[Mafiafrique] Comment l’Afrique se paye la présidence française

Comment l’Afrique se paye la présidence française

Il semblerait que depuis peu, en Afrique, on ne serve plus la soupe exactement dans l’ordre habituel. De curieux renversements s’effectuent en effet, dont le moindre n’est pas celui du Portugal, suppliant son ancienne colonie, l’Angola, de lui venir en aide ; ou encore de voir des citoyens européens se repliant sur leurs colonies de jadis pour fuir la crise dans leurs pays, et accepter des jobs sous-payés dans l’arrière-pays africain [Un exemple de ces contes (en anglais)]. Mais il existe une relation bien plus ancienne et plus discrète entre Afrique et Europe qui renverse l’image convenue de leaders africains corrompus par une aide-européenne-sous-conditions. Ce phénomène est celui de la valise (en français dans le texte), système par lequel depuis un demi-siècle les dictatures africaines ont envoyé des millions en France pour corrompre le processus politique européen.

Le premier tour des élections françaises se tiendra le 22 avril prochain. On s’attend que le candidat socialiste François Hollande prenne le dessus sur le président gaulliste sortant Nicolas Sarkozy, sans obtenir toutefois de majorité préparant le décor à une fuite de capitaux en mai.

Toutefois, les électeurs français connaissent le système de la valise, il est donc intéressant d’examiner ce phénomène si bien intégré à la conduite des affaires franco-africaines, et qui semble se répandre encore. Le 5 octobre 2011, le Centre d’Études Françaises et Francophones de la Duke University (Caroline du Nord) organisait un débat intitulé « les colonies rendent la monnaie de la pièce : culture et corruption dans les relations franco-africaines ». Notre article reprend des extraits de ce colloque.

La France post-coloniale, une république « valisière »

Philippe Bernard, ancien correspondant du Monde en Afrique, entama le débat en faisant la remarquer que Robert Bourgi [Né à Dakar, dans une famille libano-française, il fut admis au barreau de Paris. Ancien conseiller de Chirac et Villepin, Sarkozy lui accordera la Légion d’honneur en 2007.], conseiller « non-officiel » de Sarkozy, avait accusé (septembre 2011) son prédécesseur Jacques Chirac et son premier ministre Dominique de Villepin, d’avoir reçu d’énormes pots-de-vin sous la forme de valises remplies d’espèces, pendant la mandature conservatrice de ces derniers (1995-2007), aux fins de financer la campagne de Chirac.

Cinq États d’Afrique de l’Ouest et Centrale étaient concernés — Congo, Burkina Faso, Sénégal, Côte d’Ivoire et Gabon. Dans une interview à Canal+, Bourgi soutenait également que la campagne en 1988 de Jean-Marie le Pen du Front National (extrême-droite) fut en partie financée de la même manière. Chirac, autant que Villepin ont nié les allégations de Bourgi.

Selon la recension par le Telegraph Bourgi, déclarait au Journal du Dimanche qu’il avait personnellement transporté des dizaines de millions de francs chaque année, les montants étant destinés aux courses à la présidence, sous-entendant par-là que le liquide était destiné aux campagnes de Chirac. « J’ai vu Chirac et Villepin compter l’argent devant moi. »

Le même Bourgi soutient qu’il fit passer des billets de la part de 5 présidents africains : Abdoulaye Wade du Sénégal [au pouvoir de 2000-2012] ; Blaise Campaoré du Burkina Faso [1987 à ce jour] ; Laurent Gbagbo de la Côte d’Ivoire [2000-2011] ; Denis Sassou Nguesso du Congo [1997 à ce jour] et Omar Bongo du Gabon [1967-2009], que M. Bourgi appellait « Papa ».

Ensemble, il prétend qu’ils auraient contribué quelques 6,2 million de livres sterling à la campagne gagnée de Chirac en 2002.

Un sixième leader se serait joint au club des donateurs, le président Obiang N’Guema de Guinée équatoriale [1979 à ce jour] avant qu’un Villepin, rendu nerveux ne mette fin au système en 2005. Toujours selon Bourgi.

Ce dernier affirme avoir personnellement fait fonctionner le système pendant 25 ans, en échange duquel les dictateurs africains se voyaient accorder d’immenses réductions de leur dettes envers la France, une fois leur « sponsor » à l’Élysée.

Bernard pense que le système est né de concept de « Françafrique », ce mélange des genres entre intérêts français et africains.

