[Marseille en guerre] 2013 et le grand bluff culturel

D’ores et déjà l’opération « Marseille Provence 2013 capitale européenne de la culture » a créée l’unanimité, que celle-ci soit « in » ou « off ». Alors même que la Chambre de Commerce ne fait aucun mystère de l’objectif poursuivi, qu’Euromediterranée s’est fait le plus zélé propagandiste de l’événement, tout le monde salive, comme un troupeau de klébards pavloviens, au simple énoncé du mot culture, y compris les pseudo-critiques de 2013. Obtenir un tel consensus, voilà qui inaugure une nouvelle forme de gouvernance.

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Marseille, le vieux port, 1943.

Une vaste entreprise de normalisation urbaine, dont on peut déjà mesurer les effets destructeurs, se trouve opportunément cautionnée par la promesse d’une animation culturelle continue pour l’an 2013. Tout le monde voit bien ce qui se passe à Marseille à ras du sol, mais hausse le regard vers la parousie culturelle promise pour 2013, et feint de ne pas voir ce qui pourtant crève les yeux : ce pseudo-événement sera avant tout un accélérateur d’Euroméditerranée. Et des autres saloperies qui vont avec. Le palace d’AXA qui occupe l’Hotel-Dieu sera-t-il prêt pour 2013 ? se demande anxieusement La Provence du 25/06/2010.

Culture à tout faire

Le premier enseignement à en tirer, c’est que dans les pays occidentaux la culture est devenue le mode de gestion et de contrôle spécifique à notre époque. Et il est temps de mettre en cause le statut dont elle se trouve investie. Le caractère vague, indéfini et passe-partout du mot culture est le gage de son efficacité, de sa capacité à produire des effets politiques d’autant plus forts qu’ils agissent en douceur. La culture est devenue le paradigme de la vie dans les sociétés occidentales.

La culture est aujourd’hui l’unique instance qui confère au monde d’étrangers dans lequel nous vivons les apparences d’une société – ses promoteurs l’opposent d’ailleurs à la religion, instance concurrente qui connaît ces derniers temps un regain. Latarjet [Ex-directeur de Marseille 2013, démissionnaire en 2011] nous présente ainsi 2013 comme l’antidote à la menace de l’islamisme. On pourrait utilement se questionner sur cette concurrence soudaine de la religion et de la culture, qui suggère une similitude de fonction entre les deux.

Comme tout marché, la culture suppose la liberté de choix individuel. D’où l’éloge de la différence qui revient inlassablement dans le discours culturel, et va curieusement de pair avec le refus de toute opposition, de toute conflictualité possible.

Comme la religion, la culture rassemble. Mais si l’œcuménisme religieux inclut tout en excluant, la culture est censée garantir tolérance et ouverture. La culture valorise les différences parce qu’elles sont la source d’un infini renouvellement des produits. En même temps elle rend toute différence insignifiante, anéantissant toute contradiction, mixant et agrégeant à l’infini ce qui est hétérogène.

Cette obsession du rassemblement, ce souci pour la suspension des divergences – dont le festival est le moment culminant – est le propre d’une société désagrégée, obsédée par les fractures innombrables qui la traversent.

Dans le cas précis de Marseille, la capacité à générer du rassemblement, qui est le propre de la culture, apparaît comme une puissance politique d’autant plus redoutable qu’elle semble inaperçue, noyée dans l’atmosphère de festivité convenue qui accompagne l’annonce de tels événements.

Quelle puissance en effet, pour opérer de tels rassemblements de foule sans conséquences – alors que la dispersion d’une foule, après une manif ou un match, est toujours problématique pour les responsables du maintien de l’ordre, le public d’un spectacle culturel s’évanouit gentiment aussitôt celui-ci terminé…

Dans le mixeur…

La culture constitue une vaste zone d’indistinction où circulent des produits spéciaux, réputés différents des autres. Un film d’avant-garde bulgare et un concert d’acid-jazz, un roman de Houellebecq et un CD de world-music, une pièce de Molière et un show de Manu Chao, un spectacle de rue de Generik Vapeur et un défilé folklorique provençal, un documentaire sur la vie des Pygmées et une conférence de Michel Onfray, une visite guidée du Panier et une exposition d’art brut, un concert de musique de chambre et une expo de photo, tous ces produits ont ceci de spécial, par rapport à la masse des produits industriels, qu’ils prétendent avoir du sens. À défaut d’avoir de l’âme comme un fétiche africain, ils auraient du sens.

