De l’esclavage au salariat

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Introduction

 

Paroles d’anciens esclaves

« Les esclaves ont été maintenus en servitude et enchaînés à la terre. […] Voilà la prétendue liberté offerte à l’homme de couleur par les Yankees. »

« On a félicité Lincoln de nous avoir libérés. Mais qu’a-t-il fait en vérité ? Il nous a donné la liberté mais sans nous laisser aucune chance de vivre par nous-mêmes, et nous avons continué à dépendre de l’homme blanc du Sud pour le travail, la nourriture et les vêtements. Il nous a laissés dans un état de nécessité et de besoin. Un état de servitude à peine meilleur que l’esclavage. »

 

À propos de John Brown et de la tentative de prise de Harper’s Ferry

Un tel gouvernement national ne pouvait évidement pas permettre qu’une insurrection soit à l’origine de l’abolition de l’esclavage. Tant qu’à mettre fin à l’esclavage, il fallait du moins que ce fût dans des conditions totalement maîtrisées par les Blancs et uniquement lorsque les intérêts économiques et politiques des milieux d’affaires du Nord l’exigeraient. En fin de compte, c’est Abraham Lincoln qui incarnera à la perfection cette alliance entre les intérêts des milieux d’affaires, les ambitions politiques du nouveau parti républicain et la rhétorique humaniste. Il saura placer l’abolition de l’esclavage non pas au sommet de sa liste de priorité mais assez près tout de même pour qu’elle y soit propulsée sous la double pression des abolitionnistes et d’intérêts politiques plus pragmatiques.

Extraits d’Une histoire populaire des États-Unis, Chap IX : Esclavage sans soumission, émancipation sans liberté / Howard Zinn / 1980 (textes tirés de l’édition d’Agone, 2002)

 

Quand le 19 février 1861 le tsar Alexandre II promulgua par l’ouskase l’abolition du servage en Russie il eut ces mots : « Mieux vaut donner la liberté par en haut que d’attendre que l’on vienne la prendre par en bas ». La fin de l’esclavage en Russie témoignait alors d’une volonté des élites de ramener la paix sociale dans le pays. En effet, propriétaires terriens, patrons d’usines, capitalistes en général et politiciens craignaient un soulèvement majeur et terrible, la paix sociale étant fortement menacée par la colère qui grondait depuis de nombreuses années. En 1826-29 sont comptées 88 agitations [Mot pour désigner des exemples de révolte qui vont des actes d’insubordinations individuels ou collectifs à des émeutes. Ces chiffres sont à prendre avec des pincettes car fort imprécis.] pour 207 en 1845-49, chaque année en moyenne 7 seigneurs se faisaient trucider, des villages entiers disparaissaient pour échapper aux impôts et durant la guerre de Crimée (1854-55) de grandes émeutes éclatent. Il était donc nécessaire que la pression retombe sous peine de voir la situation exploser. De plus, cette réforme n’avait pas pour seule considération la situation sécuritaire, chose qui aurait pu être réglée en accentuant la répression, mais obéissait autant à des volontés capitalistes. Comme partout dans le monde, l’industrialisation se développait à grande vitesse et les usines nécessitaient de plus en plus de main-d’œuvre. Le servage fut un frein immense à cette expansion : la Russie était alors un pays essentiellement composés de paysans et les serfs des campagnes était attachés à vie aux seigneurs locaux, en conséquence de quoi ils n’avaient aucune liberté de circulation. Une fois cette contrainte du servage, et donc du déplacement des populations, levée par l’ouskase les paysans devenus « libres » purent aller grossir les rangs des travailleurs des usines.

S’il nous a semblé important de revenir sur l’exemple historique de la Russie tsariste et de la fin de l’esclavage dans divers contextes, c’est qu’aujourd’hui les mêmes mécanismes de contrôle de la paix sociale et de la pérennité de ce système basé sur le fric et le pouvoir sont à l’œuvre. À travers tous les textes réunis il est chaque fois possible de discerner un ou plusieurs aspects qui ont motivés les puissances coloniales et les États à mettre fin au servage : paix sociale à restaurer, motivations capitalistes et nécessités politiques, chacun d’entre-eux étant liés les uns aux autres.