Secret public depuis les libérations africaines des années 60, à partir desquelles des accords furent signés stipulant que la France userait de son influence pour défendre les régimes africains, tandis que ceux-ci donneraient une exclusive à l’ancienne puissance coloniale sur ses matières premières et un droit d’intervention militaire, à l’occasion de menaces contre la sécurité africaine.

Dans les années 80, les gaullistes (opposés alors au gouvernement socialiste de François Mitterand) furent pareillement accusés de toucher un pourcentage des revenus du pétrole gabonais pour financer leurs campagnes — mais sans preuves.

Le professeur Stephen Smith, ancien responsable du bureau Afrique de Libération, et prédécesseur de Bernard au Monde, se souvient des rumeurs disant que « l’argent à destination du bureau du premier ministre étaient dissimulé dans des djembe. Ce bureau ne disposant pas de l’air conditionné, l’imaginer en train de compter son argent en bras de chemise est assez amusant. »

Plus sérieusement, Smith se souvient qu’en 1971, au tout début d’un règne qui ne devait finir qu’en 1993 Félix Houphouët-Boigny, président de Côte d’Ivoire avait fait don de « sacs d’argent » au gouvernement de Georges Pompidou.

Il y avait, dit Smith « une pratique continue, depuis Charles de Gaulle (au pouvoir de 1959 à 1969) à Giscard d’Estaing [1974-1981], jusqu’aux gouvernements libéraux actuels ». Tous soutenus par le système de la valise. « Ce qui revient, de fait, à un État postcolonial informel. »

Il faut se souvenir que cette période — la Ve république — fut créée en 1958 à la suite de la crise qui devait précipiter la France dans la guerre d’Algérie. Nous sommes donc face à un demi-siècle de dictateurs africains, installés et maintenus en poste par la puissance militaire française, qui grâce au pétrole d’Afrique et autres revenus, devait soutenir à son tour, une chaîne de régimes conservateurs en France. Smith note toutefois que le système de la valise à l’œuvre dans les 6 pays mentionnés, était également relayé au moyen d’entreprises françaises présentes dans les anciennes colonies.

Les unes payaient les conservateurs gaullistes, tandis quels autres s’occupaient des socialistes et communistes. Étant donné la position stratégique de la France en Europe, son influence n’étant égalée que par l’Allemagne et la Grande Bretagne, quiconque est en mesure de se payer la présidence française, s’achète de fait également, une énorme part d’influence en Europe.

Les politiques progressistes des deux continents ont été rendues inopérantes par ces tractations secrètes. Smith raconte son premier scoop concernant les pratiques occultes du ténébreux Bourgi, pour Libération en 1995. Il s’agissait d’un papier expliquant la manière dont le dictateur zaïrois Mobutu se vit acquitter de ses dettes, hors de toute procédure. Mobutu « éleva son sceptre et je craignis qu’il ne me frappe avec ! ». Robert Bourgi touchait 600’000 euros de Mobutu, pour éteindre un feu et en gagnait un million supplémentaire pour m’empêcher d’écrire le livre que j’avais en cours. »

« La comptabilité de Bourgi est impeccable, il ne fait affaire qu’en liquide, donc il y a peu de preuves disponibles. » L’argent du pot de vin devait être déposé sur des comptes Sud-africains ou libanais, raconte Smith.

La portée du pouvoir officieux de Bourgi était considérable. Smith raconte que lorsque Sarkozy voulut qu’on le prenne en photo avec Mandela — vieillissant, quasi-reclus et n’accordant que très rarement de photos — il suffit à Bourgi d’appeler « Papa » (Omar Bongo), qui persuada l’ancien président d’Afrique du sud de prendre l’avion pour Paris en 2007.

Élargissement du système de la Valise

Professeur Achille Membe, spécialiste de l’Afrique postcoloniale ajoute que la valise est un système de « corruption mutuelle » qui a « menotté la France comme l’Afrique depuis des décennies ».

