La fuite de gaz en mer du Nord de la plateforme de Total est hors de contrôle
Il est rare qu’une compagnie pétrolière évacue d’urgence l’une de ses plateformes. La fuite de gaz détectée dimanche 25 mars sur la plateforme Elgin Franklin en mer du Nord, à 240 km à l’est d’Aberdeen (Écosse), a paru suffisamment grave aux dirigeants de Total pour qu’ils décident de ramener à terre par hélicoptère les 238 employés travaillant sur le site, avant de couper totalement l’alimentation de l’une des plus importantes installations de la major française dans le monde.
Mercredi matin, la situation était « stable », selon Total, mais toujours hors de contrôle. Un nuage de gaz, visible des plateformes voisines, se concentrait au-dessus d’Elgin où une torchère brûlait toujours.
ZONE D’EXCLUSION MARITIME
Dès lundi, les autorités britanniques avaient décidé de mettre en place une zone d’exclusion maritime de 2 milles marins (3,7 km) autour de la plate-forme et d’en interdire le survol à moins de 5,5 km, le nuage de gaz pouvant s’enflammer à tout instant. « C’est le plus gros incident pour Total en mer du Nord depuis au moins dix ans », a reconnu un porte-parole du groupe.
Les causes de la fuite, qui se situe selon Total sur la plate-forme et non à la tête du puits sous-marin, restent inconnues. « Des études sont en cours », indique l’entreprise, qui a déclenché un « plan d’urgence ». Ses ingénieurs ne savent pas encore quelle solution retenir pour arrêter la fuite. Ils n’excluaient pas, dès mardi, le creusement d’un puits de secours, qui prendrait environ six mois, pour faire baisser la pression dans le puits principal.
En revanche, une intervention sur la plateforme elle-même, plus rapide et sans doute moins coûteuse, risque d’exposer la vie des techniciens. Le souvenir de la tragédie de Piper Alpha reste ancrée dans la mémoire des pétroliers : l’explosion de cette plateforme gazière de la mer du Nord, le 6 juillet 1988, avait causé la mort de 167 personnes (62 survivants). Et entraîné un renforcement des normes et des consignes de sécurité.
GISEMENT COMPLEXE
À Aberdeen, capitale britannique de l’industrie pétrolière, l’accident a créé la stupeur. « C’est sans précédent, commente un dirigeant d’une entreprise de sous-traitance pétrolière. La plate-forme est entourée d’un nuage de gaz hautement explosif et cela va être très difficile de s’approcher et d’y travailler. » Il rappelle qu’Elgin est un gisement dit « HP/HT », autrement dit haute pression (1100 bars) et haute température (190 ºC). « Cela complique d’autant plus la tâche », ajoute-t-il.
Total reconnaît que ces réservoirs enfouis à 5300 m (pour seulement 100 m d’eau) sont « des sortes de gigantesques Cocotte-Minute ». L’architecture géologique de la zone est d’une grande complexité. Et le gaz comme les condensats (pétroles très légers) sont acides et corrosifs en raison d’importantes teneurs en dioxyde de carbone et sulfure d’hydrogène. Autant de contraintes que Total avait surmontées pour mettre ces gisements en production en 2001 et qui en faisaient « une référence mondiale ».
LE « PUITS DE L’ENFER »
Elgin n’en reste pas moins le « puits de l’enfer », y compris pour certains pétroliers. Cité sur le site de l’association écologiste norvégienne Bellona, un responsable des syndicats de salariés travaillant dans l’offshore britannique, affirme que Total avait déjà rencontré d’importantes difficultés, et à de nombreuses reprises, sur ce puits. Au point, selon Jake Malloy, d’avoir pris la décision, il y a quelques semaines, d’essayer de le « tuer ». Il sera « difficile d’éviter une explosion » pour Frederic Hauge, président de Bellona, assurant qu' »il s’agit d’une situation critique qui est hors de contrôle ».
Selon Alex Kemp, professeur à l’Université d’Aberdeen et l’un des meilleurs spécialistes des hydrocarbures en mer du Nord, l’accident est, potentiellement, de même ampleur que la marée noire dans le golfe du Mexique. Non pas au niveau de la pollution, puisque le gaz et les condensats s’évaporent en quelques heures, mais au niveau du temps nécessaire pour arrêter le flot de gaz s’échappant du puits. Mardi, Total estimait que les irisations constatées à la surface de la mer étaient dues à des boues de forages et des produits légers pour un volume estimé à 30 m³. « Les premières indications montrent qu’il n’y a pas d’impact significatif sur l’environnement », indiquait le groupe.
COUP DUR POUR TOTAL
C’est un coup économique très dur pour Total, et pour son image. Les plates-formes d’Elgin et de Franklin produisent 130’000 barils d’équivalent pétrole par jour, dont 60000 vont au groupe français, opérateur avec 46,17 % des parts, le reste allant à ses partenaires, notamment l’italien ENI.
La production théorique pourrait même atteindre 230’000 barils. Avec Alwyn au Nord et Elgin Franklin, sa filiale britannique y extrait l’essentiel de ses hydrocarbures, plaçant le groupe en troisième position dans cette région derrière BP et Shell.
La mer du Nord britannique est stratégique pour le groupe dirigé par Christophe de Margerie. Elle ne représente que 7 % de sa production mondiale, mais il a décidé d’y réinvestir massivement depuis quelques années. Au nord-ouest des îles Shetland, Total a prévu de mettre en production, en 2014, les champs de Laggan et Tormore, et y investir 2,8 milliards d’euros. L’un de ses projets de développement stratégiques.
Leur presse (Jean-Michel Bezat avec Éric Albert, LeMonde.fr, 28 mars 2012)
(…) En juillet 2011, le Guardian révélait, à partir de la consultation de documents confidentiels, que les déversements importants et dangereux de pétrole ou de gaz se succèdent depuis des années depuis les plateformes de la mer du Nord, au rythme d’un par semaine, et ce dans la discrétion la plus totale. Au total, entre janvier 2009 et décembre 2010, 110 fuites, entraînant le déversement de 34’000 kg d’hydrocarbures, ont été recensées par le Health and safety executive (HSE), l’organisme britannique de contrôle de la sécurité, dans une base de données établie après l’explosion de la plateforme gazière Piper Alpha en 1988, qui avait fait 167 morts. Et ces statistiques, si elles sont confidentielles, s’avèrent certainement inférieures à la réalité dans la mesure où elles dépendent de déclarations volontaires de la part des compagnies pétrolières. (…)
Leur presse (Audrey Garric, ecologie.blog.lemonde.fr, 29 mars 2012)