Tibet : Une répression hors de la vue des journalistes
Alors que les immolations par le feu se multiplient dans les zones tibétaines, la Chine cherche à faire taire les contestataires. Pékin sort ses vieilles recettes : sécurité, propagande et “rééducation”.
Sur le Toit du monde, les forces paramilitaires chinoises tentent d’éliminer la résistance tibétaine au pouvoir de Pékin à coups de bâtons pointus, d’armes semi-automatiques et d’extincteurs. Tous les vingt mètres, le long de la route principale vers Aba [Ngawa en tibétain], ville perdue sur le plateau du Tibet [dans le nord-ouest de la province du Sichuan] qui se trouve au cœur de la nouvelle vague de contestation, des policiers et des responsables communistes munis de brassards rouges font le guet, à la recherche de manifestants éventuels. Des dizaines d’autres, dans le cadre d’une démonstration de force impressionnante, sont assis en rangs devant les boutiques et les restaurants. Dans le monastère voisin de Kirti, des soldats chinois montés sur des camions de pompiers surveillent de près les pèlerins qui se prosternent, au cas où leur dévotion se transformerait en immolation.
Autant de choses que les étrangers ne sont pas censés voir. Les autorités chinoises ont fait tout leur possible pour interdire l’accès à Aba, où vivait plus de la moitié des 23 moines, nonnes et bouddhistes laïcs qui, ces deux dernières années, se sont immolés par le feu en signe de protestation contre le Parti communiste. Pékin a bloqué Internet et les téléphones portables. Des barrages ont été dressés sur les routes des environs pour tenir à l’écart les observateurs extérieurs.
Mais, au bout de dix heures de voyage par des vallées montagneuses et des plateaux enneigés, une équipe du Guardian a été en mesure de pénétrer dans Aba, où elle a pu voir comment les autorités chinoises s’efforçaient de neutraliser la dissidence à l’aide d’une campagne de sécurité, de propagande et de “rééducation”. Sans grand succès : elles ont eu beau multiplier les effectifs de sécurité dans la ville, les manifestations se poursuivent.
Les suicides et les automutilations se multiplient. Les tensions font tache d’huile. À Chengdu, la capitale de la province, des unités de police antiémeute équipées d’extincteurs ont placé la foule sous surveillance dans le quartier commerçant de Chunxi. Hors de leur vue, un moine tibétain de la province du Qinghai nous a glissé que la situation s’était aggravée. “Maintenant, c’est difficile pour les Tibétains. Les contrôles sont très stricts. Il y a beaucoup plus de police.”
“C’est difficile de parler. C’est très délicat. Ils disent que des gens sont morts”, raconte un commerçant d’Aba. Ailleurs dans la région, les gens attendent désespérément des informations en provenance des zones verrouillées sur le plateau tibétain. “Ma mère, mon père et mon mari sont encore là-bas. Ça m’inquiète. Ça fait plus d’une semaine que je ne peux plus les appeler”, confie la propriétaire d’un restaurant de Seda [dans la province du Sichuan]. “Le gouvernement dit qu’il n’y a eu qu’une personne de tuée, mais on a appris que des dizaines avaient été emmenées et on ne sait pas ce qui leur est arrivé.”
Chen Quanguo, chef du Parti communiste du Tibet, a ordonné aux membres des forces de sécurité de se préparer à “une guerre contre le sabotage sécessionniste”, d’après un article récent du [quotidien officiel] Tibet Daily. La violence fait apparemment partie intégrante de la panoplie des mesures prises par les autorités. Des troubles ont éclaté dans plusieurs endroits, mais les plus durs ont eu lieu dans la préfecture d’Aba, qui résiste au pouvoir communiste depuis des décennies. En 2008, elle a été le théâtre d’affrontements sanglants avec les forces de sécurité.
Mais, ici, la violence est pour l’essentiel auto-infligée. Et l’on ne se bat pas pour un territoire, mais pour conquérir les cœurs et les esprits. Les habitants sont poussés à manifester leur loyauté envers les autorités. Tous les édifices publics sont pavoisés de drapeaux chinois. Des affiches clament que le développement économique passe par la stabilité et l’harmonie. Quant à la communauté tibétaine, elle est divisée.
