De Lampedusa à la Villette

Ce texte vient de la volonté des quelques personnes de faire circuler par écrit une partie du débat qui traverse la lutte des Tunisiens de Lampedusa. Autant pour les haragas que pour les individus qui les ont rejoints de manières informelles. Les questions, les écueils et les limites rencontrés toute la semaine et pendant l’occupation du gymnase, étaient déjà induites lors de l’occupation de Simon Bolivar [Des récits de cette lutte circulent sur internet, que se soir sur les indymedias, la CIP ou le site cettesemaine.].

Si la chute de Ben Ali n’a pas créé un vide au niveau du pouvoir, une de ces conséquences a été, de manière éphémère et partielle, de desserrer le filet qui contient l’immigration vers l’Europe.

Une fois arrivés, de Lampedusa au parc de la Villette, c’est toujours la lutte pour la survie qui est en jeu. Le monde capitaliste ne connaît pas de répit. Ballottés entre les intérêts des États français et italiens, sur-numéraires sur le marché du travail des clandestins, les haragas se regroupent dans quelques squares et places, essentiellement dans le XIXe arrondissement de Paris. À la fin du mois d’avril, l’État en fait de la chair à flic, encerclant les distributions de bouffe caritative le soir, qui deviennent des guet-appens, ou les précaires campements tôt le matin.

Certains prirent part à la manifestation du 1er mai en cortège avec les slogans du mois de janvier en Tunisie. Le soir-même, ils occupèrent un bâtiment vide (propriété de la Mairie de Paris) au 51 avenue Simon Bolivar, avec comme affirmation « Ni police ni charité, un lieu pour s’organiser » et en se présentant comme les Tunisiens de Lampedusa.

L’occupation de Simon Bolivar a d’abord été une réaction, face à la violence et l’offensive de l’État et des rafles ciblant les haragas. À savoir si cette occupation pouvait être plus, le passage à la lutte ouverte, le point de départ d’une lutte contre la gestion capitaliste de l’immigration par l’État.

Après l’expulsion de Simon Bolivar, l’activité commune a tourné uniquement autour de la question de l’hébergement et son urgence. Sans déterminer, ni se préoccuper de l’objet de la lutte. Nous avons tenté, dans le but de poursuivre la lutte d’assumer l’hébergement et le regroupement des Tunisiens. Ce passage d’une occupation de lutte à un hébergement d’urgence a transformé les rapports entre les Tunisiens et le rassemblement informel qui s‘était assemblé, sentiment de dépendance pour les uns et de responsabilité pour les autres. Il a modifié, ou accentué, la vision que l’on pouvait avoir de la lutte. De fait, le rassemblement informel devenait plus préoccupé par la garantie de l’autonomie de la lutte des haragas que par la nécessité de s’organiser ensemble.

Si l’exigence d’un hébergement et sa revendication correspond à un besoin incontestable, et qui n’est pas en mesure d’être discuté ; il n’est pas obligatoirement l’objet principal de la lutte qui se joue à ce moment. Et c’est encore moins au rassemblement informel qui s’est allié avec les haragas d’avoir à proposer des ouvertures de squat ou autres solutions d’urgences. On passe d’une solidarité dans une lutte, à un simple rapport humanitaire. Avec toute la condescendance que cela implique. Laissons cela à ceux qui le font sincèrement et qui n’ont pas d’autres horizons, associations caritatives, distributeurs de soupe, regroupement de citoyens et autres joyeusetés de la société capitaliste.

La revendication d’un hébergement n’ouvre pas la lutte à qui voudrait la rejoindre, au moment même où elle a cruellement besoin de casser l’isolement, mais la restreint à la liste de ceux qui pourront finalement être hébergés. (On n’aborde pas ici le niveau totalement minable et scélérat des propositions de la Mairie, refusé à Simon Bolivar, mais finalement en passe d’être accepté au bout d’une semaine de lutte.) On réclame un hébergement aux conditions optimales, en sachant qu’il ne pourra pas y avoir d’obtention d’HLM gratuit ou de don d’immeuble par la Mairie, mais qu’elle renverra simplement au circuit dévolu aux sans domicile fixe.

La question des papiers, même si elle est toute aussi sujette à divisions et à enfermer dans ses particularités chaque groupe ou individu concernés, pose d’emblée le rapport à l’État. C’est un enjeu concret pour la survie, avoir ou pas de papiers détermine d’emblée les conditions de vie. C’est aussi une forme des rapports à l’État, à sa gestion sociale pour l’économie, au travail et donc au rapport social capitaliste. Ce dans quoi nous sommes tous englués. Ce en quoi on peut être solidaire dans la lutte pour s’affronter à l’État et casser — en partie — une segmentation qui nous traverse.

