Les Rencontres libertaires sur la liberté d’expression se sont tenues le samedi 11 décembre 2010. Elles étaient organisées par Radio Libertaire à la CIP de Paris avec la participation du Monde Libertaire, de CQFD, de La Mèche, et Creuse Citron, groupes de la Fédération anarchiste. Le programme prévu était le suivant :
13h30 : La liberté d’expression (avec P. Raulin, N. Baillargeon, C. Passevant )
15h30 : La critique des médias (avec N. Baillargeon, Acrimed, S. Troplain)
17h30 : Les alternatives en actes (avec La Mèche (C. Santulli), CQFD (M.A. Boutoleau), Le Monde Libertaire (F. Mercier, T. Porré), Creuse Citron (F. Laveix)
Plus des films et des concerts le soir.
P. Raulin, C. Passevant et N. Baillargeon ont été filmés par les caméras du site d’extrême droite « Enquête et débat » ce jour-là : http://www.enquete-debat.fr/archive… On peut déjà s’étonner que des représentants de ce site xénophobe aient pu filmer des libertaires « pur sucre » comme N. Baillargeon, P. Raulin et C. Passevant sans que ceux-ci ne leur bottent les fesses et leur demandent d’aller planter leurs caméras ailleurs. On me dira peut-être qu’ils se sont fait piéger. Apparemment, d’après Enquête et Débat, ce n’était pas le cas puisque Jean Robin a écrit le 10 avril 2011 : « Je rappelle que même Radio Libertaire nous avait ouvert leurs portes pour leur journée sur la liberté d’expression. » Pourtant Jean Robin, n’est pas vraiment un inconnu : passé par les Verts, il a soutenu successivement Dupont-Aignan, l’Union populaire républicaine de François Asselineau, et se définit désormais comme un « gaulliste libéral, anti-Islam, pro-musulmans, anti-colonisation, pro-Israël », bref du grand n’importe quoi.
Concrètement il est opposé à la loi Gayssot (qui condamne le négationnisme), scandalisé par le discours du Vel’ d’Hiv’ de Chirac (qui reconnut la culpabilité de Vichy dans l’extermination des Juifs, ce qui était le minimum pour un républicain ou un démocrate bourgeois, 50 ans après les faits), défend les antisémites Renaud Camus et Dieudonné, a soutenu l’opération raciste de l’apéro saucisson-pinard organisée par Riposte Laïque, les Identitaires et une brochette de salopards, etc. (On remarquera que M. Robin n’a jamais mis les pieds à la Goutte d’Or car il écrit dans l’un de ses articles que des « milliers de musulmans » prient devant la mosquée du quartier. Il a dû confondre la Place de la Concorde et la petite rue Myrha. C’est assez cocasse pour un monsieur qui prétend lutter pour une « information » honnête et de qualité.)
C’est donc sous les caméras de ce site favorable à l’extrême-droite que nos trois libertaires ont débattu et que N. Baillargeon (fidèle à la position de son ami Noam Chomsky) a annoncé qu’il avait signé la pétition contre la loi Gayssot mais il ne précisa pas que cette pétition portait apparemment aussi sur la libération du négationniste Vincent Reynouard (du moins c’est ainsi qu’est libellé cette pétition). Décidément, Radio Libertaire a de curieuses fréquentations : Riposte laïque, l’Union rationaliste (qui devrait plutôt s’appeler l’Union nationaliste), et maintenant un site qui ne cache pas ses sympathies pour l’extrême-droite.
Pour semer la confusion, Enquête et débat prétend que l’extrême-droite ce serait la gauche plus l’UMP, mais je doute que les camarades de la FA aient gobé une telle interprétation loufoque si on la leur a servie. Ont-ils alors été filmés à leur insu, les cameramen se présentant sous une étiquette plus anodine, voire mensongère ? En admettant même que nos trois mousquetaires libertaires n’aient pas su que l’équipe d’Enquête et Débat les filmait, ils auraient pu demander que l’on retire leur vidéo de ce site d’extrême-droite et s’expliquer de ce flirt tout à fait involontaire avec un site crapuleux. Pour le moment (18 juin 2011) la vidéo se trouve toujours sur le site d’Enquête et Débat. Seule réaction de la FA, un communiqué diffusé TROIS MOIS plus tard et incompréhensible (le premier militant de la FA qui m’en expliquera la teneur gagnera un abonnement gratuit pour 6 numéros de la revue !) :
« Communiqué de la Fédération anarchiste du mardi 8 février 2011 :
LA LIBERTÉ D’EXPRESSION NE SERA JAMAIS À GÉOMETRIE VARIABLE !