Dans sa définition française classique, la culture est inséparable de l’écrit, qu’il s’agisse du roman, du théâtre ou de la musique, les arts plastiques eux-mêmes bénéficient de la publicité écrite – on est ainsi invité à acheter le catalogue de l’exposition, que l’on prendra soin de déposer bien en vue sur la table basse du salon.

Toute cette culture qui agrémentait l’existence du bourgeois s’est démocratisée peu à peu via l’enseignement secondaire et les médias – il fallait apporter la culture au peuple, soupçonné de se complaire dans des divertissements dépourvus de sens, séries télé, football, etc.

Surtout, il fallait trouver un sens là où l’expérience vivante de l’individu abstrait, séparé des autres, caractérisant la société civile bourgeoise, semblait tragiquement dépourvue de sens. La culture constituait la sphère où cet individu pouvait momentanément trouver un sens, non tant à sa vie qu’à son impuissance à vivre : de Flaubert à Baudelaire, de Proust à Céline, la littérature française est d’abord un panégyrique de la névrose.

Culture contre cultures

Les anthropologues furent, durant les deux siècles précédents, les principaux porte-parole de la notion de « culture » dans les périphéries du monde occidental.

Parler de culture, dans l’anthropologie classique, était une façon de prendre en compte l’existence d’autres mondes, d’une infinie variété de mondes, et de dire que l’universalité de l’expérience humaine résidait dans cette infinité.

Mais simultanément, c’était réduire ces mondes aux catégories de la pensée occidentale – nul ne parlait de culture dans des mondes où ce qui faisait sens était étroitement chevillé à l’expérience commune et au lieu où l’on vivait. De fait, anthropologues et ethnologues ne découvraient ces mondes qu’au fur et à mesure qu’avançait la colonisation de ces territoires habités, et donc la destruction de leurs modes d’occupation.

Nous avons cru, dans un premier temps, pouvoir opposer à la culture la notion de culture populaire. Ce faisant, nous en avons surtout mesuré les faiblesses. Non pas au sens où un degauche nous objectait que « dans populaire il y a populiste » – sous-entendu une culture au rabais, destinée au vaste public de ceux qui n’ont pas fréquenté les mêmes établissements d’enseignement supérieur que l’intellectuel degauche en question.

Nous voulions, face à l’institution culturelle, nous armer de l’altérité des cultures orales, de celles qui ne laissent pas ou peu de traces patrimoniales et qui n’ont de sens que dans la relation directe entre les protagonistes. Mais nous n’avions recours à ce terme de « culture populaire » que par défaut – au sens de Marcel Mauss, « Est populaire tout ce qui n’est pas officiel ».

Déjà, pour être cohérent, il n’aurait fallu n’employer ce terme qu’au pluriel : en dehors de « ce qui est officiel » il n’existait que des « cultures », il n’existait que des mondes.

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César, expansion.

La vie et l’informe

C’est quand la vision se rétrécit à un seul monde – celui dominé par le capital et la technologie – qu’on peut finalement parler de « la culture ». Mais il est difficile de se réclamer des cultures populaires quand c’est jusqu’à l’imaginaire le plus profond qui est colonisé par la logique marchande.

Où sont à présent les mythes et les rêves, où sont les légendes et les contes, où sont les dialectes et les argots, où sont les jeux et les défis, les chants et les danses, tout ce qui donnait effectivement sens à la vie de chacun au sein d’une communauté, tout ce qui introduisait une médiation collective entre l’individu et l’univers au sein des classes laborieuses ?

