’une remise en cause des autorités familiales puis politiques. Ils n’ont pas décapité le chef de l’État, Ali Abdallah Saleh, mais ils l’ont exilé, ce qui est tout de même un bon résultat ! Le même phénomène est en œuvre partout, y compris en Arabie saoudite et au Soudan. »
C’est comme avoir soudain de nouvelles lunettes…
Comment apparaît, par exemple, le conflit ancestral qui empoisonne le Proche-Orient depuis un siècle ? Contrairement à ce que l’on croit, la fécondité des Arabes israéliens a beaucoup diminué et continue de baisser, alors que celle des Juifs israéliens augmente. Au terme d’une enquête sur le terrain, Courbage a établi que les positions natalistes n’étaient pas limitées aux juifs ultra-orthodoxes et religieux mais largement partagées : le modèle juif israélien est foncièrement un modèle de famille nombreuse. L’État et les organismes qui le soutiennent, comme l’Agence juive, contribuent à financer cette forte natalité : avoir un enfant coûte cher, à Tel-Aviv comme à Paris.
Quant aux Palestiniens, ils ont connu une très forte fécondité jusqu’à la deuxième Intifada, en 2000, impulsée notamment par la politique. « Yasser Arafat se plaisait à dire que les Palestiniens se devaient d’avoir 12 enfants, raconte Courbage avec un sourire gourmand, 2 pour eux-mêmes et 10 pour la cause… Mais les Palestiniens du début du XXIe siècle sont devenus individualistes et ce genre de discours ne les impressionne plus. Je me suis rendu à plusieurs reprises en Palestine et j’ai réalisé l’abîme qui existe entre les idéaux et les réalités quotidiennes. Le taux de fécondité s’est effondré. Aujourd’hui, il n’est plus que de 3,6 enfants par femme — ce qui reste beaucoup —, mais comparé au taux de 8 enfants qui avait cours au moment de la première Intifada, en 1987, le progrès est gigantesque. D’ici à 7 ou 8 ans, les démographies israélienne et palestinienne convergeront. On n’imagine pas les conséquences ! »
Et la Syrie ? La démographie peut-elle éclairer quelque chose de cette société qui essaye à toute force d’accoucher d’un changement et de ce régime qui ‘entend coûte que coûte l’en empêcher ? « C’est un cas fascinant, dit Courbage dont l’œil s’allume parce qu’il s’agit de son pays d’origine. La Syrie connaît un régime à deux vitesses. D’un côté, il y a les minorités — chrétiens, druzes, ismaéliens, chiites, yazidis, et surtout alaouites au pouvoir — qui représentent environ 25% de la population. Ceux-là ont une démographie de type européen : ils font peu d’enfants, 2,1 par femme, encore moins chez les Druzes. De l’autre côté, les sunnites, majoritaires, font 2,5 fois plus d’enfants — sauf ceux de Damas qui sont un cas particulier. Alep, par exemple, ma ville natale, est réputée pour sa très forte natalité. Pourquoi ? D’abord en raison du retard socioéconomique des sunnites. Depuis que le parti Baas, dominé par les alaouites, a pris le pouvoir en 1963, l’État a tout fait pour avantager les régions habitées par les minorités. Par exemple, les régions de Lattaquié, Banias ou Tartous sont beaucoup plus électrifiées, elles reçoivent plus d’eau potable, connaissent un taux de scolarisation