[Moscou] À propos du meeting du 10 décembre sur la place Bolotnaya

Organisation du meeting

Il était très impressionnant de voir l’immense foule arrivant à la manifestation depuis les stations du métro. Il était déjà trois heures de l’après-midi, une heure après le début du meeting, mais les gens continuaient à venir. Les organisateurs annoncent le chiffre de 85 mille manifestants, mais, étant donné que les gens partaient et venaient constamment, il y en eu au moins 100 mille. Beaucoup de gens sont partis à cause de la mauvaise qualité du son : ils n’entendaient rien de ce qui était dit sur les tribunes.

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Contrairement à Tahrir au Caire, au mouvement des indignés en Espagne, ou au mouvement d’occupation de Wall Street aux États-Unis, où des réunions se transformaient en assemblées indépendantes, où les gens discutaient et prenaient des décisions ensemble, en grandes communes, ayant des repas et points d’aide médicale en commun, ici, la situation est absolument différente. Bien sûr, il n’y a aucun camp permanent, ni assemblée générale, ni commune avec des discussions et décisions politiques collectives. Le mouvement s’est retrouvé contrôlé par un groupe de démocrates lequel, du coup, a géré le rassemblement et déterminé à qui donner la parole, à qui ne pas la donner. En fait, à quelques exceptions près, ce sont ses représentants qui parlent. Le forum libre n’étant pas réussi, les gens n’ont qu’à scander des slogans et écouter ce qu’on leur dit depuis les tribunes.

La foule, au moins dans les premières heures, est très serrée. Sa densité augmente au fur et à mesure de l’approchement de la tribune — à un tel degré, que les gens, entassés les uns contre les autres, ont du mal à discuter même entre eux. Les sentiments qui règnent sur place sont l’inconfort et la sensation d’être un troupeau sans défense contrôlé par les dirigeants, principalement par les démocrates. On distingue bien la distance entre les élites gérant le meeting et tout le reste du monde.

Participants

Plus de la moitié des participants sont jeunes (environ 18 à 25 ans), les autres sont des personnes de tous âges. En d’autres termes, la grande majorité des participants sont des étudiants, et, probablement, des jeunes employés de bureau. On sent l’activité politique grandissante d’une nouvelle génération qui a émergé après les années 90 troublées et qui n’a particulièrement pas peur des troubles sociaux. Les étudiants et les jeunes employés sont les groupes sociaux opprimés dont l’activité s’est réveillée aujourd’hui. Cette activité sera, pour le moment, comme dans toutes les révolutions oranges, dirigée à remplacer la dictature par la démocratie représentative.

Il est clair que la grande majorité participe à un meeting de masse pour la première fois dans leur vie. L’humeur de la foule montre que les gens sont venus non pas tant pour écouter les dirigeants des différents partis, souvent inconnus du peuple, que parce qu’ils en ont marre du régime, des visages irremplaçables, de la corruption et ainsi de suite. Poutine est détesté, Medvedev fait rire tout le monde.

Sur ce fond, contrastent avec les foules, séparées d’elle, étrangers à elle, de différents groupes politiques — de l’extrême gauche à l’extrême droite. Il y a beaucoup de drapeaux des nationalistes, cependant, prévaut, à mon avis, la couleur orange des démocrates.

Quant aux groupes politiques, comme justement le notent les orateurs, la politique menée par les autorités a poussé à se réunir, sur la même place, des militants politiques de tout bord. Les orateurs parlent également de la « coopération », mais, il suffit de voir ceux qui ont droit de s’exprimer sur la tribune pour comprendre que ces dires ne valent pas grand chose. En outre, la participation des groupes ayant des idées opposées pourrait, à l’avenir, créer une certaine menace d’affrontements à l’intérieur de la foule. Il est clair que, par exemple, des anarchistes ne sont pas les amis aux démocrates, nationalistes et partisans de Lénine [Au meeting, a participé un bloc d’anarchistes et antifascistes constitué de 400 personnes. Certains groupes autonomes d’anarchistes y ont également pris part.].

Réactions

Les orateurs n’ont évoqué que peu de sujets et d’exigences : 1) réélections ; 2) contre les « escrocs et voleurs » ; 3) libération des prisonniers politiques.

À part cela, les démocrates n’ont rien de particulier à dire.

C’est Yevgenia Chirikova qui a été rencontrée avec plus de bienveillance, et c’est compréhensible : elle est, pour le moment, perçue comme une « personne du peuple », héroïne de la résistance de Khimki, et non comme un membre d’un groupe démocrate qui pilote toute cette action, même si, en réalité, elle est déjà liée à lui.

Le discours du nationaliste radical Konstantin Krylov a eu un accueil plutôt réservé auprès de la foule. En premier lieu, dès le début, il y a eu quelques réactions négatives contre le nationalisme (mais, au contraire, d’autres personnes dans la foule ont applaudi bruyamment). Deuxièmement, Krylov a dit qu’on aurait besoin de la révolution, et les gens ont commencé à scander « Pas de révolution ».

