À propos de la clandestinité – Sortie du livre « Incognito »

« Incognito, Expériences qui défient l’identification », traduit de l’italien, co-édition Nux-Vomica (Alès) & Mutines Séditions (Paris), décembre 2011, 120 pages.

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MARCHER DANS UNE MERDE

« La clandestinité n’a rien d’extraordinaire. Cela peut arriver à n’importe qui, c’est comme marcher dans une merde de chien. » [Les Quatre de Moabit (du Mouvement du 2 juin), Berlin, 1978]

Ce livre, sorti en Italie en 2003, parle de clandestinité, ce qui n’est peut-être pas tout à fait un hasard. La période était en effet marquée depuis le milieu des années 90 par la multiplication d’opérations répressives contre les anarchistes. Dans différentes villes, des dizaines d’entre eux étaient alors sous enquête pour d’énièmes « associations subversives », certains étaient en taule, d’autres en résidence surveillée, et d’autres encore avaient tout simplement choisi de se mettre au vert… Bref, ils étaient en cavale. Pourtant, la situation n’était pas non plus comparable à celle de la fin des années 70, non pas parce que les compagnons seraient devenus passifs, mais plutôt parce qu’en un temps de pacification, les subversifs étaient devenus plus visibles aux yeux de l’ennemi, et que l’État était désormais en mesure de mener une répression sociale préventive sur une vaste échelle. Un autre texte italien publié la même année dressait ainsi le sombre tableau de la situation :

« Commençons par un préliminaire. Le fait qu’aujourd’hui quiconque n’est pas prêt à bondir au garde-à-vous finisse dans le collimateur de la répression, signifie que la division entre les “bons” à dorloter et les “méchants” à punir a fait son temps. Tout ça […] pourrait contribuer à balayer un vieux lieu commun, stupide et par trop diffusé, selon lequel la répression équivaudrait à un certificat de radicalité : “Je suis réprimé, donc je suis”. Conviction qui porte certains à croire que plus on est réprimé et plus on est, dans un délire d’autosatisfaction qui chaque fois touche au sacrifice. Il est évident qu’à partir du moment où la répression s’étend à tous les secteurs de la société, il devient ridicule de penser qu’elle touche seulement ceux qui portent atteinte à la sûreté de l’État. Cela signifie, contrairement à ce que pensent les chefs mafieux des différents rackets militants, que l’augmentation de la répression ne correspond en rien à l’accroissement de la menace révolutionnaire du mouvement ou de l’une de ses composantes. Pour être sincère, il nous semble que le mouvement, entendu en son sens le plus large, est en train d’atteindre un de ses points les plus bas, d’un côté totalement occupé à conquérir les rivages médiatiques et institutionnels et, de l’autre, à se débattre dans une carence chronique de perspectives. »

De la même façon, il nous semble que la conclusion de ce texte garde, particulièrement aujourd’hui, toute sa pertinence :

« Combattre et se défendre contre les forces de police ne signifie pas en soi subvertir les rapports sociaux de domination. Et dans une période où les rapports sociaux sont particulièrement instables, c’est là qu’il faut porter notre attention, notre critique théorique et pratique, en évitant le plus possible d’être poussé uniquement par un réflexe conditionné provoqué par la répression. Parce que, sinon, on finit par abandonner le terrain fertile mais inconnu des conflits sociaux pour rester dans celui, stérile mais connu, de l’opposion entre nous et eux, entre compagnons et flics, dans un affrontement riche en spectateurs mais pauvre en complices. » [S’opposer à la répression : réflexe conditionné ou mouvement volontaire ?, décembre 2003, in À couteaux tirés avec l’Existant, ses défenseurs et ses faux critiques, Typemachine & Mutines Séditions, octobre 2007, pp. 83-89]

En Italie, l’État n’a jamais cessé d’organiser des coups répressifs à grand renfort de publicité, de construire des « associations terroristes » à partir d’attaques anonymes, d’enfermer et de harceler plus généralement tout opposant à la marche radieuse de l’ordre démocratique. Parallèlement, la clandestinité n’a jamais cessé d’être un moyen de résistance parmi tant d’autres.

En lisant Incognito il y a quelques années, plusieurs raisons nous ont donné envie de le traduire ; en voici par exemple deux qui nous incitent aujourd’hui à le ressortir de nos tiroirs poussiéreux.

La première est bien sûr l’actualité brûlante de la question de la clandestinité. Chaque jour, ici et ailleurs, nombre d’individus sont en effet contraints de s’éloigner de leurs liens, des lieux et des personnes qu’ils aiment, pour échapper à la répression, ou tout simplement pour tenter de survivre à la misère un peu plus loin. La condition de clandestin devenant le sort d’une partie toujours plus importante de la population, il nous semblait important de commencer à ouvrir une discussion à propos de « cette dimension parallèle où même ce qui peut être dit, souvent ne l’est pas ».