« La relation n’est pas seulement corrompue en termes d’argent — il s’agit d’une corruption culturelle qui a émasculé les sociétés civiles africaines en profondeur. Les perspectives sont les suivantes, la France dispose encore de bases militaires sur le continent avec les moyens de dégager un Gbagbo. Mais si elle doit payer le prix fort d’une intervention, elle y réfléchira à deux fois. »

La mainmise de la France sur le continent africain, selon Bernard, commence à être éclipsée (notamment par les États-Unis) [Dans les années 1960, il y avait 20’000 soldats français stationnés en Afrique. Ils sont 5000 aujourd’hui, mais avec une capacité technique largement supérieure. Au Mali, toutefois, qui vient de vivre un coup d’État, la présence étasunienne est significative, tandis que les Français ont indiqué qu’ils n’interviendraient pas comme ils le faisaient par le passé. Sarkozy a rouvert la base militaire en Côte d’Ivoire qui sent largement la naphtaline, mais l’intervention française de 2011 se fit sous mandat de l’Onu.] : ce qui impacte la monnaie francophone (le franc CFA) lié à l’euro en crise, ainsi que les entreprises françaises qui perdent leur exclusivité auprès des régimes africains, à mesure que le FMI reprend les rênes dans de nombreux pays, ou que la Chine, le Brésil et l’Inde déversent leurs investissements sur le continent.

Sarkozy lui, veut mettre un terme à un « réseau d’intermédiaires », tels que Bourgi « agissant comme une diplomatie parallèle ».

Pour Smith, la France gagne plus financièrement de ses relations avec l’Afrique anglophone — Afrique du Sud et Kenya en particulier — qu’il ne le faisait avec ses anciennes colonies, mais il prévient : « on assiste à une multiplication des modèles d’exception à la française : la relation avec la Chine est tout aussi corrompue ; la chasse gardée, le privilège français est devenu mondialisé ».

Membe ajoute que selon lui, le palissement de l’étoile française est surtout au fait que la France elle-même est entrée dans un processus de provincialisation, de conservatisme culturel et de retrait des affaires du monde — et ce, bien que sa langue continue d’être dominante en Afrique, et malgré l’existence d’une diaspora de lettrés africains.

Toujours pour Membe les « révélations de Robert Bourgi », n’en sont pas vraiment en Afrique, où « elles n’ont pas été perçues comme un scandale » en raison du cynisme qui domine lorsqu’on évoque les relations franco-africaines dont on connaît depuis longtemps le déclin progressif.

« La géographie n’est plus centrée sur Paris… les Robert Bourgi sont les derniers spasmes d’un équation morte, à genoux, qui n’est plus historique mais anecdotique. La France va devenir une parenthèse. »

Mais il est n’est pas du tout évident que le système des valises soit terminé, ou qu’il ait perdu sa capacité à influencer l’histoire africaine.

Pour Smith la réputation-même de Sarkozy devint douteuse lorsqu’il barra d’un trait 40% des dettes du Congo et du Gabon, là où Chirac l’avait positionné à 8% seulement. Effectuer des paiements à Sarkozy aurait donc constitué un « bon investissement de la part de leaders africains ». Si Sarkozy aussi est impliqué, la fin de partie jouée par Bourgi et consistant à déballer l’affaire des valises après 25 ans, et affirmant qu’elles se sont arrêtées avec Chirac, ne vise donc pas à salir Chirac. L’homme est mourant et politiquement fini. Il s’agit donc plutôt de menacer Sarkozy tant qu’il est encore président, le forçant à permettre à Bourgi de se retirer en toute quiétude, sans craindre de poursuite, à 67 ans, dans sa demeure nouvellement acquise en Corse.

Les racines du système sont à chercher, selon Smith, dans le fait qu’à l’époque où les Européens sont venus en Afrique, ils se sont « déboutonné » enclenchant cette relation fondée sur la corruption. Mais il faut être deux pour danser le Tango, alors que dire du rôle des leaders africains eux-mêmes ? « Si j’étais à leur place, reconnaît Smith, je continuerai d’investir dans la France. Car l’ONU, le FMI continueront de se tourner vers la France quand il leur faut de l’aide, même si son bras de levier n’est plus aussi efficace. Les choix des présidents africains continuent d’avoir de l’importance. »

Il est clair que le système des valises va perdurer, pour s’élargir sans doute à de nouvelles puissances — USA, Chine, Brésil, Inde et Afrique du Sud — et ironie du sort, le taux de croissance du continent étant de 5,5 %, il est bien possible que la capacité de l’Afrique à influencer et corrompre les affaires du monde… augmente.

Michael Schmidt
(ex-Zabalaza Anarchist Communist Front)
Traduction: Cuervo (AL)
www.anarkismo.net

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