Parmi les intervenants, c’est Kassianov qui a été mal accueillis (on lui a crié : « 2% » et « Vas-t-en ! »). C’est un député de la Douma de la ville de Moscou, membre du KPRF (Parti communiste, NdT) qui a été vraiment très mal accueilli par la foule. Je pense que ce n’est pas à cause de l’affiliation à un parti, mais du fait qu’il appartienne à la classe dirigeante. La foule scandait longuement et violement « Sday mandat » (ce qui signifie « Abandonne ton mandat », NdT), mais le député a poursuivi son discours, en prétendant que rien ne se passait.

L’influence nationaliste s’est faiblement sentie (si on ne prend pas en compte les drapeaux apportés par des groupes nationalistes). En pratique, elle s’est exprimée uniquement dans un slogan scandé : « Poutine en Tchétchénie ». Ce sont précisément les mots d’ordre exprimés par les démocrates qui ont absolument prévalu (y compris chez Krylov et un représentant du Parti communiste).

Ce meeting a été sans doute organisé de manière verticale, autoritaire, mais il est intéressant de noter que la plupart des orateurs ont à peu près dit les choses que la foule voulait entendre. De même, les organisateurs ont insisté sur le fait qu’ils sont contre les provocations, actions illégales et révolutions. Mais, de toute façon, la plupart des gens sont venus pour exprimer leurs opinions, plutôt que de se battre avec la police et, en outre, (à en juger par l’humeur de mes nombreux amis n’appartenant à aucun parti), c’est à un meeting légal qu’ils sont venus, s’il était interdit, ils n’y seraient pas allés. Krylov, qui a essayé de dire autre chose, à savoir, de parler de la révolution, a été immédiatement arrêté par la foule.

Toutefois, c’est tout un abîme qui sépare d’une part ces événements gigantesques (provoqués par les problèmes socio-économiques et structurels) et d’autre part les slogans stériles des démocrates-libéraux (ceux-ci réduisent tout débat au sujet de fraude). Dans la foule, plusieurs fois a été posé la question : « où est l’utilité des meetings légaux : le gouvernement nous ignorera tout simplement, il vaut mieux peut être entreprendre d’autres choses ? » Si le mouvement ne s’atténue pas mais continue à s’élargir, il se radicalisera probablement au fil du temps, tant en termes de pratiques qu’en termes des questions discutées. Cela est possible, mais pas nécessairement.

Considérations générales

En résumé, avec tous les inconvénients évidents et les vices de ce mouvement, il est utile de rappeler que c’est une percée énorme au-delà des limites de la passivité politique et de soumission dominante dans le pays depuis presque 20 ans. 90% des participants à ces événements n’ont aucune expérience de lutte politique et sociale, c’est pourquoi ils sont pour le moment contrôlés par les démocrates.

Mais les problèmes sociaux profonds qui ont causé l’indignation d’une telle grande échelle, ne disparaîtront nulle part. Il est donc important de porter toute attention sur ces problèmes, sur des sujets sur lesquels les démocrates ne discutent pas.

Premièrement, le fait que les gens sont descendus dans la rue pour défendre leurs droits (leur vision des droits), est bien en soi, dans le sens que c’est mieux que de rester chez soi. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut comprendre que l’arbitraire des chefs et/ou de la police règne non seulement dans les bureaux de vote, mais aussi sur les lieux de travail et dans les rues. Par conséquent, cela signifie qu’on peut y résister aussi, par ci et par là, et non seulement au sujet des élections. Cette résistance pourrait prendre diverses formes, par exemple, celle des grèves.

Deuxièmement, il est nécessaire de discuter sur des questions sociales : l’écart entre riches et pauvres en Russie (un des plus élevés au monde), la terrible pauvreté de la province, misère de beaucoup d’étudiants, introduction d’un enseignement payant, etc. Cet état de chose devrait être critiqué, tout en mettant en avant des exigences d’égalité et de gestion collective des biens communs (les associations des collectives autogérés).

Troisièmement, il faut souligner que des protestations devraient toucher des personnes de toutes nationalités, ce n’est pas un « mouvement purement russe » car ce n’est pas uniquement des russes ethniques qui protestent.

Quatrièmement, nous devons donner des exemples d’actions auxquelles ont parfois recours des grévistes et manifestants en France, en Grèce, en Italie, aux États-Unis : blocages des rues, des ports, des artères de transport, occupations des entreprises. Parfois, de telles actions permettent d’atteindre les objectifs. Tels sont les faits. À nous tous de décider que faire.

Mikhail Magid, anarcho-communiste de Moscou

Traduit du russe (Shraibman, 10 décembre 2011) par la liaison de Troyes FA.

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