[In memoriam] Police et démocratie directe à Genève au XVIIIe siècle

La police genevoise au XVIIIe siècle travaillait en petite équipe

Marco Cicchini signe un énorme ouvrage. Le lecteur découvre qu’un lieutenant, six auditeurs et des huissiers, aidés par la garnison, arrivaient alors à quadriller la ville.

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« La police de la République, L’ordre public à Genève au XVIIIe siècle », de Marco Cicchini, aux Presses universitaires de Rennes, 410 pages.

« Il s’agissait au départ d’un exercice académique. » Comprenez par là une thèse. Marco Cicchini a adapté son texte pour une publication, éditée à Rennes. « Je ne voulais pas jargonner à l’intention des spécialistes. » N’imaginez pas pour autant que La police de la République, L’ordre public à Genève au XVIIIe siècle soit un ouvrage court et facile. « J’avais accumulé énormément de matériaux en cinq ans de dépouillements d’archives. Il fallait aussi restituer un système dans toute sa complexité. » L’idée était surtout d’éviter de calquer une autre époque sur la nôtre. « Je suis parti des textes sans préalable. » Voilà qui n’empêche pas de demander comment fonctionne la police dans notre ville il y a deux siècles et demi.

Quelles sont les origines de la police, qui entre dans son ère moderne au XVIIIe siècle ?

On parle de police dès l’Antiquité. Il s’agit d’un ensemble de normes permettant de vivre ensemble. S’il existe des règles, il faut les appliquer. Il existe pour cela un personnel étatisé qui ne lui est pas expressément dévolu. À Genève, on trouve des auditeurs dès les années 1530. Le lieutenant se voit ainsi assisté par quatre, puis six personnes.

Que font-ils ensemble ?

Ils administrent la justice civile et jugent en première instance. Ils instruisent les affaires criminelles. Et puis, ils élaborent des règlements qu’il faudra appliquer.

Il y a donc confusion entre les pouvoirs, comme l’a longtemps laissé penser à Genève les mots Département de Justice et Police…

Absolument ! Mais c’est alors partout le cas. Cette équipe agit dans les deux domaines, en intervenant en robe, accompagnée d’huissiers. Au XVIIIe siècle, les auditeurs ne restent que six. Un par quartier. Ces gens n’ont pas d’armes, à part une épée plutôt décorative. Comment se font-ils respecter ? Ils n’ont pour eux que la dignité de leur costume à collerette. Ce qui m’a intéressé, c’est de voir comment ils peuvent progressivement faire appel à la force.

De quelle manière, au fait ?

Grâce à la garnison soldée, qui remplace peu à peu les milices bourgeoises. La troupe prend de l’importance après l’affaire Pierre Fatio, en 1707. Cette première passe d’armes entre l’oligarchie et la classe moyenne des citoyens avait donné la première de vives inquiétudes. À juste titre, d’ailleurs ! Le siècle entier se verra marqué par des tensions politiques. La garnison, composée essentiellement d’étrangers parlant souvent mal le français, est en uniforme depuis 1705. Outre ses exercices militaires, elle sert d’encadrement à la population. Les soldats se voient formés à devenir des subordonnés à la botte des autorités.

Mais revenons aux auditeurs

Ils sont élus. Chaque année deux d’entre eux sur six se voient désignés. Chacun sert donc trois ans. Aucune réélection n’est possible. Pour devenir auditeur, il faut appartenir au Conseil des Deux Cent, qui gère la cité. Ces citoyens suivent ainsi une sorte d’école de gouvernement. Ils se montrent au public, qui les juge. C’est tellement vrai que les auditeurs changent de prérogative, autrement dit de spécialité, et de quartier chaque année. Il existe un tournus.

Quel âge ont-ils ?

La moyenne se situe autour de 35 ans. Ce sont donc des gens ayant déjà eu une activité. Ils se sont formés aux affaires. Ils ont une famille à charge. Mais, après 1730, quand la société s’aristocratise, Genève va connaître une pénurie de vocations. La tâche se voit considérée comme pénible. Il faut tout le temps courir. On vous dérange chez vous, jour et nuit, puisque les commissariats n’existent pas. En plus, dans un monde méprisant le travail manuel, ils ont les mains sales. Ils contrôlent la qualité des marchandises et des vivres. Ils mesurent les poids pour savoir si les commerçants volent ou non leurs clients. Il ne s’agit pas là d’une occupation de gentilhomme. Il faudra utiliser la contrainte. Les récalcitrants à l’honneur de devenir auditeur se verront mis à l’amende. Il leur sera interdit de quitter la ville pendant un an.

Les auditeurs sont-ils payés ?

