Les braves gens de Wukan sont en colère
Le village entier s’est rassemblé, le poing levé : on aperçoit des écolières en uniforme qui éclatent en sanglots. De vieilles dames en pull-over. Un vieux monsieur coiffé d’un chapeau droit. Des enfants ravis de tant d’animation, et des mères de famille au visage déterminé. Sur les banderoles tendues par les villageois, on lit : « Les dettes de sang seront remboursées par le sang. »
.Ce genre de confrontation comme celle qui oppose depuis plusieurs jours des milliers d’habitants de Wukan, un gros village côtier de l’est du Guangdong, dans la préfecture de Shanwei, aux forces de police qui en font le siège, est l’occasion de débats passionnés et d’une circulation quasi instantanée de l’information, et notamment les photos, via les réseaux sociaux.
À cause de la quasi-absence de couverture médiatique en Chine consacrée à ces événements, et des contrôles de plus en plus drastiques du contenu des microblogs, les commentaires se font de plus en plus acerbes, défiants, politiques : « Aujourd’hui, nous sommes à genoux et nous parlons avec la plume. Demain, nous serons debout, et c’est avec des balles que nous nous exprimerons », lisait-on, le 15 décembre, sur Weibo. Quand les autorités du Guangdong ont prévenu, il y a quelques jours, que les villageois risquaient d’être manipulés par des « forces étrangères », cette bonne vieille théorie du complot a déclenché un torrent de sarcasmes : « Mais de quelle intervention étrangère est-ce qu’ils parlent ? La démocratie est une tendance ! (…) Rendez la Chine à son peuple, et foutez dehors la seule vraie puissance étrangère qui soit : les communistes ! »
Habituées à gérer les conflits sociaux loin des regards critiques, selon le sacro-saint principe du maintien de la stabilité et des méthodes qui lui sont associées, les autorités chinoises, à tous les échelons, n’ont toujours pas complètement pris la mesure de ce que signifiait le témoignage citoyen, ce weiguan (l’expression signifie « regard vigilant ») à l’échelle d’une nation, que les internautes chinois s’efforcent désormais de déployer avec une efficacité redoutable chaque fois qu’ils en ont l’occasion — et donc assez souvent. La crise de confiance, ou de crédibilité, de tout ce et ceux qui représentent l’autorité publique a atteint un paroxysme. Quoi que dise un porte-parole ou un médiateur officiel, plus personne n’en croit un mot.
Le déroulé de ce qu’on sait des incidents de Wukan est révélateur de cette dérive de la gouvernance — en particulier dans le contexte des communautés rurales, bien plus mal lotis que les résidents urbains en termes de droits et de représentation. Comme dans bien d’autres cas similaires à travers la Chine, il s’agit, à Wukan, de terres collectives vendues à vil prix, de pollution, d’argent détourné et d’autorité usurpée par des responsables du comité du parti indéboulonnables depuis plusieurs décennies. En septembre, après plusieurs années de pétition, les habitants de Wukan avaient tenté une nouvelle fois d’obtenir justice. La police avait arrêté et frappé des participants à une manifestation. En réponse, la foule, exaspérée, avait mis à sac le comité du village et brûlé des voitures de police.
Puis, en novembre, une nouvelle manifestation avait eu lieu : cette fois, plusieurs milliers de villageois s’étaient rendus jusqu’à la mairie de la ville voisine de Lufeng, qui a autorité sur le village. Les organisateurs de la manifestation avaient déposé une demande d’autorisation et créé leur propre service d’ordre. Si on pouvait lire sur les banderoles « À bas la dictature ! », « Sus à la corruption ! » et « Rendez-nous nos droits », cette marche disciplinée avait fait espérer à de nombreux commentateurs en Chine une nouvelle tolérance dans l’expression collective des doléances. Les manifestants organisèrent un sit-in devant la mairie. Le maire de Lufeng promit, une heure plus tard, qu’il enquêterait au sujet des prédations de terres et de la pollution maritime provoquée par une entreprise chargée du développement du port.
Treize représentants des villageois furent ensuite désignés pour traiter avec les autorités. Mais, il y a une semaine, la police est venue les arrêter. De la pire manière possible : en arrivant à l’aube, en civil, sans procédure. Tout se passe comme si les officines secrètes chargées de la stabilité avaient repris la main sur les fonctionnaires, qui ont d’abord fait mine d’écouter les villageois en colère. Lundi, les habitants apprenaient la mort en détention de l’un de leurs représentants, Xue Jinbo, 43 ans. Le corps portait, selon les témoignages des membres de la famille qui ont été autorisés à le voir — mais pas à le photographier —, des marques de strangulation, des hématomes. Les ongles étaient enfoncés.
De quoi soupçonner des violences — les morts en détention sont un sujet d’indignation récurrent en Chine. Le village s’est déclaré en deuil général. Et la population s’est rassemblée, le poing levé, pour tenir tête aux forces de l’ordre. Après la mort de Xue Jinbo, officiellement d’un arrêt cardiaque, les autorités ont prestement organisé des visites au centre de détention des autres délégués par les membres de leurs familles. Celles-ci ont été filmées et diffusées sur ordre du gouvernement. Les prisonniers expliquent qu’ils sont bien traités et enjoignent à leurs proches d’écouter le gouvernement. Cette stratégie cousue de fil blanc n’a pas eu l’effet escompté : les bonnes gens de Wukan sont désormais persuadés que les leurs ont été torturés. Et qu’il faut continuer la lutte coûte que coûte…
Leur presse (Brice Pedroletti, LeMonde.fr), 16 décembre 2011.