NE MORALISEZ PAS, NE JUGEZ PAS, NE PRENEZ PAS DE PHOTOS (sur les émeutes prolétariennes en Angleterre)

 

« Il existe une classe sous-prolétarienne en Angleterre qu’il y a nulle part ailleurs. Blancs, peu éduqués, dépourvus de tout moyen d’évolution sociale, ils sont l’exemple parfait des résultats du capitalisme anglo-saxon et de son programme déshumanisant. La perversion anglaise, c’est de rendre cette population fière de leur misère et de leur ignorance. La situation est sans espoir. J’ai plus d’espoir pour la jeunesse de nos banlieues. »

Jean-Baptiste Clemence ; « La chute » d’Albert Camus, 1956.

Ce matin, quelqu’un s’est tourné vers moi et m’a dit qu’il pensait qu’il y avait quelque chose d’étrange par rapport à ce pays, dans le sens qu’il y a toujours eu cette classe sous-prolétarienne que la plupart d’autres pays européens ont évité. J’ai répliqué en mentionnant les troubles dans les banlieues de Paris, il y a quelques années, mais dans ce qu’il a dit, il avait toutefois raison. Ces pays affichent une image écœurante de sophistication, de haute cuisine, de haute culture, de valeurs civilisées, de thé et d’intellectualisme, mais ici comme là, leurs dessous obscènes font irruption pour se révéler à tout le monde.

C’est quelque chose que l’on pourrait appeler une culture Fritzl, en référence à cet homme autrichien qui a réussi à maintenir une façade plaisante dans son domicile suburbain, qui a causé avec ses voisins, qui est allé au travail, qui a élevé des enfants tout en gardant ce secret horrifiant dans sa cave, la famille incestueuse cachée qu’il élevait. C’est cela, notre société néolibérale et cela se reflète dans les reporters de la BBC montrant les cafés branchés avec leurs vitres cassées à Enfield et continuant à nous bourrer le crâne avec leur bavardage terne et ignorant.

Qu’est-ce qui a été révélé ces derniers jours ? Bon, on peut voir que ce n’est évidemment pas la même chose que les émeutes à Brixton ou à Broadwater Farm dans les années 1980, ou même à Notting Hill en 1958. Il semble que les premiers événements à Tottenham aient probablement été déclenchés par les tirs policiers mortels sur Mark Duggan, mais cela a clairement fait appel à une rage qui dépasse des questions de police et d’ethnies. En quelques heures, des émeutiers, surtout des jeunes dont beaucoup noirs, mais comportant toutes les ethnies, ont bouté le feu à une partie de la High Street et ont cassé et pillé les magasins le long de la rue. Les « leaders des communautés » ont été présentés à la télé comme c’était prévisible ; David Lammy qui a émis une condamnation condescendante accompagnée des chants des chahuteurs en arrière-plan, et le révérend Nims Obunge qui a affirmé sa préoccupation, tout autant condescendante, quant à l’inégalité, y ajoutant des lamentations sur la violence et précisant à quel point celle-ci n’était pas nécessaire.

En réalité, ils ont clairement perdu le contrôle de la situation à ce moment-là. Ce n’était pas une émeute ethnique, ou même tant politique. Ce qui est nouveau par rapport à ces émeutes, c’est qu’elles ont l’air perversement non-politiques, et quasiment purement économiques. Jusque là, ça n’a pas été une émeute contre la police en tant que telle, mais contre des vitres de magasins brillantes. La destruction a surtout visé des commerces, le pillage de magasins de téléphone, l’invasion de McDonalds pour faire des burgers, la prise de magasins pour distribuer des boissons. La télé a montré l’image des pillards de Debenhams, ayant eu libre accès au lieu pendant une heure et demie et en ayant sorti tout ce qu’ils ont pu. Il y a aussi un sentiment transgressif et carnavalesque – pourquoi cibler un magasin plein de costumes chics ? Les énormes feux ayant allumé l’horizon y contribuent plutôt qu’ils ne réduisent cet effet.