Oui. Assez bien du reste, même s’il s’agit en principe d’un défraiement. La somme varie entre 1000 et 2000 florins par an. Autant qu’un procureur général. La grande revalorisation se révèle cependant celle de leurs huissiers. Au XVIIe siècle, il s’agit de gueux misérables. Cent ans plus tard, ce sont d’honnêtes salariés fonctionnarisés.

Comment les auditeurs se forment-ils ?

Sur le tas ! On devient auditeur parce qu’on appartient à l’oligarchie. Aucune notion de droit n’est requise au départ. Les anciens vous forment. Bien ou mal. Vous apprenez ainsi, par exemple, à dresser un procès-verbal. Vers 1780, une certaine formalisation se note. Il existe des carnets de notes, servant d’aide-mémoire. Mais il faut appartenir au sérail ! Léonard Bourdillon, l’auditeur que nous connaissons le mieux, n’en est pas issu. Autant dire qu’il ne trouvera personne pour l’aider !

Vous parlez de la ville. Comment les choses se passent-elles à la campagne ?

Cologny ou Sécheron, situés au-delà des fortifications, sont considérés comme appartenant à la ville. Dans les Mandements, comme Satigny ou Jussy, les auditeurs sont remplacés par les châtelains.

Propriétaires de châteaux ?

Vous n’y êtes pas du tout ! Le mot vient de châtelainie. Les châtelains sont également élus. Une fois tous les trois ans. Eux peuvent se représenter. Une fois. Le mandat maximal est donc de six ans. Les pouvoirs se révèlent en revanche identiques.

Quelle est la fonction du lieutenant, dont vous parliez au début ?

Il préside le tribunal. Il garantit la procédure. Il arrange les choses. De nombreuses affaires se terminent par des négociations entre les parties. Il s’agit toujours à Genève d’aller vite et de ne pas réduire personne à la mendicité. Un pauvre se retrouve à la charge de la communauté. Le lieutenant fixe aussi les prix, sauf celui du blé. Il va ainsi en amont, alors que nos Monsieur Prix se situent en aval. Le lieutenant est membre de droit du Petit Conseil, mais il n’y siège pas l’année où il est en fonction. Une amorce de séparation des pouvoirs. Contrairement aux huissiers, il peut se faire réélire. Une fois tous les quatre ans.

Les fonctions de cette police aux contours flous changent-elles durant le siècle ?

Oui. Je dirais qu’après 1750 une priorité se voir donnée à la sécurité des biens et des personnes. Cette sécurité ne semble pas une nécessité. Il s’agit plutôt d’un besoin ressenti par une population de ville moyenne. Genève, qui constitue alors la plus grande agglomération de Suisse, va voir sa population doubler en cent ans. Cela signifie que les gens cessent de se connaître entre eux. L’enrichissement de certains les fait craindre pour leurs possessions. Il existe une peur du vol nocturne. Les gens sont aussi devenus plus mobiles. C’est la naissance du passeport, avec description. Le besoin de liberté que ressent le siècle va de pair avec un besoin de contrôle.

Sont-ce là les seules différences ?

Non. Genève s’est adaptée à des temps nouveaux. Dès 1782, il existe ainsi une numérotation des maisons, qui nous semblerait incompréhensible. Il faut que chacun puisse se repérer. La nuit a aussi changé de sens. Vers 1710 subsiste une sorte de couvre-feu. Un individu surpris dehors a quelque chose à se reprocher. Dans les années 1780, la nuit est devenue plus aimable. Il y a la sociabilité tolérée des tavernes et des cabarets. Mais il existe aussi celle, nettement plus valorisée, des cercles et du théâtre. Les gens doivent pouvoir se promener. Il leur faut aussi sortir de ville pour réintégrer leurs belles villas. Si Rousseau avait été surpris par une porte fermée en 1728, c’est parce que la cité restait close. Vers 1785, les portes ont des horaires. Les carrosses entrent et sortent après le spectacle.

Puisque nous en sommes à la fin de l’ancienne République, quand les auditeurs et les huissiers ont-ils disparu ?

Tard ! Ils ont passé le cap de la révolution de 1792. On n’aurait guère su comment les remplacer. Leur arrêt de mort survient avec la constitution d’avril 1794. Le tribunal du lieutenant se voit alors aboli. Nous avons un juge de paix, sur le modèle français. La garnison, en revanche, continue à porter main-forte. La chose restera longtemps le cas. L’armée servira d’auxiliaire jusque dans les années 1840, parallèlement à la gendarmerie.

Leur presse (Étienne Dumont, TDG.ch, 18 avril 2012)

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