Drame en Égypte : trois questions à un sociologue du sport
Auteur de Le football, une peste émotionnelle, le Français Jean-Marie Brohm résume la tragédie survenue hier en Égypte : « Au-delà du politique, une guerre en crampons ».
« Au-delà de la question politique, le football est une guerre en crampons », estime Jean-Marie Brohm, professeur émérite de sociologie, auteur de nombreux ouvrages sur la violence sportive, le drame de Port-Saïd, qui a coûté la vie à 74 personnes au moins après un match mercredi soir.
La question politique est mise en avant dans le drame de Port-Saïd. Qu’en pensez-vous ?
On ne peut rien exclure, dans la mesure où l’Égypte traverse une période troublée où les forces politiques de l’ancien régime et les forces révolutionnaires s’affrontent. On sait que sur tous les terrains de football du monde, les groupes extrémistes manipulent les supporteurs et tentent d’entraîner les foules dans des actions de contestation.
Le football est un facteur de troubles sociaux gravissimes, notamment en Égypte. Il y a deux ans déjà, lors d’un match de qualification pour la coupe du monde, l’équipe d’Algérie avait été accueillie en Égypte par des groupes de supporteurs très violents.
À Port-Saïd, on peut mettre en cause la sécurité sur les stades, qui n’était pas assurée et l’absence notoire de la police qui n’est pas intervenue, alors que les forces anti-émeutes sont promptes à matraquer tout ce qui bouge.
Cela suffit-il à expliquer un tel déchaînement de violence ?
Non, ce que je mets en cause, c’est la violence de l’affrontement. Quand vous avez des enjeux de football — et cela dans tous les pays du monde — les supporteurs en viennent régulièrement aux mains. Et il y a des morts.
Dans mon livre Le football, une peste émotionnelle (Gallimard), en collaboration avec Marc Perelman, j’ai listé depuis une vingtaine d’années des cas d’affrontements meurtriers, avec des paniques, tant en Belgique, qu’en Angleterre ou en Biélorussie.
C’est la violence du football qui est en cause, avec des supporteurs prêts à en découdre au moindre incident.
À Port-Saïd, l’équipe gagnante a battu une équipe réputée et il y a comme ça des règlements de comptes, des haines tenaces. Lorsque le match est heurté, lorsque les enjeux sont serrés, lorsqu’il y a déception ou revanche, avec une sorte de mégalomanie de la victoire, les gens en viennent aux mains.
Y-a-t-il des facteurs favorisant ces affrontements ?
J’en vois deux. Lorsque vous mettez des foules concentrées dans un espace clos, il y a l’effet de meute. C’est ce que l’écrivain Elias Canetti dans Masse et puissance explique très justement. Le regroupement de ces masses, excitées, fanatisées, ça ne peut pas ne pas produire tôt ou tard des déchaînements de violence. C’est l’effet de psychologie de masse.
Par ailleurs, tout spectacle de la violence génère de la violence. Avec la mondialisation du football par la télévision, on observe depuis 30 ans une montée de ces phénomènes de violence. Le football est devenu une « guerre en crampons ».
Leur presse (tdg.ch, 2 février 2012)
Port-Saïd : quand le foot fait la révolution
Le club cairote n’est pas une équipe comme les autres. Créé pour contrer la tutelle britannique, il fut le fer de lance du Printemps égyptien.
La « forteresse rouge » compte parmi les nombreux surnoms attribués au club de football cairote d’Al-Ahly, le plus titré d’Afrique. Et il n’est pas usurpé. Depuis le début de la révolution égyptienne, le 25 janvier 2011, ses joueurs et leurs supporteurs ont été sur le devant de la scène en maintes occasions. L’été dernier, ils défilaient en tête de cortège des manifestations contre Israël. Auparavant, ils étaient déjà partie prenante de la bataille de la rue Mohamed-Mahmoud, en novembre, puis de celle de Maspero (octobre), où ils s’étaient rangés aux côtés des Coptes victimes d’un massacre.
Derrière les joueurs d’Al-Ahly, quelque 50 millions de fans. Un chiffre colossal qui masque de multiples visages. En croisant Samir, avec sa mèche sur le côté, ses lunettes design et son pantalon « vintage », comment deviner qu’il puisse être un « diable rouge ». Et pourtant… il est de ceux qui n’hésitent pas à scander à haute voix l’hymne du club : « All Cops are bastards » (« tous les flics sont des salauds »). Tous les supporteurs d’Al-Ahly ne lui ressemblent pas. De l’un à l’autre, les tenues varient, mais la jeunesse, elle, est unie sous une même bannière : la révolte.
Pourquoi ?
Fondé en 1907 par un syndicat d’étudiants égyptiens, Al-Ahly — « Le National » en arabe — a été créé à l’origine pour battre, sur les terrains de football, le Royaume-Uni, qui occupait alors l’Égypte. Pour la jeunesse d’aujourd’hui, l’occupant n’est plus le même. Incarné par Hosni Moubarak, le despote chassé du pouvoir le 11 février 2011, il prend aujourd’hui la figure du Conseil suprême des forces armées (CSFA), qui tient les rênes du pays.