“Nous sommes tous bouddhistes, mais je n’approuve pas les immolations. Ce sont des actes extrémistes, nous affirme un moine sur la route près d’Aba. Nous avons besoin de paix.” D’autres, en revanche, sont exaspérés par le durcissement des restrictions et la perspective d’un règlement négocié qui s’éloigne. Le dialogue est rompu entre Pékin et les émissaires du dalaï-lama depuis 2010. Dans l’intervalle, les autorités ont renforcé la sécurité et les contrôles dans les monastères. De longues “campagnes de rééducation” visent les moines, qui sont contraints de renoncer publiquement au dalaï-lama, présenté comme un traître réactionnaire, et de professer leur patriotisme et leur loyauté envers la Chine. Ces mesures sont justement l’une des principales sources du mécontentement. “Ils appellent ça de la rééducation, mais en réalité ça veut dire des menaces et de l’intimidation. Les moines préféreraient mourir plutôt qu’accepter ça”, assure Kanyag Tsering, un moine qui vit en exil depuis treize ans. “Je redoute que, sans un changement de politique, on n’assiste à une augmentation des immolations, et même à des formes de contestation plus terrifiantes.” Aba a toujours abrité la plus forte concentration de moines et de monastères du plateau tibétain. Compte tenu de son importance, le régime tient la région d’une main de fer, explique Kate Saunders, de la Campagne internationale pour le Tibet (ICT). “Au Tibet, les monastères jouent le rôle d’universités. Ce qui se passe, c’est comme si Oxford et Cambridge étaient victimes d’un blocus militaire. Comme si le Royaume-Uni cherchait à empêcher les étudiants d’étudier autre chose que ce que veut le gouvernement.”
Du côté chinois, on maintient que ces mesures sont nécessaires car les troubles sont fomentés par le dalaï-lama et ses partisans. “Du fait de la violence des incidents, des émeutes et des déprédations, le gouvernement chinois a pris des mesures appropriées pour répondre au désir de stabilité des communautés tibétaines”, déclare Liu Weimin, porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois.
Il semble peu probable que le calme revienne. Un professeur de l’université des Minorités, qui a préféré garder l’anonymat, nous a avoué que les forces de sécurité étaient plus nombreuses cette année que lors du soulèvement meurtrier de 2008. “Il y a de graves problèmes dans les relations entre les Hans [qui représentent 92 % de la population chinoise] et les Tibétains. En quatre ans, ça a empiré.”
IMMOLATIONS Des sacrifices quotidiens
De plus en plus de Tibétains sacrifient leur vie pour défendre un Tibet libre. Plusieurs se sont immolés par le feu au cours des derniers jours : dimanche 19 février, un moine âgé de 18 ans, Nangdrol, s’est ainsi donné la mort devant le monastère de Rangtang (Dzamthang, pour les Tibétains) dans la préfecture d’Aba (Ngaba, en tibétain), rapporte Phayul, le site d’information de la communauté en exil. Alors que les flammes le dévoraient, il aurait crié : “Liberté pour le Tibet”. Les moines ont ensuite empêché les forces de sécurité chinoises de récupérer son corps et l’ont emmené à l’intérieur du monastère. Vingt-trois Tibétains se sont immolés, depuis 2009, pour exiger le retour du dalaï-lama et dénoncer la répression, selon l’administration centrale tibétaine (en exil), citée par Phayul. Les tensions culminent alors que le nouvel an tibétain, célébré depuis le 22 février, dure deux semaines. De discrètes actions de résistance avaient déjà été organisées lors du nouvel an chinois, fin janvier. Des Tibétains avaient dédié leurs prières à celles et ceux qui s’étaient immolés.
PROPAGANDE Détournement
Le site officiel chinois China Tibet Online a cru bon, le 16 février, de citer Courrier international comme l’auteur d’un reportage dénonçant les visées sécessionnistes des Tibétains en exil. La propagande est à l’œuvre puisque ce reportage n’existe pas. Notre journal n’a fait que traduire sur son site web, le 1er février, un éditorial sur le Tibet du quotidien Huanqiu Shibao, porte-voix des autorités chinoises, afin que nos lecteurs puissent découvrir la rhétorique en vigueur à Pékin.
Leur presse (Jonathan Watts, The Guardian / Courrier International, 22 février 2012)