bien supérieur et une mortalité infantile plus basse que la Syrie sunnite d’Alep, Deir Ez-Zor, Raqqa, Deraa, toutes ces régions dont on parle beaucoup dans le soulèvement actuel. On pourrait se demander pourquoi le pouvoir minoritaire n’a pas essayé de couper les ailes de cette croissance démographique sunnite. Il ne pouvait pas le faire — à moins de recourir à des génocides intérieurs, des stérilisations forcées, ce genre de méthodes… Et pourquoi y a-t-il eu tellement d’enfants tués depuis le début du soulèvement, 500 environ, ce qui est énorme ? Je crois, moi, que c’est en raison d’une terrible rancœur des gens du pouvoir et des shabbihas (leur milice), contre cette “populace” sunnite, ces gosses qui envahissent les rues et “pullulent”. C’est un peu comme Macbeth qui tuait — en y prenant plaisir — les enfants de ses adversaires, alors qu’il était lui-même stérile. Les alaouites ne sont pas stériles mais ils font peu d’enfants. Et ils ont au ventre cette peur de l’envahissement d’une population sunnite plus nombreuse et se reproduisant beaucoup plus vite qu’eux. »
Le pays dont il vient, Youssef Courbage en garde aussi une connaissance sensuelle. Il parle de sa ville d’Alep qui a la réputation de toujours passer entre les gouttes. « Ils sont malins, les Aleppins, plus malins que les Damascains, ils ont une tradition. Alep était le débouché de la route de la soie, ce n’est pas rien ! Les chrétiens d’Alep étaient une puissance, ils avaient la fortune et ils avaient le nombre. Le tiers de la ville était chrétien, des quartiers entiers, les plus beaux, Jdaidé, Aziziyé, ceux qui évoquent Venise. »
Il évoque les alaouites au pouvoir, les membres de cette secte obscure du chiisme qui étaient jadis des parias et qui, devenus puissants, ont dit à la majorité sunnite qui les opprimaient : « Maintenant, c’est à votre tour d’en baver, fils de chiens ! » Il parle de Hama, ville que Hafez el Assad, père de l’actuel président, a écrasé en 1982 en faisant quelque 20’000 morts sous prétexte d’un soulèvement organisé par les Frères musulmans. « Il y avait les Frères, c’est vrai, mais il y avait aussi une revanche de classe des alaouites contre Hama qui les traitait comme des esclaves et pratiquait le droit de cuissage sur leurs filles… C’est la vieille histoire qui se répète du persécuté devenu persécuteur. » Il parle de Homs, colonisée année après année par les alaouites qui s’y sont installés de façon à modifier l’équilibre démographique et accaparer progressivement les activités les plus lucratives. Le bombardement incessant de Homs pendant le soulèvement n’était pas seulement destiné à la punir de sa rébellion, il exprimait aussi une haine dévorante et inextinguible…
Pour ce qui est de l’Égypte, poids lourd du Printemps arabe, on pourrait croire que la révolution initiée par des forces jeunes et laïques a finalement été confisquée par les partis ayant remporté les élections, les Frères musulmans et les salafistes. Aux yeux d’une population longtemps bâillonnée, ces islamistes auraient tiré un bénéfice de la persécution exercée par la dictature militaire qui s’accroche toujours au pouvoir.
