Tahrir russe

Ce texte de Mikhail Magid [un anarcho-communiste de Moscou] est adressé aux anarchistes russes mais il nous semble intéressant de le traduire en français car, à notre avis, il reflète bien l’ambiance qui règne aujourd’hui en Russie et les questionnements qui se posent aujourd’hui devant les anarchistes russes.

Tahrir russe

D’où ça vient ?

J’ai remarqué que tous les militants politiques, tous ceux qui étaient actifs ces dernières années, commencent à se demander les uns les autres : mais qu’est-ce qui se passe ? Comment se fait-il que la société russe, si apolitique, absolument non encline à protester, s’est soudainement soulevée ?

L’indifférence politique qui durait depuis 15-20 ans s’est terminée. Elle a pris fin rapidement, soudainement, de façon inattendue. Comment expliquer ça ? Bien sûr, en Russie, il y a des problèmes fondamentaux, ils ont certainement un impact sur la situation dans le pays. On peut parler de la pauvreté d’une grande partie de la population (surtout en province)… Mais, aujourd’hui, c’est Moscou qui se rebelle, la ville la plus riche de la Russie. On peut évoquer la corruption, mais elle existe déjà depuis longtemps. On peut parler de la crise économique mondiale qui affecte également la Fédération de Russie, mais la situation n’est pas aussi difficile qu’en 2009… Dans la recherche de réponses, je suis allé sur la place de Triomphe…

« La jeunesse mène la danse »

Il est intéressant de voir des milliers de jeunes, essentiellement des étudiants, dont beaucoup ont participé pour la première fois dans les actions et manifestations. Beaucoup sont venus par groupes. (…) En fait, l’ambiance sur place est plutôt gaie, les gens sont un peu excités, les jeunes ont clairement pris plaisir à la participation à ce meeting, il y a des émotions et de l’adrénaline. (…)

Aujourd’hui, le mécontentement couvre divers segments de la population. Sans doute, ce sont les élections qui en ont joué le rôle important : d’abord, des publicités ennuyeuses, puis les falsifications trop évidentes, trop flagrantes. Le fait que Poutine s’est fait sifflé à l’Olympique [Grand centre sportif à Moscou, où Poutine s’est fait sifflé par le public, lors de sa prise de parole après la victoire de Fedor Emelianenko contre Jeff Monson (combats « free fight »). Voici cette vidéo qui a été regardée par beaucoup de russes. (NdT)] a également joué un certain rôle : il semble que c’est ce sifflement qui ait fait éclater un barrage d’obéissance et de silence (ces « bouuuu » et sifflets sont maintenant devenus symboles de la protestation). Mais c’est la jeunesse étudiante qui sort sur l’avant-scène : une nouvelle génération qui était élevée dans une relative stabilité politique et sociale. Ils n’ont pas peur des cataclysmes sociaux, parce qu’ils ne se souviennent pas des années 90, mais la dictature d’un vieillissant colonel les irrite visiblement. Ils veulent des changements. En outre, le système politique et économique corrompu crée très peu d’ascenseurs sociaux pour eux, et les réformes d’éducation ne mènent à rien de bon. Soudain, la Russie est confrontée à la révolte des jeunes, des étudiants. Bien sûr, ce mouvement n’est pas aussi radical que celui des années 1968-1977 en France et en Italie, mais c’est déjà quelque chose. 5-10 mille de participants aux manifestations à Moscou pendant deux jours d’affilée est une situation impensable dans le passé récent.

En cas de nouvelles protestations, d’autres groupes sociaux et forces politiques commenceront à s’y impliquer en influençant sans doute le cours d’événements et les slogans des manifestants.

Les différentes forces

Si les manifestations continuent, ils vont inévitablement attirer toutes les forces hostiles au régime. Hier, un groupe de nationalistes est apparu lors du meeting. La presse écrit qu’ils tentaient de se battre avec les « Nashi » (sbires de Poutine, une jeune branche du parti « Russie unie »), et ont même jeté sur ces derniers des torches enflammées, mais je ne le voyais pas. Une fois, j’ai entendu des slogans « Russes en avant », mais à cause du bruit général et des sifflets, on ne pouvait pas dire qui l’a crié (À noter que certains manifestants ont tenté de résister aux « Nashi », quand ceux-ci ont forcé, rangs serrés, avec le battement des tambours, sur la foule.) (…) J’ai également aperçu des trotskystes distribuant leurs journaux.

Les anarchistes et Tahrir russe

C’est peu probable que dans un proche avenir aura lieu un vrai Tahrir russe : l’ampleur des protestations n’est pas encore la même. Mais pour toutes les forces politiques d’opposition, il est évident qu’elles ne peuvent pas se tenir à l’écart. Les jeunes venus au meeting sont prêts à discuter, à débattre. Hier, dans la foule, se sont spontanément formés, un peu partout, de tels points de discussion. D’autre part, spontanément, il y règne les humeurs démocrates. Les gens parlent au sujet des élections, de la corruption. Mais cela ne signifie pas qu’on ne peut pas discuter avec eux.

Nous pouvons et nous devons discuter, propager les idées du socialisme anti-autoritaire (libertaire) et international. Pour le moment, il n’y a pas d’autre révolution pour nous. En tout cas, travailler avec le « Tahrir russe » et différents mouvements est assez productif. Cette stratégie serait plus utile que de rester chez soi, dans l’espoir que « le prolétariat lui-même va faire une révolution auto-organisée », ou de jeter des bouteilles avec des cocktails Molotov dans les commissariats de police.

