Les contre-révolutionnaires mangent les enfants

Espagne : les enfants volés du franquisme

C’est un terrible secret, exhumé du passé : des années 1950 à la fin des années 1980, des bébés ont été volés dans des maternités pour être vendus à des familles bourgeoises. Des médecins et des religieuses organisaient le trafic. Devenus adultes, ces enfants demandent réparation.

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Felisa Tomico Orusco, dans sa maison de Madrid, le 24 novembre 2011, recherche toujours sa fille Felisa née en 1981.

La vie aurait pu continuer de couler pleine de certitudes tranquilles pour Antonio Barroso, avocat à Barcelone. Jusqu’au coup de fil d’un copain d’enfance, il y a près de quatre ans. L’ami affirme que l’un comme l’autre sont des enfants adoptés, achetés par leurs familles à des religieuses. Stupéfait, Antonio fait pratiquer un test ADN, qui confirme : rien de commun avec ses supposés parents. « À 38 ans, j’ai découvert que ma vie était un mensonge… »

Les souvenirs, les ressemblances, les récits de grossesse, tout était faux. Il presse sa mère de questions. Elle avoue l’avoir acheté à une sœur de Saragosse pour 200’000 pesetas. Une fortune à l’époque. Antonio se rappelle alors cette cousine lointaine, sœur Montserrat, que la famille allait souvent visiter et à qui l’on glissait une enveloppe pour la remercier du « cadeau ». Comment aurait-il su que le cadeau, c’était lui ?

Les victimes ? Des femmes seules, ou de milieu modeste

L’avocat découvre qu’il est loin d’être un cas isolé : durant près de quarante ans, de l’après-guerre civile à la fin des années 1980, l’Espagne a laissé prospérer dans la plus grande opacité un vaste trafic de nouveau-nés orchestré par un réseau de médecins, de religieuses et de fonctionnaires de l’état civil.

Leurs proies ? Des femmes seules ou de milieux modestes, auxquelles il était facile de faire croire que leur bébé était mort ou qu’il valait mieux qu’elles le donnent à adopter pour lui assurer des jours meilleurs. Des femmes dont on était sûr qu’elles n’allaient pas faire d’histoires et qui comblaient sans le savoir les désirs — monnayables — de familles bourgeoises en mal d’enfant. Des centaines de nourrissons auraient été ainsi privés de leurs parents biologiques.

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Mayca recherche sa sœur jumelle, Susana, née, comme elle, le 24 janvier 1968 à la clinique O’Donnell de Madrid, mais « disparue » dès la naissance. « Pourquoi elle et pas moi ? » s’interroge-t-elle aujourd’hui.

Des noms reviennent — ceux de médecins en vue, proches de l’Opus Dei ; des lieux — un triangle de cliniques chics de Madrid, notamment. « Le phénomène a touché tout le pays », souligne Antonio Barroso, qui a créé une association de victimes.

Son histoire, racontée dans un reportage télévisé, a réveillé les souvenirs de Rita Abujetas. Soudain, tout est remonté : la maternité San Ramon, son premier bébé… « On m’a fait une anesthésie, j’ai écouté les battements de son cœur sur le moniteur et je me suis endormie, se rappelle cette petite dame énergique et têtue, mère de trois autres enfants. Quand je me suis réveillée, on m’a d’abord dit que ma fille était en couveuse. Puis qu’elle était mort-née. À mon mari, qu’elle avait une malformation et qu’on l’avait laissée mourir. Je n’ai pas compris. Je l’avais pourtant sentie bouger jusqu’au bout. »

C’était en 1964 et Rita débarquait de son village de Tolède. Comment aurait-elle pu mettre en doute la parole des médecins de Madrid, elle qui n’avait pas fini l’école primaire ? Dans son minuscule salon, en plein quartier ouvrier d’Usera, au sud de la capitale, elle traque les indices du passé. Quelques papiers jaunis ; pas une trace de la naissance ou d’une fausse couche au registre d’état civil.

Pourtant, elle entend encore les paroles de la religieuse refusant de lui montrer le bébé mort : « Il n’est pas beau à voir, vaut mieux pas. Tu es jeune, tu en auras d’autres. » Et puis : « Rentrez chez vous, on s’occupe de tout, des papiers, de l’enterrement. » Son mari, Rafa, ouvrier maçon, avait accompagné le petit cercueil dans le fourgon funéraire jusqu’au cimetière. Il voulait porter la petite boîte. « Pas touche ! Elle est scellée ! » avait rugi l’employé de la clinique qui l’escortait.

« Et si le cercueil était vide ? » s’interroge maintenant Rita. Trop tard pour vérifier, les réaménagements successifs du cimetière de Madrid ont bousculé les fosses communes. Mais elle ne veut pas en rester là. Comme 260 autres familles, Rita a porté plainte en janvier dernier pour falsification de documents et séquestration de mineur.

« Sauver » les âmes des enfants de « rouges »

Avec cette action collective, c’est soudain tout un pan de l’Espagne franquiste qui refait surface. Le trafic d’enfants est une vieille histoire dans la Péninsule : après la guerre civile, les franquistes prétendaient « sauver » les âmes des enfants de « rouges » en les retirant à leurs mères pour les confier à des familles proches du régime, selon les consignes du psychiatre Antonio Vallejo-Najera.

