[Pharmamafia] Les blouses blanches travaillent sur les cobayes

Témoignage
Pendant huit jours et pour 680 euros, j’ai donné mon corps aux labos

Pendant une semaine, en janvier 2012, j’ai été volontaire pour des essais pharmaceutiques. Récit de mes vacances de cobaye.

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Un échantillon d'urine (Florentin Cassonnet)

L’aiguille entre une dernière fois dans mon bras droit, ça grince. C’est la fin des huit jours d’étude et la veine est fatiguée. C’est Sacha, au détour d’un petit job, qui m’avait parlé des essais pharmaceutiques :

« Le mieux, c’est de prendre les groupes du milieu d’étude, comme ça des gens ont déjà testé le médicament avant toi, et tu ne prends pas les doses maximales. »

Éducateur paramédical, il travaille six, huit mois par an et vit le reste de l’année sur ce qu’il gagne avec ces études pharmacologiques :

« C’est un peu comme si t’allais en cure, t’es nourri, tu ne peux pas sortir, donc pas de distraction, tu lis, tu te reposes. »

Et pendant trois semaines (de la visite médicale jusqu’à la fin de l’étude), pas d’alcool. Être cobaye serait-il purificateur ?

« J’ai vomi quatre fois »

Le 9 janvier, j’entrais dans ce centre de recherche privé mais « agréé du ministère de la Santé », à Rennes, pour la visite médicale. Suis-je apte à participer à cette étude pharmacologique ? Prise de sang, recueil d’urine, électrocardiogrammes. Surtout, pendant 45 minutes, lecture du « Formulaire d’information et de consentement des volontaires » sur les conditions de l’étude, les règles, et les risques :

« La plupart des effets indésirables sont réversibles à l’arrêt du produit expérimental. Dans certains cas, les effets secondaires peuvent être graves, de longue durée ou irréversibles. »

J’ai vomi quatre fois le jour de la première prise du médicament.

J’ai découvert le jargon poético-pharmaceutique :

« Étude de première administration à l’homme en trois parties, en double-aveugle, contrôlée versus placébo, randomisée, évaluant la sécurité d’emploi, la tolérance, la pharmacocinétique et l’effet repas de doses uniques croissantes d’ALS-002200 administrées oralement à des volontaires sains ainsi que la sécurité d’emploi et la tolérance de doses multiples croissantes d’ALS-002200 administrées oralement à des sujets atteints d’hépatite C chronique de génotype 1. »

Cobaye, un statut réglementé

Avoir un proche atteint de l’hépatite C aurait été une bonne raison de faire l’étude. Mais il faut se rendre à l’évidence, ce n’est pas pour faire avancer la médecine que je suis là. C’est la somme en euros que j’ai d’abord cherchée dans le courrier d’« invitation » à l’étude : 680 euros.

Les autorités de santé ont pris les précautions nécessaires pour que personne n’en fasse un job à plein temps (comme cet Américain qui pratique le « guinea-pigging » : cobaye est son métier) : un volontaire doit laisser passer trois mois entre chaque étude et il ne peut gagner plus de 4500 euros sur les douze derniers mois.

Pour contrôler, le ministère de la Santé a mis en place un « fichier national des personnes se prêtant à des recherches biomédicales », déclaré à la Cnil. Les « compensations » de la recherche biomédicale sont non imposables.

Vacances à la clinique

Lundi 23 janvier, début de l’étude. Je retrouve les anonymes que j’avais croisés dans la salle d’attente, et ce ne sont pas des étudiants : plutôt papa-maman, 40-50 ans. On m’installe dans une chambre avec deux autres hommes. Dans celle d’en face, les cinq autres volontaires du groupe.

Pour l’hépatite C, cinq groupes se succèderont. Un groupe comprend huit volontaires, les doses sont doublées à chaque session : la dose du groupe 5 équivaut à seize fois celle du groupe 1.

Dans ma chambre, Jacques [tous les prénoms ont été changés], 55 ans, un ancien ouvrier de la Direction des constructions navales. Trois ans qu’il est en retraite, la DCN ayant mis en place des départs anticipés pour les travailleurs qui étaient en contact avec l’amiante. Il n’a pas été touché, « pas encore », dit-il. C’est sa troisième étude, il est bavard et affable. Il vient de Lorient, ça lui fait « voir du pays ».

Quand une infirmière s’approche pour la prise de sang, il raconte son histoire :

« J’ai été donneur de sang pendant 25 ans, mon bras droit sursaute à chaque fois qu’on pique dedans maintenant. Prenez le gauche. »

Il a calculé le ratio gain/coût et a pris un forfait semaine à la SNCF pour le trajet Lorient-Rennes. Cet argent arrondit sa pension.

François, 28 ans, est le seul autre jeune du groupe. Il est technicien de maintenance dans un abattoir et a pris sa semaine de vacances pour venir faire l’étude :

« J’ai pas de femme ni d’enfants qui m’attendent à la maison, qu’est-ce que je ferais pendant une semaine ? Je m’emmerderais. »

Cet argent, il en a besoin pour rembourser un prêt pour sa moto.