En dernière analyse, ce n’est pas cynique d’affirmer ceci : l’État aujourd’hui ne se pose pas la question de ce qu’il doit faire de ces haragas arrivés de Tunisie via l’Italie. L’État ne se demande pas s’il doit les expulser ou non, mais plutôt comment doit-il les expulser ? C’est dos au mur qu’il faut lutter, et la question des papiers est inévitable. Et le rapport de force à créer est tel que c’est d’emblée des papiers pour tous qu’il faut réclamer. C’est la seule revendication qui peut être partagée. Dans ce cas précis, il est très difficile de se sortir des problématiques d’urgence, mais c’est parce qu’on ne peut pas séparer la question de la survie du reste que nous nous sommes inscrits dans cette lutte au côté des Tunisiens.

Campement de fortune encerclé par les caritatifs et la police, rafles régulières, bataille de tous les instants pour se nourrir, s’habiller, dormir… C’est bien une lutte pour la survie qui est en cours, qu’elle prenne le prétexte d’une occupation ou d’autres formes. Ni offensive, ni défensive, elle en dit long sur la violence du capitalisme. Si elle a rencontré d’autres formes de contestation, comme l’exigence de démocratie ou la fronde des petits entrepreneurs, c’est aussi cette lutte pour la survie, pour l’exigence de la satisfaction des besoins qui s’est transformée en révolte cet hiver en Tunisie comme en Égypte. Attaquant commissariats, commerces et propriétés des Trabelsi-Ben Ali, elle a pu entraîner une purge au plus haut rang de l’État, et refuser les conditions de vie. Sur ce point, la lutte est toujours en cours.

Ni police ni charité
Des papiers pour tous ou plus d’État du tout

Quelques-uns, le 10 mai 2011.

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4 réponses à De Lampedusa à la Villette

  1. Les Tunisiens de Lampedusa à Paris manifestent samedi 21 mai et appellent à la solidarité

    Depuis le 7 mai, 100 à 150 Tunisiens sans papiers et à « visa Schengen » dorment au gymnase occupé de la rue de la fontaine au roi et beaucoup d’autres y passent. L’occupation a été tolérée sans que la Ville ne fournisse rien aux occupants, contrairement à ce qu’indiquent ses communiqués et à ce que déclare à la presse Pascale Boistard, chargée de l’intégration des immigrés.

    Nous, collectif des tunisiens de Lampedusa, fils de la Révolution, nous avons pris la tête de la manifestation du 1er mai. Nous avons pris l’immeuble vide avenue Simon Bolivar dont nous avons été expulsés violement par la police sous l’ordre de la mairie. Plusieurs ont été expulsés en Italie, certains sont encore enfermés au centre de rétention.
    Puis, nous avons pris le gymnase de la Fontaine au Roi, nous y sommes depuis le 7 mai. La mairie s’était engagée à reloger tous les occupants du gymnase, mais depuis elle a abandonné les négociations. Dans le foyer qu’elle propose à Saint Honoré nous n’avons aucune liberté : contrairement à ce qui nous a été dit, nous somme obligés de quitter le foyer le jour. Nous devons rentrer avant 23h. Nous ne pouvons recevoir des visites. Nous dormons jusqu’à sept par chambre. Nous somme filmés. La mairie débloque de l’argent pour les associations humanitaires, mais rien pour vivre ensemble.
    Nous exigeons un lieu pour vivre et s’organiser !
    Depuis que nous sommes arrivés, la police nous chasse partout où nous sommes (Quatre Chemins, Porte de la Villette, Belleville, occupation de Bolivar, etc.). Mais nous allons continuer à nous battre. En 2008, la France et la Tunisie ont signé un accord qui prévoit la délivrance de 9000 permis de séjour par ans pour les tunisiens. Le gouvernement a lui-même dit n’avoir accordé qu’une petite partie de ces titres de séjour et pourtant ils nous expulsent.
    Nous voulons des papiers pour tous, pour travailler, pour poursuivre nos études, pour avoir accès aux soins médicaux, pour circuler et vivre librement.
    NI POLICE NI CHARITÉ !
    UN LIEU POUR S’ORGANISER !
    PAPIERS ET LIBERTÉ POUR TOUS !

    Manifestation Samedi 21 mai 2011
    15h au square Porte de la Villette

    La mairie a fait savoir hier qu’un huissier viendrait ce jeudi constater l’occupation et qu’elle saisirait le Tribunal Administratif pour un référé expulsion… De nouveau, la mairie s’apprête à faire arrêter des migrants par la police.

    Pendant que des centaines d’autres migrants Tunisiens errent dans les rues à Paris et en Banlieue, en butte aux rafles de la police, les occupants du gymnase ne mangent pas à leur faim.

    Appel à la solidarité concrète, besoin crucial de nourriture midi et soir, de produits d’entretien, d’hygiène au 100 rue de la fontaine au roi, Métro Couronnes. Passez dès aujourd’hui pour faire nombre, soutenir et préparer la manifestation, prévenez collègues, amis et camarades.