On est donc effectivement face à ce que Theresa May appelle de la « casse gratuite » mais cette phrase a bien sûr déjà perdu sa valeur puisqu’elle a été employée par rapport à UK Uncut et les manifestants étudiants. Mais cette fois-ci, la gauche aussi penche déjà dans ce sens. Maintenant, ce n’est pas du soutien inconditionnel – l’IWW s’est manifesté et a déclaré sur Facebook qu’ils ne soutenaient pas les attaques contre les « domiciles ouvriers » dans des quartiers pauvres – je ne dirais pas du tout que c’est une mauvaise évaluation, c’est politiquement juste, mais il faut aussi voir comment cela correspond avec la présentation médiatique et gouvernementale de l’émeute comme destruction terroriste par plaisir de détruire. Le commentaire de The Commune sur Twitter illustre mieux cette tension, il demande de « trouver le juste milieu entre le caractère justifié et légitime des émeutes » et la légitimité des gens ayant peur des « trucs stupides ».

Cette question est largement sans rapport avec le sujet, comme s’il importait comment « nous », le petit milieu de la gauche radicale, « on » choisit de l’évaluer ou qu’est-ce qu’« on » en pense – nous n’avons aucune importance, notre jugement est sans importance et toute tentative d’introduire un jugement moral entre différentes formes de violence est une trahison du principe révolutionnaire. Ce n’est pas une manière révolutionnaire de penser puisqu’elle ne conçoit pas la société et la violence à l’intérieur de celle-ci comme une totalité. Ce qui se passe se passe, c’est le résultat de forces auxquelles on doit répondre et qu’on doit comprendre. Et je pense que là, l’analogie avec Fritzl s’impose car on se trouve face à une nouvelle dialectique entre le régime consumériste néolibéral et le pillard, ce que quelqu’un a appelé le « consommateur raté », ceux qui ne voient plus le besoin de formuler leurs revendication en de termes politiques, mais de simplement prendre ce qu’ils veulent.

Et c’est sérieux, ce n’est pas pour les dénigrer, c’est peut-être le seul moyen pour que cela arrive, pour que tous ces jeunes laissés aux marges de cette société puissent s’y engager et lui résister. C’est leur expression ; l’État fera tout pour la contenir. Mais on sait qu’elle ne disparaîtra pas tant que cette société intensifie les mesures d’austérité. L’État s’est évidé par les exigences du capitalisme financier et toutes les discussions sur le retour à la social-démocratie ne sont que un faux raisonnement et un rêve.

Il faut qu’on reste loyal envers cette crise. Il faut que nous soutenions l’irruption de ceux que l’on n’entend pas et dont on ne parle pas dans notre société obscène. Il est assez cohérent que les bourses chutent un peu partout et qu’en même temps, cette histoire est éclipsée par la violence d’en-bas. Ce sont les meilleures conditions auxquelles on pouvait espérer, de nos jours. Il faut cependant que l’on réalise que le problème n’est pas l’excès de telle ou telle action, mais le fait que les émeutiers ne sont simplement pas assez radicaux. Il faut que l’on les radicalise davantage, que l’on les politise et que l’on fasse en sorte qu’ils se prennent aux véritables cibles de notre aliénation et notre pauvreté – non pas les domiciles ouvriers, mais le régime capitaliste fléchissant. Il faut que l’on soutienne la rage tout en la rendant politique et ainsi faire en sorte qu’elle devienne quelque chose de réellement puissant et dangereux – un moment révolutionnaire plutôt qu’une émeute.

The Commune, 9 août 2011 – Traduit de l’anglais par Le Réveil.

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2 réponses à NE MORALISEZ PAS, NE JUGEZ PAS, NE PRENEZ PAS DE PHOTOS (sur les émeutes prolétariennes en Angleterre)

  1. Marx dit :

    Fils-de-putes de gestionnaires!

    « les émeutiers ne sont simplement pas assez radicaux. Il faut que l’on les radicalise […] les politise et que l’on fasse en sorte qu’ils… »
    Gérer, analyser, organiser tout ce qui lui échappe.
    Putain de « petit milieu de la gauche radicale » putrescent.

    La gauche est ce qui a empêché le capitalisme de se désintégrer jusqu’ici.
    Elles crèveront main dans la main.

  2. eqrgheh dit :

    Mouais… S’en prendre à des domiciles d’ouvriers, n’est-ce pas une critique en acte de l’urbanisme ? Est-ce que le fait qu’ils appartiennent à des ouvriers, à des chômeurs ou à des blonds aux yeux verts a une réelle importance ? Est-ce que par politiser il faut entendre : « faire des émeutiers des militants de la gauche radicale » ? Dans ce cas ce texte est nul.

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