« La Fédération anarchiste tient à condamner l’usage que peuvent faire des médias d’extrême-droite de ses prises de position en matière de liberté d’expression. Elle dénonce le procédé qui consiste à laisser croire dans l’opinion publique que la lutte contre la répression vaut acceptation des idées des réprimés, en particulier par l’adjonction de liens renvoyant à des propos tenus récemment par des militants ou des personnalités invitées sur Radio Libertaire.
« La Fédération anarchiste est fermement opposée à l’emprisonnement et à toutes les privations de liberté, quel que soit le motif invoqué. En revanche, elle réaffirme sa détermination à faire disparaître de la surface de la planète le fascisme et les idées nauséabondes qu’il véhicule pour permettre au capitalisme de perdurer sur un mode encore plus totalitaire quand il estime que les circonstances l’exigent. Il va sans dire que, si la situation lui devenait favorable, la peste brune “oublierait” au détriment des forces d’émancipation sociale tous les préceptes dont elle se prévaut pour réclamer la libération de ses intellectuels révisionnistes et négationnistes de tout poil, il est donc exclu de rejoindre dans une lutte, fût-elle minime et ponctuelle, ceux dont les conceptions en matière de liberté d’expression sont à géométrie variable. »
Je suis donc perplexe : non seulement des propos réactionnaires se seraient exprimés sur Radio libertaire (lesquels ? Quand ? Qui les a tenus ? le communiqué ne le dit pas, ce qui est quand même très ennuyeux) mais, plus grave, trois libertaires ont été filmés pour le site d’un extrême droitier comme Jean Robin (qui se fait interviewer par Actualité juive afin de se donner une image casher), qui donne la parole à toutes sortes de xénophobes pseudo-républicains sur son site, tout comme son concurrent fdesouche.
Ma seule explication (charitable, je dois le reconnaître, si on la compare à celle des Luftmenschen dans ce même numéro) est que ces trois libertaires mettent la défense de la liberté d’expression au-dessus de toute autre considération, comme l’indique d’ailleurs le titre du communiqué « La liberté d’expression n’est pas à géométrie variable ! »
Admettons donc que, comme Chomsky, la Fédération anarchiste pense qu’il faut laisser s’exprimer en toute liberté les nazis, les négationnistes, les antisémites, les fascistes et que l’Etat n’a pas à interdire leurs livres, leurs journaux, leurs manifestations et leurs réunions, ni à mettre ces crapules en prison pour leurs idées. Admettons aussi que la loi Gayssot soit une mauvaise loi, comme le pensent de nombreux historiens que l’on ne peut suspecter de tendresse pour les fascistes ou les néofascistes actuels.
Cela ne m’explique pas pourquoi Radio Libertaire donne la parole à des individus xénophobes sur ses ondes, comme en témoignent les articles de ce numéro. La défense des idées anarchistes serait-elle « à géométrie variable » ?
Cela ne m’explique pas non plus pourquoi nos trois mousquetaires libertaires ont accepté d’être filmés par un site d’extrême-droite ou, en tout cas, pourquoi, s’ils ont été manipulés par Enquête et Débat, ils n’ont pas obtenu que leurs propos soient retirés de ce site. Mais peut-être en apprendrons-nous davantage en écoutant les interventions de C. Passevant, P. Raulin et N. Baillargeon ?
La première à s’exprimer, C. Passevant ne nous apprit malheureusement pas grand-chose, sinon que la liberté d’expression serait menacée et que le Grand Penseur Libertaire Universel Chomsky considérait que les Français n’ont rien compris. Raison pour laquelle ce monsieur préfère défendre la liberté d’expression des négationnistes Pierre Guillaume et Vincent Reynouard que réclamer la libération de ses camarades anarchistes ou libertaires qui sont en prison… Comprenne qui pourra !
Par la suite C. Passevant soulignera l’intérêt de Wikileaks et des révélations que ce site a permises, ou plus généralement l’intérêt de pouvoir prendre connaissance de documents secrets qui retracent les débats au sein des classes dirigeantes. On me permettra d’exprimer mon scepticisme sur ce point, tout comme le fit d’ailleurs P. Raulin (de la FA) lors de ce débat. Il souligna à juste titre que l’abondance des documents les rendait pratiquement inconsultables, que le temps passé à les lire ne pouvait qu’être un temps précieux soustrait à des réflexions plus utiles, et qu’il n’excluait pas une manipulation derrière cette opération de prétendue contre-information.
