La Pelle de Bruxelles

 

Ma mémoire vascillante me fait de nouveau défaut.
Comme si la force, la vérité explosive de ces journées — littéralement inoubliables tant elles se sont inscrites à même la pierre, l’air et les corps — ne les lui rendait accessibles que par éclats, fragments ardents que je ne peux manipuler (poussé par l’espoir illusoir de reconstituer le « déroulement des événements ») mais qui m’apparaissent sous l’aspect d’une constellation incandescente.

Ce sont quelques uns de ces éclats que j’offre ici à voir…

* Milieu de l’année 2011, il faisait très chaud, l’été avait enfin frappé, et les esprits comme les aisselles étaient moites. La tension était palpable, durant les rassemblements et fêtes officielles — qui manquaient parfois de peu de partir irrécupérablement en vrille — aussi bien que lors des menées obscènes, nocturnes et diurnes, qui prenaient un caractère de plus en plus… déterminé.
Et déterminant.

* Quelques échos me venaient d’ailleurs ; des gestes de résitance, des assauts féroces, des ripostes et des représailles joyeuses. Il me semblait que des moyens étaient en train d’être trouvés, inventés ; des manières de lutter et de vivre reprenaient vigueur, les regards brillaient à nouveau.

* La pleine-de-jeux d’à-côté, rasée puis reconstruite sous une forme plus… moderne, tardait à être achevée. Prévue pour fin octobre, l’ouverture se faisait encore attendre fin juin. Mais, depuis quelques semaines, chaque jour, une horde d’enfants qui avaient sereinement perdu patience prenait d’assaut les immenses grilles qui protégeaient la pleine pour les démolir et les ouvrir à la foule rayonnante des petits et grands, et formait ensuite une haie de joie au passage des mères avec poussettes.

* Depuis des mois, en des milliers de villes réparties sur le globe, un même geste était repris et habité sauce locale par un nombre toujours plus vaste d’êtres — parfois identifiés sous le vocable « Indignés », pour calmer les angoisses — aux aspirations aussi multiples que contradictoires, transportés ensemble par une idée: prendre ((de)la) place, se réunir (entre autres) en assemblées, et élaborer depuis là.

* Lentement, au fil de semaines chargées et souvent éreintantes mais riches, de discussions laborieuses et rarement cruciales mais bon…, se mit enfin à poindre cette intime évidence : que ce qui se jouait là, dans tous ces moments partagés, leurs déceptions et leurs surprises, ce n’était pas de savoir pourquoi tant de mondes se retrouvaient sur ces places, pourquoi ils s’évertuaient à palabrer durant des heures et à s’infliger quelques fois les uns les autres la semaine longue (comme dit l’orignal) ; non plus de savoir  quelles revendications ils pourraient bien parvenir, à force de mutilation et de rabotage consensuel, à offrir en guise d’anxiolytique aux divers observateurs plus ou moins bienveillants et à leur « Mais que voulez-vous donc, au juste ? » Ce qui se jouait là, c’était comment toutes ces sensibilités coexistaient, cherchaient et cheminaient ensemble, comment elles se donnaient les moyens de cette coexistance et des réponses adéquates aux entraves à celle-ci.

* Les rares moments de répression, acharnée pour Bruxelles (surtout durant le sommet européen) mais globalement comparativement faible, n’avaient pas entamé les forces présentes. Il semblait même que l’espace disponible en deçà du seuil de contraction du dispositif était bien plus vaste que celui déjà exploré par la puissance d’imagination des initiatives les plus hardies des quelques derniers mois. Tout cela laissait à penser — et de nombreux esprits manifestaient une constante tension vers cette question — que quelque chose de très particulier pouvait surgir de la situation ici, ou était déjà en passe de faire irruption.

* Sans pouvoir me rappeler la date exacte d’un des moments de basculement majeurs de l’époque, je crois pouvoir affirmer que c’était aux environs du début du mois d’août ; c’est-à-dire malgré les nombreux départs en… voyage, parmi ceux qui avaient pris part aux récents événements (partis, cela ne fait aucun doute, confiants que l’inéluctable s’accommoderait très bien de leur absence).

* Certains cœurs bouillonnaient encore de l’émeute du 22 juin, où l’on avait vu des gens soutenir l’assaut en nourrissant les salves amies depuis leurs balcons et certains commerçants sortir des casiers de bouteilles vides et les déposer du bon côté. Appel d’une époque éloignée et prétendument révolue, l’encéphalogramme de Bruxelles commençait à afficher à nouveau de jolis sursauts abrupts.

* Je me souviens aussi de l’impression étrange que me donnait cette immense bâtisse, qu’une multiplicité d’initiatives commençaient à faire battre des tempes. Elle semblait d’une part avoir surgi juste au bon moment, pour donner une assise aux élans éparses qu’on voyait poindre ici et là mais qui peinaient à se donner les moyens de durer, et, d’autre part, être en même temps la manifestation, la concrétion d’une force vitale d’une tout autre ampleur. Comme si elle requérait de ses habitants qu’ils l’honorent.
Jamais alors, vu les circonstances, je n’aurais imaginé à quel putain de degré elle allait l’être, honorée.

* Puis vinrent, d’on ne sait vraiment où, des invitations. Des invitations à converger, à rejoindre la capitale, depuis tout le pays et au-delà. Depuis tous les pays…
Certains proposaient une ou des dates, d’autres des lieux, ou rien. Chacun y allait de ses perspectives : qui d’une joyeuse marée humaine, d’un tsunami qui déferlerait pour prendre non plus la place mais la ville ; qui de plus petits groupes, bien équipés, qui investiraient sourdement les lieux inoccupés que Bruxelles a très nombreux ; qui de l’apothéose du mouvement des Indignés ; qui d’une bifurcation historique dans le cours de la guerre, une victoire après laquelle tout irait croissant en intensité ; etc.

* Contre toutes attentes, ce fut en effet quelque chose dans le style. Qui aurait cru qu’autant de monde répondrait à l’appel, avec une telle détermination ? Que, personne n’y étant préparé, tant ceux disposés à les accueillir — les voyageurs aussi bien que les événements — que ceux décidés à leur faire la peau, durent en très peu de temps, pour les uns, revoir leurs ambitions à la hausse et être prêts à un abandon un peu plus franc que prévu, et pour les autres, déserter les camps réactionnaires et les rangs de volaille assermentée sous peine d’être irrémédiablement dépassés par l’intensité et la force des soulèvements.

* Les grands centres d’émission saccagés, il est difficile de savoir ce qui se passe ailleurs ; même les réseaux de transmission improvisés semblent manquer d’approvisionnement en courant et en matériel. Par contre, les assemblées et les discussions vont tellement bon train partout qu’il est aisé pour ceux qui prennent à cœur leur rôle de messager de rassembler les nouvelles pour les faire parvenir aux cinq coins de la ville. Je profite d’ailleurs ici d’une maigre fenêtre de signal pour transmettre cet humble récit qui, je l’espère, jouira d’une accalmie dans les perturbations des connexions très « do it à l’arrache».

* Une image de ces premières journées me reste encore très vive en tête : ce qui jaillissait des regards, de presque tous les regards — même ceux des viellards finissants ! Que ceux-ci soient tristes, joyeux ou autres, tous portaient cette teinte, ce timbre que je n’avais que trop peu vu auparavant et qui semblait affirmer avec une sereine exaltation que, quoi qu’il arrive, quelles que soient les entraves sur leurs routes, désormais ils couvaient l’intime conviction qu/!!!/[ERROR SIGNAL: LOST CONNEXION]

28 juillet 2011.

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