Un docteur aux idées bien arrêtées, ce Vallejo-Najera, qui décrivait le marxisme comme une maladie mentale. « À partir des années 1960, le mobile économique a pris le dessus mais le raisonnement est resté le même, explique le sociologue Francisco Gonzalez de Tena, collaborateur du juge Baltasar Garzon pour le dossier des disparitions sous le franquisme : certains méritaient plus que d’autres d’avoir des enfants ; ceux-ci grandiraient mieux dans une famille aisée ; il fallait corriger les erreurs de la nature… »

Les familles d’accueil, très pratiquantes, « faisaient appel à un ami curé ou à une tante bonne sœur, qui servait d’intermédiaire pour toquer à la porte de la bonne clinique, au lieu d’attendre dix ans pour adopter normalement », raconte la journaliste Natalia Junquera, coauteur de Vidas robadas (Des vies volées) aux éditions Aguilar (Madrid, 2011).

« Il est à vous »

Felisa Tomico Orusco peut témoigner. Elle aussi a perdu son bébé à la naissance, en 1978. « Une dame très bien habillée est venue me voir dans ma chambre avant l’accouchement… Elle était gentille, elle m’a même prêté une robe quand on m’a envoyée faire une échographie dans une autre clinique, dit-elle. Je me suis toujours demandé pourquoi elle était si attentionnée. »

Pourquoi ? Ines Perez a son idée. C’est l’une des rares mères adoptives à oser parler. Malgré ses 88 ans, sa voix ne flanche pas lorsqu’elle raconte comment un jésuite ami de la famille, le père Felix, l’a appelée, un jour de juin 1969 : « Viens vite, apporte des vêtements de bébé, tu vas recevoir le plus beau cadeau de ta vie ! » Ines et son mari, employé de chemin de fer, foncent à la clinique San Ramon. Là, le Dr Vela leur montre un prématuré de 7 mois, installé dans une couveuse de fortune au milieu de bouillottes d’eau chaude… « Il est à vous. » Pas une peseta à débourser, mais une consigne à respecter : si le bébé a des problèmes dans les jours suivants, surtout, ne faire appel qu’à lui.

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Voilà quatre ans, Antonio Barroso a appris qu’il avait été vendu à sa naissance pour 200’000 pesetas : « À 38 ans, j’ai découvert que ma vie était un mensonge ».

La prématurée en couveuse a grandi. Elle a 42 ans aujourd’hui, et se prénomme Ines, comme sa mère adoptive. « J’étais trop chétive pour être “vendable”, je devais faire partie des excédents de leur petit trafic, alors j’ai été donnée en cadeau », suppose la jeune femme, qui a mené son enquête.

Pour elle, ses parents adoptifs ont été victimes de leur époque : « Le régime portait aux nues les familles nombreuses ; une femme qui ne pouvait pas donner d’enfant à son mari était regardée de travers. Alors on préférait souvent maintenir l’adoption secrète. C’est sans doute à cause de ça que les familles ont payé pour falsifier les papiers et inscrire le bébé comme enfant biologique. »

Des retrouvailles rares et compliquées

Après des décennies de silence, les plaintes éparses, classées sans suite, resurgissent. À La Linea de la Concepción, dans la province de Cadix (Andalousie), des exhumations ont eu lieu mais, dans les petits cercueils, on n’a pas trouvé grand-chose : des chiffons, quelques os d’adultes. L’enquête est en cours.

Certains diffusent des photos d’enfance sur Facebook pour retrouver leurs disparus. Mais à quoi ressemblent-ils ? Comment savent-ils qu’on les recherche ? C’est la question qui hante Mayca, à la recherche de sa sœur jumelle, Susana, née comme elle le 24 janvier 1968 à la clinique O’Donnell de Madrid. « Ils ont poussé mes parents dehors, en disant à mon père “Occupez-vous de celle qui est vivante” », raconte la jeune femme en épluchant les photocopies de registres de la maternité. Là aussi, l’hôpital avait dit : « On s’occupe de tout. » Et pourtant, pas de trace du bébé au cimetière de Madrid… « Pourquoi elle, et pourquoi pas moi ? »

Les retrouvailles sont rares et compliquées, comme elles le furent pour les enfants disparus pendant la dictature de Jorge Videla, en Argentine. Les liens biologiques ne suffisent pas à tisser une histoire. Et, pour ces enfants dont on a décidé du destin, il n’est pas non plus facile d’apprendre que les adultes qui les ont élevés et aimés les ont d’abord achetés, et parfois volés. Cette vérité-là a le goût amer de la double peine.

La justice passera-t-elle ?

L’avocat Enrique Vila Torres, spécialiste en recherche des origines, estime qu’entre 200’000 et 300’000 adoptions irrégulières et vols d’enfants auraient pu avoir lieu en Espagne durant cette période. Il fonde son calcul sur le fait que, dans 15% des cas sur lesquels il a enquêté, les documents sont falsifiés, incomplets ou contradictoires.

En 1982, en pleine transition espagnole, le magazine Interviu avait déjà dévoilé l’existence d’un réseau de trafic de nouveau-nés, autour de la clinique San Ramon, à Madrid, dirigée par le Dr Eduardo Vela, notable en vue. Le magazine publiait la photo d’un nouveau-né congelé dans la morgue de la clinique. L’affaire avait été étouffée, la clinique, fermée, et le Dr Vela avait fait disparaître ses archives. Trente ans plus tard, il est à nouveau question de lui dans certaines des 261 disparitions de nouveau-nés examinées par la justice aujourd’hui sur plainte de l’Association nationale des victimes d’adoptions irrégulières. Les magistrats sont pour l’instant hésitants à l’idée d’ouvrir l’enquête, en raison du manque de preuves. Et peut-être aussi par crainte de rouvrir le dossier du franquisme.

Leur presse (Cécile Thibaud, L’Express.fr, 3 décembre 2011)

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