C. Passevant rappela à plusieurs reprises que Chomsky n’était pas antisémite (ce qui est évident), mais oublia de dire
— qu’il avait été piégé par les négationnistes Thion et Guillaume (Thion raconte lui-même dans un film apologétique consacré à Chomsky comment il l’a piégé ; la lettre de Chomsky n’était pas destinée à être une préface) ;
— qu’il refuse toujours, plus de trente ans après les faits, d’admettre qu’il a été piégé comme un débutant,
— et qu’il n’avait même pas lu les écrits de Faurisson avant de lui envoyer sa lettre, ce qui est quand même peu rigoureux pour un intellectuel qui fait la leçon à tout le monde…
C. Passevant cita ensuite le superbe combat des IWW avant et après la Première Guerre mondiale, mais pour le réduire à un simple combat pour la liberté d’expression et l’usage du Premier Amendement !!! Elle oublia de nous dire que les militants des IWW furent lynchés, emprisonnés, assassinés et qu’ils ne se battaient pas, eux, en permanence pour la liberté d’expression des patrons, des journalistes, des politiciens qui voulaient les faire taire par la force et la calomnie… Passevant et Baillargeon firent référence au mouvement des droits civiques aux États-Unis en « oubliant » de dire que Martin Luther King et le mouvement des droits civiques ne passaient pas leur temps à signer des pétitions pour les militants du Ku Klux Klan ou les nazis américains qui les tabassaient, les lynchaient ou les pendaient…
Au cours du débat, C. Passevant et N. Baillargeon mentionnèrent plusieurs fois l’existence de « différences culturelles » entre le monde anglosaxon et la France. Je ne nie pas qu’il y ait des différences entre les lois américaines et les lois françaises, mais il est quand même incroyable d’entendre des libertaires nous parler de la liberté d’expression qui régnerait aux États-Unis sans évoquer une seule fois ni la condamnation à mort des Rosenberg, ni le maccarthysme ni l’interdiction du Parti communiste américain à plusieurs reprises dans l’histoire des États-Unis, ni les licenciements, emprisonnements, meurtres et expulsions de militants communistes (staliniens) américains ! L’argument des « différences culturelles » entre les États-Unis présentés comme un pays où l’on s’approcherait d’une liberté d’expression totale, et la France, pays qui ferait la chasse aux pauvres négationnistes en permanence et dont l’État voudrait seul écrire l’histoire de l’antisémitisme et de la Seconde Guerre mondiale est pour le moins frelaté et relève en fait d’une forme de chauvinisme étatsunien.
N’importe quelle personne qui regarde les chaînes américaines de télévision et lit les grands quotidiens américains sait qu’on y trouve une beaucoup moins grande variété d’opinions (notamment à gauche et à l’extrême-gauche) que dans les médias français. On peut faire la même constatation pour les grosses maisons d’édition d’ailleurs si on compare les États-Unis et la France. Ces remarques ne visent pas à vanter une quelconque supériorité de « la France », mais simplement à constater l’existence d’un mouvement syndical (aussi bureaucratisé soit-il), de partis de gauche et d’extrême-gauche (aussi réformistes soient-ils), d’un mouvement libertaire (aussi confus soit-il), d’une intelligentsia de gauche ou « radicale » (aussi carriériste soit-elle) qui sont plus puissants en France qu’aux États-Unis. D’où leur présence plus forte dans les débats publics, comme P. Raulin lui-même le souligna à propos du travail d’ATTAC pendant la campagne contre le non au TCE, quoique je pense des aspects chauvins de l’argumentation altermondialiste par ailleurs (cf. l’anthologie n° 6 Polémiques et antidotes contre certains mythes et mantras gauchistes et La Fable de l’illégalité).
Aucun des intervenants ne fit allusion à l’expérience du mouvement anarchiste, notamment espagnol, quant à la liberté d’expression. Aucun des intervenants ne cita les écrits de Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Malatesta, Berneri, etc. sur cette question. Comme si jamais les anarchistes n’avaient réfléchi à ce problème avant le Pape du mouvement libertaire Noam Chomsky.
On eut droit seulement à un exposé de N. Baillargeon sur… John Stuart Mill, ce théoricien du libéralisme capitaliste, à propos duquel Marx écrivait déjà « Sur une plaine toute plate, un petit tas de terre semble une colline ; on jugera de la platitude de notre bourgeoisie actuelle en prenant le calibre de ses “grands esprits”. » On ne saurait mieux dire.
Car que nous apprit N. Baillargeon en puisant dans la pensée de ce « grand esprit » ? Qu’il y avait d’un côté le « principe de préjudice » et de l’autre le « principe d’offense ». Le principe de préjudice étant qu’il fallait à tout prix protéger la liberté d’expression sauf quand une idée peut causer un tort immédiat et grave à quelqu’un (le meurtre ou le viol, par exemple). Et le principe d’offense étant selon N. Baillargeon un mauvais principe car toute personne peut se déclarer offensée par une opinion contraire à la sienne et vouloir l’interdire.