L’existence de troubles et de mouvements sociaux qui mettent en danger les systèmes dominants ont toujours existé. La répression sous toutes ses formes est un moyen qui tend à écraser toutes volonté de révolte qui remet en question l’organisation sociale et le contrôle qu’exerce tel ou tel gouvernement sur la population. Mais quelques fois le bâton n’est plus efficace, il ne provoque plus la peur mais alimente le brasier, c’est alors que la carotte entre en action. On la retrouve quand il est offert à tel meneur un petit pouvoir personnel, de l’argent et des privilèges, quand un gouvernement cède sur telle revendication et concède quelques miettes par-ci par-là à un mouvement, quand un État lance des réformes sociales (assurance maladie, aides sociales…), etc. Le but commun du bâton et de la carotte est de faire baisser une tension sociale et l’un comme l’autre ont prouvé leur efficacité. Les motivations capitalistes sont très liées à cette dimension de la paix : sans un certain calme les affaires tournent mal, ou pas du tout. Si dans l’esprit réactionnaire raciste de beaucoup d’entrepreneurs des USA il valait mieux avoir sous sa botte des esclaves, ce sont des capitalistes tels que Lincoln qui comprirent le danger que représentaient les Noirs asservis depuis trop longtemps. Certains patrons virent vite où leurs intérêts se plaçaient dans la fin de l’esclavage : de un les Noirs se croiraient libres et perdraient une raison de se révolter, de deux ils resteraient enchaînés au travail désormais salarié sous peine de crever de faim. Pour parachever le tout ces ordures capitalistes ont alors pu faire les fiers et se vernir de beaux atours faussement humanistes servant leurs calculs politiques et de pouvoirs.

Pour la classe dominée le passage de l’esclavage au travail salarié fut comme passer d’une cage avec des barreaux en fer forgé à une cage où, là, les barreaux sont invisibles mais pourtant bien réels. Si le seigneur s’était mué en patron et le contremaître en flic, leurs rôles était toujours d’exploiter ce qui fut l’esclave et après le travailleur et de le réprimer dans ses élans de colère et de liberté. Les prolétaires n’ont rien gagné dans l’abolition de l’esclavage si ce n’est qu’un os à ronger, jeté par les puissants pour qu’ils se tiennent un peu plus tranquille. Désormais ils étaient « libres » de bosser ou de crever de faim mais ils étaient calmés [Et encore… Pour reprendre lʼexemple de la Russie : la fin de lʼesclavage entraînant une plus grande misère quʼavant des troubles éclatent un peu partout, on dénombre 137 émeutes en 1861, 400 en 1862, 336 en 1863, année où un calme précaire revient. Et cela sans compter les fuites de villages, protestations, grèves, soulèvements.]. Ce mythe de la « liberté » est quelque chose de très fort qui sert toujours et ce dans de plus grandes proportions à l’heure actuelle.

Quelconque émancipation ne peut jamais venir d’en haut, si ce n’est quelques miettes. L’État et le Capital tiennent à leur pouvoir et tentent à tout prix de le maintenir, c’est pour cela, et c’est l’unique raison profonde qui les animent, qu’ils ne laisseront jamais le prolétariat s’émanciper par lui-même et hors de son contrôle. D’une manière générale le fait de lâcher du lest par des réformes et des concessions est un moyen très efficace de casser un mouvement de lutte, même si celles-ci sont des freins dans la course au profit et au contrôle de la population. C’est pour cela qu’aujourd’hui il existe des droits démocratiques, des partis et des syndicats. En nous faisant croire que nous sommes libres de faire ce que bon nous semble ces ordures nous maintiennent dans le carcan de cette « liberté » créée par et pour les intérêts des dominants. Ce n’est pas une tare de ce système que l’existence de classes sociales qui s’affrontent, c’est sa constitution propre et obligatoire à son bon fonctionnement et à sa pérennité : il faut des dominants et des dominés, des exploiteurs et des exploités. Cet état des choses ne peut être détruit que par un bouleversement de l’ordre dominant et une destruction des rapports capitalistes et de pouvoir quels qu’ils soient.

Pour un monde sans esclaves, salariés ou non.

 

Contact des Éditions Gaston Lagaffe

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