À Grasse, des policiers débattent devant les juges des techniques d’étranglement
Sur le banc des prévenus du tribunal correctionnel de Grasse, ce lundi 16 janvier 2012, des clients inhabituels. Sept policiers de la petite ville des Alpes-Maritimes comparaissent en civil pour tenter d’expliquer comment et pourquoi Hakim Ajimi, 22 ans, est mort asphyxié au cours de son interpellation en mai 2008.
« Ce n’est pas un procès ordinaire compte tenu de la gravité des faits, a reconnu d’emblée le président du tribunal correctionnel de Grasse, Franck Robail. Et il n’est pas non plus ordinaire d’avoir à juger pour ce genre de faits des personnes dont le métier, particulièrement difficile, est d’assurer la paix publique. » C’est une affaire qu’il qualifiera même de « désastreuse », plus tard dans l’après-midi.
Ce procès est la preuve pour Renaud Brouquisse, responsable local d’Amnesty International, que le combat contre les violences policières progresse lentement. « Un cas comme celui d’Hakim Ajimi, il y a quinze ans aurait été enterré », souligne-t-il. « Il est difficile, faute de statistiques, de savoir s’il y a plus ou moins de violences policières qu’autrefois, en revanche nous arrivons à mieux médiatiser ces cas et à encourager les familles à tenir la distance », se réjouit-il.
Le procès est donc suivi de près par Amnesty International et la Ligue des droits de l’Homme, deux associations présentes devant le tribunal, mais également dans les commissariats. « Il est certain que la réponse du tribunal intéresse tous les fonctionnaires de police français, qui veulent savoir ce qu’ils doivent ou non faire », nous avait indiqué Me Joël Blumenkranz, l’un des avocats des policiers.
Les fonctionnaires impliqués, deux de la brigade anti-criminalité (Bac) pour « homicide involontaire », les autres de police secours et de la police municipale pour « non-assistance à personne en danger », sont dépeints à l’audience comme exemplaires. À commencer par les policiers interpellateurs, deux gaillards de la Bac, en costard et les cheveux ras, qui ont fait leurs classes en région parisienne.
Le brigadier-chef Jean-Michel Moinier, 42 ans, affiche vingt ans de service au compteur, « sans aucun problème », dont dix en Seine-et-Marne, dans des « brigades anticriminalité pointues ». « Une bonne formation de terrain, estime ce père de famille. Les situations sont parfois plus chaudes en région parisienne, mais on a plus d’effectifs et de moyens pour les maîtriser qu’en province. » À son arrivée à Grasse en 2005, il prend la tête des six, puis neuf fonctionnaires de la Bac, fraîchement créée.
Son compagnon de patrouille, le gardien de la paix Walter Lebeaupin, 37 ans, entré dans la police en 1998 comme adjoint de sécurité après un bac pro électrotechnique, affiche également trois ans d’expérience en banlieue parisienne, dans le Val-d’Oise. Ces policiers possédent « une parfaite maitrise de soi et beaucoup de sang-froid », salue leur chef de service de l’époque, la commissaire Véronique Morandi.
Cette petite femme de 51 ans, au carré blond impeccable, depuis promue chef du district de Cannes, évoque une « interpellation légitime » et reconnaît tout juste « une forme d’échec ». « Les policiers ne sont pas du tout insensibles, justifie-t-elle. Mais la difficulté, c’est qu’on ne peut pas s’arrêter de travailler pour autant. » La grande majorité des prévenus sont d’ailleurs restés en poste à Grasse après le « drame », sans sanction disciplinaire pour l’instant.
Cette situation a cependant été très mal vécue par le doyen de l’équipage de police secours, un homme de 52 ans, tombé en dépression après avoir été muté aux escortes de détenus. Lors d’un incident au tribunal impliquant un détenu, « mes collègues sont intervenus à ma place, décrit-il, penaud. En tant que mis en examen, je n’osais pas intervenir physiquement, c’était ambigu. »
La formation des policiers en cause ?
Comment deux fonctionnaires, expérimentés et appréciés, ont-ils alors pu maintenir une clef d’étranglement et une compression thoracique sur un jeune homme menotté aux mains et aux pieds, sans se rendre compte de l’asphyxie lente qui allait provoquer la mort ?
Pour les avocats des policiers, ils n’ont fait qu’appliquer des gestes appris en école de police, ce qui n’est pas contesté. Mais le témoin cité par la défense, Alvaro Fernandes, 44 ans, patron du centre de formation des formateurs à Cannes-Ecluses (Seine-et-Marne) longuement entendu lundi, vient paradoxalement offrir un secours inattendu aux parties civiles.
Selon cet expert en « méthode de raisonnement opérationnel » et autres termes jargonnisants, les gestes effectués par les deux policiers de la Bac « correspondent bien au référentiel des gestes techniques » auxquels les policiers sont formés en école. Tous les élèves policiers en étudient donc le cadre légal, puis la pratique avec un policier jouant le plastron, avant d’effectuer des « mises en situations réelles », simulant des cas vécus sur la voie publique.
Mais « un policier doit faire preuve de discernement sur la proportionnalité de la force exercée et de vigilance à l’égard de l’état de la personne interpellée », précise Alvaro Gonzales. Et de rappeler que selon le code de déontologie de la police, « toute personne interpellée est placée sous la responsabilité des policiers ». Tout est donc question de mesure. Combien de temps au juste un policier peut-il étrangler ou compresser quelqu’un ?
Dans une note interne datant de 2003 citée par la défense, le directeur général de la police nationale limite à « 3 à 5 secondes » l’usage d’une technique similaire d’étranglement (régulation phonique) par les agents de la Police aux frontières lors de reconduites d’étrangers, la « répétition de ces actions » ne pouvant « être réalisée plus de cinq minutes ».
À la suite du drame de Grasse, le chef de l’IGPN avait, en octobre 2008, rappelé à ses troupes que « lorsque l’immobilisation de la personne est nécessaire, la compression (tout particulièrement quand elle s’exerce sur le thorax ou l’abdomen) doit être la plus momentanée possible et relâchée dès que la personne est entravée par les moyens réglementaires et adaptés ».
Ces instructions sont jugées « théoriques » par le formateur en chef des formateurs. « Cela me semble au contraire assez pratique », le reprend sèchement le président du tribunal correctionnel. Le procureur lui-même semble s’agacer des circonlocutions de l’instructeur. « En cas de double menottage, il n’y aucun risque de fuite, ce qui écarte le danger pour autrui ! » réagit-il vivement, lorsque Alvaro Gonzales avance qu’« une personne menottée peut continuer à être dangereuse pour elle ou autrui », ce qui justifierait « son maintien en position ventrale ».
Le tribunal doit se pencher mardi sur les faits eux-mêmes, afin de déterminer si les policiers ont effectivement fait preuve de toute la « proportionnalité de la force » souhaitée.
Leur presse (Louise Fessard – envoyée spéciale, Mediapart), 17 janvier 2012.