Cette stratégie n’implique en aucun cas aucune alliance avec les libéraux-démocrates ou avec des socialistes autoritaires (bolcheviks, sociaux-démocrates). Être dans la foule avec quelqu’un ou collaborer avec lui c’est très différent. Sinon, nous commencerons à penser que, en 1905 ou en 1917, les anarchistes n’auraient pas dû aller à des rassemblements de masse et de prendre la parole là-bas, parce qu’il y avait les bolchéviks et les cadets.

Au contraire, si nous allons à ces actions c’est afin d’y défendre notre ligne, pour mener une campagne en faveur de nos idées. Il est inacceptable de faire des actions communes, par exemple, avec des léninistes ou avec des social-démocrates du Vpered (En avant) et d’autres groupes semblables, sinon les masses ne comprendront jamais toute la spécificité des socialistes anti-autoritaires (des anarchistes et communistes à gauche) et en quoi elles diffèrent des socialistes autoritaires.

Bien sûr, si les flics commencent à arrêter et tabasser des gens manifestant pacifiquement sur la place, vous essayez de résister avec tout le monde, mais ça c’est autre chose.

En menant notre campagne, nous devons souligner la nécessité pour les masses de décider par elles-mêmes ce dont elles ont besoin, insister sur leur capacité de bloquer les actions du pouvoir et, dans la même mesure, du business (les libéraux n’en parlent pas). Il faut parler de la pauvreté de la majorité de la population et que les libéraux-démocrates ne seront jamais capables de résoudre ce problème (parce qu’ils ont déjà été au pouvoir dans les années 90 et que nous avons donc une expérience pratique de leurs idées). Il faut parler de l’inadmissibilité du remplacement des oligarques de Poutine par d’autres, parce que « les deux sont pires ». Il faut parler de l’alliance des gens de différentes nationalités qui se forme dans la lutte (la division ethniques profite uniquement au pouvoir). Enfin, il faut dire qu’il est inadmissible de restaurer le bolchevisme qui est aussi une dictature et un système d’exploitation.

Où on va

Si les résultats des élections reflètent, dans une certaine mesure, les résultats réelles, il s’avère que les grandes villes sont fortement opposés au Poutine-Medvedev, d’autres s’y opposent à cinquante-cinquante. Il y a une opinion (que certains sociologues partagent) que les grandes villes vont, en général, en avant et définissent la tendance du pays. Si c’est vrai, cela signifie que les humeurs dans la province sont en train de changer et vont changer. Ce processus peut être accéléré par de nouvelles élections présidentielles : la publicité de Poutine et de nouvelles falsifications vont irriter la population de plus en plus. Peut-être, les élections du président rassembleront des centaines de milliers des manifestants et non seulement à Moscou. Mais ce sera un long marathon sans issue prévisible à l’avance. Une « révolution arabe » russe ? Ça peut être elle.

On a ici le grand processus qui ne se limite pas à la Russie, il y a une vague révolutionnaire mondiale provoquée par la crise économique mondiale et l’épuisement des masses par le capitalisme néolibéral, qui, partout dans le monde, conduit vers l’accroissement de l’inégalité sociale, de la criminalité, de la pauvreté, vers la formation des dictatures (car il n’y a pas d’autre moyen pour contrôler la société pillée).

Il n’existe aucun moyen pour éviter une révolution mondiale, se cacher de ce fait-là, bien que personne ne garantisse sa victoire. Nous ne sommes que des pions dans ce mouvement grandissant. Je vois cette vague avec un sentiment presque mystique. Même Navalny [Une des personnes les plus connues parmi les opposants libéraux en Russie, en partie, grâce à son blog. Connu pour sa critique virulente de la corruption et du parti de Poutine « Russie Unie ». Pour plus de détails, voir l’article dans le Monde. Il a aussi un autre visage, celui d’un nationaliste qui vient à chaque marche russe (manifestation annuelle de l’extrême droite en Russie). (NdT)] n’est qu’un petit agent de changement, il ne fait que commencer à monter sur la crête d’une vague et rien de plus.

Cependant, la nouvelle révolution russe ne sera probablement ni socialiste, ni libertaire. Jusqu’à présent, dans la société, l’opposition est déterminée par deux tendances : démocrate-libérale et ethno-nationaliste. Ces éléments commenceront à s’ajuster les uns aux autres. Peut-être, ils s’uniront, dans une certaine mesure, grâce à Navalny, leader de l’opposition le plus populaire, participant régulier à la fois des rassemblements démocratiques et des marches russes (manifestation annuelle de l’extrême droite en Russie, NdT). Cela signifie que l’énergie de la protestation sociale ira dans un mauvais sens, conduira à la seconde édition des années 90. Certains oligarques seront remplacés par d’autres, avec une seconde édition d’Eltsine, en tête.

Les anarchistes et communistes de gauche ne peuvent pas actuellement avoir un impact majeur sur le processus révolutionnaire. Mais ils peuvent désormais utiliser le redressement social et les protestations pour fortifier leurs propres rangs et pour augmenter leur influence sur les masses. Mais pour ce faire, il faut, premièrement, participer aux événements, deuxièmement, se distinguer clairement de toutes les forces hostiles au socialisme anti-autoritaire (les démocrates, nationalistes et bolcheviks), et, troisièmement, il est nécessaire d’apprendre à parler aux gens et agir dans les conditions d’un vrai mouvement de masse.

Mikhail Magid – le 7 décembre 2011,
Traduit du russe (Shraibman).

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