La seconde est que la dizaine d’expériences qui parcourent ces pages met également à jour la volonté de sortir de l’étroite vision qui affirme que la répression s’abattrait principalement contre ceux qui bravent volontairement l’État et ses lois… ceux qui se découvriraient soudainement une vocation d’« ennemis de l’ordre ». Comme si on avait tous le choix entre devenir cadre ou révolté, alors que nous sommes pour la plupart écrasés par les rapports de domination et d’exploitation. À vrai dire, une grande partie des habitants de ce bas monde est tout simplement privée des avantages que le capitalisme prétend offrir. Exclue des « bénéfices », mais pas du système, puisque nécessaire à son bon fonctionnement : dans le rôle de chair à patrons ou de chair à canons, voire de repoussoir. La répression comme la clandestinisation sont bien entendu un des modes de gestion de la main d’œuvre (notamment pour faire accepter des conditions d’exploitation toujours plus infâmes), mais aussi un moyen d’imposer une pacification sociale par la guerre de tous contre tous. Les chasses à l’homme contre les migrants tunisiens et libyens débarqués à Lampedusa suite aux révoltes du Maghreb n’en sont qu’un récent exemple. Sans compter les rafles policières et les camps d’internement administratif pour étrangers qui attendent ceux qui parviennent à rejoindre l’Europe.

Dans ce livre, la clandestinité n’est pas traitée comme une étape supérieure du parcours révolutionnaire, mais au contraire envisagée en fonction du caractère et de la perspective de chacun des auteurs, comme une possibilité qui se transforme aussi souvent en nécessité. Il ne s’agit pas d’une apologie virile du geste illégal, ni de l’homme seul face à son destin, car cela reviendrait à confondre le passage à la clandestinité avec le choix délibéré du fin tacticien qui prétend se rendre incontrôlable. Ce processus découle en effet d’abord d’une volonté du pouvoir d’isoler et d’écarter des individus gênants. On pourrait même dire que la logique de l’illégalité comme gage d’incontrôlabilité se place directement sur le terrain de l’État, c’est-à-dire sur celui de la légalité et de son opposé, car c’est en fin de compte lui et ses lois qui déterminent la limite entre ce qui est licite et ce qui ne l’est pas. Dans le cadre de la tension révolutionnaire, la question serait plutôt à notre avis de réussir à développer des perspectives qui se veulent a-légales.

Enfin, si le passage à la clandestinité relève avant tout d’un choix individuel, il reste important d’intégrer cette dimension dans son ensemble au sein de réflexions et pratiques collectives… et certainement pas dans un jeu biaisé de surenchère radicale, ni comme unité de mesure de l’engagement révolutionnaire.

Les expériences qui parcourent ces récits font ainsi resurgir mille questions : comment faire de la clandestinité (entendue comme méthode de résistance et de survie des opprimés partout dans le monde) un moyen qui ne se retourne pas contre nous et nous broie petit à petit ?

Si les murs qui peuvent nous enfermer et auxquels on voudrait échapper sont ceux d’un camp ou d’une prison, comment affronter ceux, moins palpables, de la perte de son identité ? Afin de ne pas passer des heures sur cette notion, même si elle nous semble cruciale, nous la définirons ici de la même manière que les différents auteurs : l’ensemble des idées, des lieux, des relations et des affects qui nous composent. Comment abandonner tout cela pour un laps de temps souvent incertain (mais qui peut s’exprimer en années), sans en être détruit ?

Ou encore. Comment s’organiser face à la répression en prenant en compte l’éventualité de se mettre au vert ? Comment continuer à se battre hors de son contexte de lutte et sans être paralysé par sa condition de clandestin ? Comment conjuguer agitation subversive, discrétion et isolement géographique ou social ? Etc.

Bref, comment résoudre le paradoxe de défier l’identification tout en restant soi-même ?

Composé de récits autobiographiques qui partent de la fin des années 70 jusqu’au début des années 2000, ce petit livre recueille des situations assez différentes où les auteurs ont dû effacer — ou du moins rendre le plus possible méconnaissable —, leur identité. Il nous fait aussi partager certains aspects — disons « techniques » — qui peuvent nous aider à répondre à quelques-unes des questions évoquées plus haut.

Si la clandestinité est une dimension à part entière qui possède sa propre grille de lecture de ce qui nous entoure, ces récits sont une invitation à regarder à travers son prisme, pour mieux l’inclure dans les pratiques de toute lutte révolutionnaire…

Les traducteurEs

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