À la suite du drame de Port-Saïd, qui a coûté la vie à 74 personnes — des Ultras (l’autre nom d’Al-Ahly) pour la plupart —, le peuple égyptien s’interroge : pourquoi les fans du Masry, club adverse, s’en sont-ils pris à ceux d’Al-Ahly, alors qu’ils avaient gagné ? Pourquoi n’y a-t-il pas eu de fouille à l’entrée du stade alors que l’événement était jugé sensible ? Comment se fait-il que la lumière du stade se soit éteinte tout à coup, après que l’arbitre eut sifflé la fin de la rencontre ? Pourquoi les policiers, pourtant témoins du massacre, n’ont-ils pas bougé ? Le pouvoir militaire aurait-il voulu donner une leçon à ces « jeunes loups » qui exhortent la jeunesse à dénoncer leur autoritarisme ? À Port-Saïd, comme au Caire, de nombreux Égyptiens en sont convaincus.
Leur presse (Fatiha Temmouri, LePoint.fr, 3 février 2012)
Égypte : « depuis la révolution, il y a eu distanciation entre supporters et joueurs »
La rage aveugle dont certains supporters d’Al Masry ont fait preuve, mercredi soir, envers les joueurs d’Al Ahly a causé la mort de 74 personnes. Un début d’explication à ce drame peut être apporté par les propos de la journaliste égyptienne Inas Mazhar, interviewée par S/F Mag en janvier.
Inas Mazhar est la First Lady du football égyptien. Journaliste à Al Ahram, elle constitue une référence et est la seule femme du jury appelé à désigner chaque année le Ballon d’Or de la FIFA. Chargée de couvrir les deux grands clubs de la capitale, Al Ahly et Zamalek, elle suit également l’actualité des Pharaons.
« Les gens auraient aimé que les footballeurs les plus emblématiques s’associent au soulèvement populaire. Mais aucun ne s’est montré ou n’a osé prendre position. Seul l’international Mohamed Abou Treika a révélé qu’il s’était mêlé, déguisé, à la masse sur la place Tahrir. Connaissant le bonhomme, avide de publicité, je ne le crois pas un seul instant. Au même titre que ses coéquipiers en équipe nationale, il a toujours joui des largesses du régime et du clan Moubarak en particulier. Les fils du président, surtout, ont toujours été très influents. Au moment de la prise de bec entre Mido et le sélectionneur Hassan Shehata, lors de la demi-finale de la CAN 2006 face au Sénégal, c’étaient eux qui avaient été à la base de leur réconciliation. L’Égypte avait alors remporté la première de ses trois victoires successives dans cette compétition et l’homme fort du pays et sa progéniture avaient été très généreux pour récompenser les joueurs et le staff. Ceux-là auront donc été des fidèles du pouvoir jusqu’au bout. Dommage, car s’ils ont pu compter sur l’argent des plus hautes autorités, ce sont les citoyens, nettement plus démunis, qui les ont poussés d’un bout à l’autre de la compétition vers le succès final.
Ce qui a aussi choqué l’opinion publique, c’est qu’en pleine interruption du championnat, en raison des événements, certains joueurs ont réclamé leur dû ! Voilà des gars grassement payés qui avaient l’audace de demander de l’argent alors que la majorité des supporters éprouvaient toutes les difficultés du monde à nouer les deux bouts. Dans le cadre de l’équipe nationale, le rejet a été manifeste. Cela explique pourquoi les Pharaons sont absents de la phase finale de la CAN 2012. D’accord, ils avaient mal débuté les qualifications à l’automne 2010 avec un point sur six face à la Sierra Leone et au Niger. En principe, ils auraient dû rectifier le tir face à l’Afrique du Sud au printemps 2011 mais les supporters leur ont tourné le dos. Le stade national était déserté pour accueillir les Bafana Bafana. Du jamais vu. Comme le classement final du groupe : l’Égypte dernière derrière le Niger, l’Afrique du Sud et la Sierra Leone, trois formations dont on n’aurait fait qu’une bouchée en temps normal. L’équipe était tombée de haut.
Le seul à échapper à la bronca fut Ahmed Hassan. Il a toujours essayé de faire plaisir à tout le monde. En signant au Zamalek, l’été passé, il a contenté les nombreux inconditionnels de ce club, comme il l’avait fait précédemment en jouant d’abord pour Ismaily, en tout début de carrière, puis en s’engageant à Al Ahly lors de son retour ici en 2008. À l’heure des bilans, il pourra dire qu’il a défendu les intérêts des trois plus grands clubs du pays, sans compter qu’il a amplement servi les Pharaons avec un total de 178 capes. Mais il est sans doute heureux, pour lui, qu’au moment de la révolution, il était en revalidation au Qatar suite à une opération aux ligaments croisés du genou subie en Allemagne. Il n’a jamais été montré du doigt par le public pour son absence d’implication. Même si quelques méchantes langues soutiennent qu’il est resté expressément à l’étranger jusqu’à ce que la situation se décante ici… »
Leur presse (Bruno Govers, sportmagazine.levif.be, 2 février 2012)