  2. Ping : lundi soir l’enfer porte de la vilette et Tunisiens de Lampedusa à Paris, les négociations avec la Ville patinent, Manifestation à l’Hôtel de Ville : L'ALSACE LIBERTAIRE

  3. colporteur dit :

    Pour ce qui se présente comme une « partie du débat », je trouver bien trop rapide et en bonne partie infondée cette manière de (dis)qualifier d’emblée la satisfaction de besoins matériels comme étant une « question humanitaire ». C’est aussi un terrain d’auto-organisation (ou pas), qu’il s’agisse pour ceux en lutte d’utiliser à leur profit les moyens humanitaires dont disposent des associations, de constituer une caisse de solidarité, ou d’empêcher que la mosquée du coin viennent saboter les assemblées en y distribuant des sandwichs…

    Même chose, ne pas voir que par delà la question décisive du logement, les Tunisiens qui sont là aspirent à ne pas subir l’atomisation qui règne ici et veulent reconstituer une forme de vie communautaire (et pas nécessairement un habitat en commun dans tel ou tel squat affinitaire…), des espaces ou – comme c’est le cas « au pays » dans l’espace public lui-même, substantiellement différent de ce que nous connaissons nous – chacun n’est pas étranger à l’autre, ne pas entendre ce qu’ils disent lorsqu’ils parlent de « foyer », c’est- à-dire d’un lieu où il est possible de se rencontrer, d’échanger des infos sur « la survie » (logement, taff, répression), la lutte, ici et « au pays », c’est un peu trop insouciant par rapport à ce qui dans cette lutte particulière là revêt bien un contenu politique (dont nous, à papiers », avons à apprendre quelque chose). Il est sans doute encore tout à fait possible de prendre un lieu qui ai cette fonction de « foyer de la lutte » et d’arriver à ce qu’il dure un temps plus long, soit qu’il soit toléré. La Ville de Paris ne propose rien de possible mais se trouve en difficulté pour expulser après l’avoir fait à Bolivar, déclarations humanistes et électorales aidant. Et la Ville c’est l’État dans sa dimension et ses caractéristiques locales. C’est peut-être plus facile de commencer par imposer à ce niveau précis une forme d’asile et d’hospitalité.

    On sait que l’auto-organisation c’est pas de la tarte. Ce qui a été (en Tunisie) et est en capacité de {destituer}, n’est pas d’emblée du même ordre que ce qui permet d’inventer des modalités pour {instituer} ( et dans le deux cas comme dans le précédent, à chaque problème sa méthode, avec beaucoup d’erreurs nécessaires pour aller au vrai), spécialement quand peu des Tunisiens présents ont l’habitude d’écrire, et – dictature oblige – de se réunir (de parler à tous et pour tous), de décider ensemble en confrontant des arguments ce qui vaut d’être fait, ce que l’on tient ; ces modalités à trouver du comment faire de la politique pour son compte ne sont pas du même ordre que le fait, tout aussi politique, de prendre la rue, attaquer/détruire des rouages de l’état, écouter ou prononcer des harangues, etc. Les puissances de la foule, et celles du/des collectif(s) sont différenciées, et sans doute incommensurables.
    C’est ici et non en Tunisie (ou dans des têtes pleines d’idées a priori et pas toujours réceptives aux singularités, aux processus réels) que cela se passe. Il existe une tendance à voir dans cette situation ce que les habitudes, le désir veut bien y voir. Il y a pas moyen de prendre en compte ce qui s’y joue sans un apprentissage en commun (que divers savoirs préconstitués peuvent aliment à la condition qu’ils ne remplacent pas cet apprentissage situé)

    Les insultes (« manipulés ») à l’encontre des Tunisiens du communiqué de la mairie revendiquant l’expulsion de Bolivar ont été un facteur de constitution (dont l’écriture de textes Tunisiens a témoigné). Mais lorsque la Ville n’apporte pas de réponse (ou biaisées), s’absente de toute « négo », ne file pas la bouffe annoncée, pose des conditions sur l’usage du gymnase sans même fournir des produits d’entretien pour permettre qu’elles soient respectées, on est déjà dans une autre situation.

    « Des papiers pour tous », la formule est correcte mais elle risque de tourner au ‘fond de commerce’, au stéréotype (même en ajoutant ou plus de papiers du tout), sans prise ni apport à la lutte concrète. La formule a été inventée en 1996 parce quelle était nécessaire au moment où des collectifs de sans-papiers se créaient dans le sillage de l’occupation de Saint-Beranrd et où la tentation de revendiquer quelque chose sur la base de listes fermées des présents dans la lutte était forte, et renforcée par bon nombre de « soutiens français ». Nous sommes aujourd’hui bien loin de ce cycle de lutte alors naissant, et ne pouvons pas nous contenter (et les Tunisiens non plus) d’un tel mot d’ordre (il reste nécessaire mais il est de moins en moins suffisant pour quoi que ce soit).

    Le fait que si peu de monde à Paris se soit solidarisé concrètement avec la lutte en cours pourrait également poser question… Mais sans doute cela finira-t-il par être débattu, sous l’impulsion des Tunisiens où de ceux qui se sont solidarisés avec eux, ailleurs qu’ici. D’autant qu’il est question d’appeler à une nouvelle manifestation.

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