Mais Youssef Courbage pense que les partis égyptiens de gauche, tout comme les centristes, les libéraux ou les laïcs n’ont pas été à la hauteur. Ils se sont dispersés dans une série de groupuscules, alors que les Frères musulmans sont organisés depuis cent ans et soutenus par l’Arabie saoudite et le Qatar, tout comme les salafistes d’ailleurs. « Dans toute révolution on est doublé sur sa gauche, dit-il avec un fatalisme souriant. Regardez la Révolution française, Babeuf, Marat… Même le Hamas est doublé à Gaza sur “sa gauche”, si l’on peut dire. Je crois que la pulsion fondamentale de la place Tahrir était laïque, et pas seulement chez les jeunes, dans toute la population. Il faut se rappeler que l’Égypte des années 1950 était plutôt séculière. Mais 8’000’000 de ses citoyens sont partis travailler, au fil des ans, en Arabie, dans les pays du Golfe, en Irak… C’étaient des paysans, ils sont revenus très conservateurs, avec des idées arrêtées sur la famille, le rôle de la femme, le mariage… Les Frères musulmans les ont beaucoup aidés à émigrer, puis à se réinstaller au retour. Ces partis islamiques ont la réputation de s’être opposés silencieusement au régime, mais le pouvoir de Sadate comme celui de Moubarak les a en réalité caressés dans le sens du poil. Il a en particulier laissé aux Frères musulmans le soin de saboter sciemment le planning familial qui leur avait été confié. Car les Frères sont ouvertement natalistes. Ils l’ont annoncé haut et fort à la conférence de la population du Caire en 1994 — où ils avaient d’ailleurs fait alliance avec le Vatican ! On y perd son latin. Le pays compte 85’000’000 d’habitants mais sa surface utile est quatre fois plus grande que celle du Liban, pays qui compte 3’000’000 d’habitants seulement. L’Égypte, pays surpeuplé, pauvre, où l’emploi est rare, où la désertification gagne, est en même temps le pays où la fécondité est l’une des plus élevées du monde arabe ! »
Il reste songeur comme si tout son savoir devenait inutile devant l’énigme du pays des Pharaons. « Il suffit de se promener dans les rues du Caire pour sentir physiquement la surpopulation, on est happé par cette masse. Et personne ne fait rien ! Les meilleurs démographes se sont plantés sur ce pays. Tout le monde pensait que la fécondité allait tomber, mais non. »
Maigre consolation, le modèle démographique n’est pas complètement invalidé pour autant. En Égypte, les femmes de moins de 25 ans ne sont scolarisées qu’à 79 %, alors qu’elles le sont à 99 % au Liban et à plus de 95 % en Arabie saoudite, dans les pays du Golfe, en Iran ou en Turquie. Peut-être que la réduction de cet analphabétisme féminin rapprochera un jour l’exception égyptienne du lot commun.
Autre question : si le Printemps arabe est inscrit dans la démographie, celle-ci peut-elle aussi éclairer l’avenir ? « C’est un peu tôt pour le dire, répond Courbage. L’immolation par le feu de Saïd [sic] Bouazizi n’a même pas un an et demi ! Mais l’élément “crise économique” va être beaucoup plus déterminant que le phénomène “arrivée des islamistes au pouvoir”. La situation sera difficile en raison du contrecoup de la crise économique en Europe, et aussi parce que les processus révolutionnaires ne sont pas spécialement propices aux affaires. De sorte que les nouveaux pouvoirs islamistes auront d’autres chats à fouetter que de mesurer la taille de la barbe des hommes ou la longueur du voile recouvrant la tête des femmes. Je le vois au Maroc où le régime s’est arrangé pour leur refiler les “bâtons merdeux”, comme la santé ou l’éducation. Ils se sont retrouvés embourbés dans des dossiers difficiles, et la prohibition de la consommation d’alcool est devenue le cadet de leur souci. Ils sont trop contents de voir 2,3 millions de touristes débarquer chaque année chez eux plutôt que d’aller en Espagne, en Italie ou en Grèce… J’exclus donc une réaction hyper conservatrice des nouveaux pouvoirs au Maroc, en Tunisie, en Libye, en Égypte et même au Yémen. Je pense qu’ils ne seront pas tentés de faire les malins pour l’instant. »
À force d’écouter Youssef Courbage et son tout-démographique, on en arrive à oublier les fondamentaux, à savoir l’importance des technologies nouvelles dans le soulèvement arabe, télévision satellite, Internet, téléphones portables… Il balaie l’argument d’un revers de la main : « Ce ne sont que des instruments ! Ils auraient été inutiles s’il n’y avait eu, en amont, la scolarisation. Tel est l’élément véritablement déterminant. Si la population n’avait pas appris à lire, si elle n’avait pas fréquenté l’école primaire, elle n’aurait jamais pu utiliser Facebook ou Twitter, elle n’aurait jamais pu renverser les montagnes. »
Sélim Nassib, L’Impossible, n° 2, avril 2012