Les désagréments des vacances

680 euros « pour compenser les contraintes liées à cette recherche », en l’occurrence ici trois jours d’hospitalisation, une vingtaine de piqûres, la pose d’un cathéter (un robinet planté dans la veine pour éviter de piquer dix fois en une journée), des recueils d’urine, des électrocardiogrammes, des visites ambulatoires chaque matin pendant les cinq jours suivants.

Compter aussi les changements de veine quand la veine habituelle devient trop sensible. En bonus, le jour de sortie et pendant 24 heures, une petite glacière bleue avec un pain de glace et un bidon de 3 litres en guise de chiottes ambulantes.

Le « produit expérimental » est un sirop archi amer. La médecin, agacée, me prévient : « Je n’ai pas besoin de savoir quel goût ça a », alors que je n’avais encore rien dit. Une fois avalé, impossible de faire marche arrière, et je prends conscience que cette amertume n’est pas anodine.

Corps à louer pour la science

En mars 2006, six Britanniques étaient placés en unité de soins intensifs après s’être vus administrés un médicament anti-inflammatoire. Quelques mois après, Ryan Wilson, un plombier de 20 ans, se faisait amputer de trois de ses doigts à la main et de tous ses doigts de pied. Son étude était rémunéré 2000 livres.

Jeanne, une infirmière qui travaille pour ce centre de recherche de Rennes depuis quinze ans, m’assure que l’étude n’était pas encadrée comme ici, que la législation française est l’une des plus sévères au monde : avant qu’une étude ne débute, il faut une autorisation de l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé).

Mais l’Afssaps a aussi autorisé le Mediator, médicament qui aurait causé la mort d’au moins 1300 personnes. Nous sommes un peu l’armée de réserve des industries pharmaceutiques…

Sylvain est musicien, il a 45 ans et ne vit pas de sa musique. Il est au chômage et fait des études pharmacologiques « pour mettre du beurre dans les épinards. Ou pour les épinards tout court » ;

Eude, 47 ans, travaillait dans un casino Barrière à Saint-Malo. Maintenant, il est dans la restauration ;

Sabine, la quarantaine, est esthéticienne mais « avec la crise, le budget soins de beauté passe à la trappe en premier » ;

Marco est forain et son camion est tombé en rade : « Alors je suis venu ici, il y a le couvert et le logis » ;

Suzanne, la trentaine, est saisonnière. Elle a apporté son violon avec elle ;

Huguette est ingénieure, elle a 52 ans et a été prise dans une vague de licenciements économiques. Elle veut monter son business, « un service aux animaux qui n’existe pas encore ». Elle n’en dira pas plus.

Je lui lance :

« C’est un peu comme de la prostitution ce qu’on fait là, non ?

— Bah donner son corps comme ça, contre rémunération, c’est assez bizarre comme démarche. »

« Ça faisait très mal, mais on a dû refuser des gens »

Jeanne, notre infirmière, raconte :

« Il y a quelques années, on a répondu à un appel d’offre d’une entreprise pharmaceutique. Dans le protocole d’étude, il y avait des ponctions lombaires [extrêmement douloureux, ndlr].

On s’est dit que personne ne viendrait, alors on a mis la rémunération maximale de l’époque. Il fallait que les volontaires restent allongés longtemps sur le ventre, on devait piquer dans la colonne vertébrale pour prélever la moelle. Plusieurs fois. Même avec l’anesthésie locale, ça fait très mal.

Eh bien on a dû refuser des gens, l’étude était complète. »

Leur presse (Florentin Cassonnet, Rue 89, 18 février 2012)

 

Décryptage
Les cobayes des essais cliniques victimes de la délocalisation

Ils sont des milliers chaque année en France à participer à des essais cliniques. Mais ces dernières années les démarches imposées aux entreprises pharmaceutiques pour obtenir l’aval des autorités sanitaires se sont alourdies. La France perd du terrain sur le marché international des études. Les cobayes français sont donc de moins en moins nombreux.

Selon une étude du syndicat professionnel Les entreprises du médicament (Leem), ces exigences de sécurité sanitaire ont conduit à une importante délocalisation des essais cliniques à l’étranger.

L’intérêt de ceux qui se prêtent aux essais est avant tout financier. Les rémunérations sont assez attractives, jusqu’à 4500 euros par an non imposables, en France. Alexis, étudiant grenoblois a ainsi perçu 900 euros pour un séjour de quatre jours en hôpital.

Certains « cobayes » (ou « patients », comme on les appelle dans le jargon du milieu) reconnaissent être aussi poussés par la curiosité scientifique. Seuls quelques rares cas d’essais de médicaments ciblant des pathologies dévastatrices, comme le SIDA, ont réussi à réunir un nombre exceptionnel de volontaires désireux de faire avancer la médecine.