Ni Baillargeon ni aucun des libertaires présents n’évoqua la question des « idées » fascistes et nazies. Peuvent-elles, oui ou non, causer un tort immédiat et grave à autrui, et pas simplement aux militants libertaires ou gauchistes qui les combattent — enfin quand ils ne luttent pas contre l’horrible répression dont seraient victimes les fascistes ? Quand Jean Robin (animateur du site Enquête et Débat) intervint dans la salle pour évoquer la « dictature des minorités », aucun des trois libertaires présents à la tribune ne fit remarquer qu’il s’agissait là d’une des expressions codées de l’extrême-droite pour dénoncer la présence de minorités « étrangères » indésirables, les droits des homosexuels, les grèves des transports, le pouvoir des syndicats ou les lois contre les discriminations. Seul P. Raulin eut un tout petit peu plus de flair que ses deux amis libertaires en soulignant qu’aujourd’hui le combat pour la liberté d’expression était surtout un combat de la droite pour la liberté d’entreprendre et d’exploiter. Mais il ne souligna pas que les caméras qui étaient en train de le filmer appartenaient justement à un site d’extrême-droite qui défend la liberté d’expression des fascistes, des racistes, des négationnistes et des antisémites !!!
Aucun de nos trois libertaires ne nous expliqua s’ils étaient d’accord, oui ou non pour protester contre des meetings fascistes, des librairies négationnistes, des tracts fascistes. Aucun ne nous dit quelles étaient les formes d’action libertaires permises par leur conception selon laquelle la liberté d’expression pour les fascistes devrait être totale. Sont-ils oui ou non pour des manifestations musclées contre des meetings fascistes ? Sont-ils oui ou non pour chasser les fascistes d’un marché, d’une sortie de métro, des portes d’une entreprise ? Dans ce cas, de telles pratiques ne sont-elles pas contradictoires avec leur défense abstraite de la liberté d’expression pour toutes les idées, quelles qu’elles soient ?
Ou alors souhaitent-ils simplement organiser de gentils piquets de protestation, évidemment protégés par la police de l’État démocratique, chaque fois que les fascistes occupent l’espace public ?
Restant dans le ciel éthéré des idées d’un philosophe libéral-capitaliste du XIXe siècle, ou se contentant d’égrener les atteintes à la liberté d’expression commises par les multinationales ou les trusts de l’édition, nos libertaires n’ont jamais abordé, en tout cas durant les 90 minutes qui sont retransmises sur le site d’extrême-droite Enquête et Débat, les questions qui nous intéressent vraiment.
Que faire face à la présence des fascistes dans l’espace public ? S’agit-il simplement d’un combat d’ « idées » poli entre Julius Evola (ou Adolf Hitler) d’un côté et John Stuart Mill (ou Noam Chomsky) de l’autre ? Les arguments frappants utilisés par les fascistes sont-ils seulement faits de papier, ou utilisent-ils le nunchaku, la barre de fer, le Semtex et le flingue pour mieux marquer des points dans les « débats d’idées » ?
Yves Coleman, 19 juin 2011 – Mondialisme.
Quand Radio-Libertaire supprime 2 émissions …
… parce qu’un-e animateur-trice a osé demander des explications sur une tribune offerte aux sbires de Riposte Laïque.
Bonjour. Bien entendu solidaire de cette protestation je tiens à ajouter que ce n’est pas la première fois que je suis choqué de ce qui se raconte sur cette radio, en ce domaine et autres. Ainsi le 12 mars 2006 les auditeurs auront-ils pu entendre une historienne stalinaude qui disposait d’un accès quasi-illimité à l’antenne, la nommée Annie Lacroix-Riz, parler du… « soi-disant génocidaire Milosevic », beuark-beuark-beuark.
Bien d’accord aussi avec l’ensemble des rappels ci-dessus concernant le Premier Amendment. Pour avoir habité les Etats-Unis je ne peux qu’entièrement confirmer et ajouter que MEME là-bas, contrairement à ce que tente de faire croire en Europe le fan-club de Chomsky : les hommes et les femmes de progrès sont loin de se laisser tétaniser par le seul nom du First Amendment. Et l’American Civil Liberties Union (équivalent local de la Ligue des Droits de l’Homme) en fit à la fin des années 1970 la cruelle expérience lorsqu’elle y perdit bon nombre de ses adhérents pour avoir défendu -au nom d’une conception dévoyée de la liberté d’expression- le « droit à manifester » de nazillons qui prétendaient défiler dans les rues de Skokie, une banlieue de Chicago qui abritait alors un nombre pas négligeable de survivants de la déportation…
Cordialement. Luc