Les pays de l’Est attirent les entreprises d’Europe occidentale

Ce sont surtout les « pays européens anciennement socialistes », regroupés sous le terme d’Europe centrale et orientale (ECO) qui attirent les entreprises d’Europe occidentale.

Ainsi, depuis 2008, les établissements privés français semblent privilégier de plus en plus les essais cliniques en République tchèque, en Pologne, en Ukraine ou encore en Russie.

D’après Karen Politis Virk, directrice de recherche en biotechnologie et pharmacie, ce choix n’est pas dû au hasard :

« On attribue cette situation à la présence d’importants groupes de patients résidant près des grandes villes, de centres de traitement hautement spécialisés mis en place par l’ancien système médical, d’un système de santé centralisé et de la présence d’experts cliniques instruits. »

Mais les avantages que recherchent les entreprises en externalisant leurs études cliniques sont aussi — et surtout ? — financiers.

La constitution d’un dossier complet pour obtenir une autorisation d’essai, le recrutement de volontaires, le déploiement des outils techniques sont autant de tâches qui ont un coût conséquent. Dans ces domaines, l’Europe de l’Est s’avère être extrêmement compétitive.

Des démarches administratives lourdes mais nécessaires

Selon une chef de projet opérationnel travaillant dans un Centre d’investigation clinique (CIC), il s’agit d’un faux problème :

« La lenteur administrative et les multiples précautions exigées par la législation française ralentissent les recherches, c’est un fait, mais elles ont pour but d’assurer la protection des patients.

À l’époque, quand les protocoles actuels n’existaient pas encore, on pouvait autoriser tout et n’importe quoi. L’exemple le plus parlant serait celui des expériences menées sur des prisonniers durant la Seconde Guerre mondiale, qui nous horrifient aujourd’hui.

D’ailleurs, pour compenser le ralentissement des projets de recherche clinique, l’Europe a mis en place plusieurs moyens d’uniformisation des réglementations sur son territoire. »

Les « tâtonnements expérimentaux » d’antan, qui ont plusieurs fois permis de faire des découvertes révolutionnaires fortuites, n’ont pas réellement disparu, selon la chef de projet :

« Les découvertes “par hasard” existent toujours. Elles ont simplement changé de forme : avant, on découvrait un médicament en testant des molécules peu connues à tort et à travers.

Aujourd’hui, on peut découvrir des molécules par hasard, puis espérer les lancer sur le marché après avoir fait tous les tests nécessaires dans le respect de la personne humaine. »

Scandales, dictature des lobbys et peur de l’erreur médicale

À plus petite échelle, la fuite des établissements privés peut aussi s’expliquer par un recul du nombre de patients volontaires en France. L’image des entreprises pharmaceutiques en Europe occidentale n’est plus très fameuse depuis quelques années.

Les scandales à répétition et la crainte des lobbys tendent à détériorer la confiance des citoyens. L’inquiétude est aussi nourrie par la médiatisation des essais cliniques « ratés » qui ont des conséquences dramatiques pour les patients, mais souvent sans répercussion juridique concrète sur les laboratoires, protégés par une clause de décharge signée par les patients avant chaque essai.

Qui est responsable d’un essai qui tourne mal ?

Cette clause de décharge de responsabilité, systématiquement précisée dans le contrat passé entre l’entreprise pharmaceutique et le patient volontaire, est pour beaucoup une source d’inquiétude. Au point que certains s’estiment « chanceux » quand leur essai clinique se déroule sans accrocs.

C’est le cas d’Alexis, 21 ans, qui a participé à sa première étude clinique il y a quelques mois, dans un institut privé à Grenoble. Avec trois autres volontaires, il a accepté de passer quatre jours dans un centre médical en échange de 900 euros :

« Avant de commencer, l’équipe médicale a expliqué le fonctionnement du protocole et le déroulement des journées. En signant les papiers, on déclinait toute responsabilité de l’institut si l’expérience devait déraper.

Je n’ai eu aucun problème pendant l’essai, pas même le moindre effet secondaire. Mais c’est peut-être parce que j’ai eu un placebo, et c’est tant mieux. Si quelque chose s’était mal passé, je ne sais pas comment j’aurais réagi. »

Malgré tout, l’apparente pénurie de volontaires ne semble pas toucher toutes les entreprises. Selon le laboratoire lyonnais Optimed, qui pratique des recrutements cliniques depuis plusieurs années :

« Il serait erroné de dire qu’il y a un manque de patients. Évidemment, il faut que les établissements y mettent du leur et fassent un bon travail de communication.

Pour chaque étude, nous publions des annonces par voie de presse, mettons à jour le site web et faisons marcher la technique classique du bouche-à-oreille. Jusqu’à présent, nous avons toujours eu un nombre de retours très satisfaisant. »

Leur presse (Maryne Cervero, Rue 89, 24 août 2011)

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