Ces formes d’expression qui n’appartenaient qu’à la plèbe, et dont nous sommes peu ou prou dépositaires, nous sont hélas impitoyablement arrachées. Elles se retrouvent congelées et stockées comme éléments disparates du patrimoine culturel de l’humanité. Elles finissent tôt ou tard dans un musée, un festival ou un magazine d’Arte.

Il suffit de voir comment une ville qui avait si mauvaise réputation a pu devenir à la mode en si peu de temps grace à son « bouillonnement culturel ».

Un siècle après que Mauss ait formulé le programme de l’ethnographie, ces cultures – nous préférons dire ces mondes – ont été broyées sous le rouleau-compresseur de la culture. Mais cela ne veut pas dire que des pratiques ne peuvent pas ressurgir dans leur vérité initiale, quand la révolte gronde : il suffit de voir comment, dans certains pays d’Amérique latine, en ce moment-même, rappers et graffeurs expriment sans concession la colère de la rue. À ce moment-là il n’est plus question d’animation culturelle, mais de guerre sociale… Car toutes les formes d’expression de la plèbe – qui sont avant tout des formes de vie – ne sont pas mortes, comme le claironnent joyeusement les franchimands de tout poil. Elles demandent simplement à être sollicitées selon les formes…

Et des pseudo-réjouissances comme Marseille Provence 2013 n’ont pas de forme.

Fun sans fin

Nous proposons donc une définition de la culture adaptée à notre époque.

Nous désignerons désormais sous ce terme un dispositif de gestion et de neutralisation des intensités vécues. Le fait qu’il existe un ministère de la Culture devrait au demeurant attirer notre attention sur le caractère stratégique de ce dispositif.

De même l’importance des budgets culturels, dans les institutions eurocratiques comme dans les collectivités locales, confirme cette évidence. De pseudo-événements comme 2013 ne sont que des opérations tactiques menées dans le but d’étendre le contrôle de ce dispositif sur les corps et les âmes. D’occuper des territoires de façon préventive.

Il est évidemment difficile de discerner les contours d’un tel dispositif, tant ce qui le caractérise est avant tout son élasticité, sa capacité de s’insinuer en douceur. Les dispositifs disciplinaires de jadis suffisaient à un système fondé sur des normes simples, norme de fabrication ou norme administrative. Ce qui faisait sens était simple et sans discussion : la patrie, le travail, voire l’édification du socialisme.

L’efficacité du dispositif culturel tient par contre à sa capacité de discipliner en douceur les corps et les âmes en leur offrant une capacité de divertissement presque infinie. Le fun sans fin, telle est la norme affichée désormais. Mais faites le moindre écart, et les agents de sécurité vous reconduiront à la sortie…

Le dispositif culturel indique la forme vers laquelle convergent actuellement toutes les formes préexistantes d’exploitation du travail. Supprimer le caractère répétitif attaché au travail industriel – à une époque où tout est désormais produit de façon industrielle – en recourant à la créativité du travailleur, à sa capacité d’innovation et d’invention individuelle, telle est la prétention affichée par les capitalistes postmodernes.

Là où nous ne voyons qu’une phraséologie creuse destinée à stimuler des employés mal payés et confinés à des jobs sans intérêt, des crétins comme Richard Florida voient se lever une aube radieuse sur la « ville créative ». Il ne manque pas d’émules de Florida à Marseille en ce moment : le rôle de la culture dans une ville qui constituait voici encore dix ans une immense friche industrielle se fait ainsi évident.

Non seulement au sens des effets entraînés directement par l’animation culturelle, mais au sens où celle-ci sert de matrice aux nouveaux modes de production post-industriel. Il y a plus. La culture, jusque là principalement destinée à la sphère intérieure, envahit l’extérieur et nous impose une certaine relation à l’espace.

Tous au musée

Une opération comme Marseille 2013 veut activer l’afflux des touristes et des néo-marseillais. Elle veut, de façon plus générale, faire des habitants même de la ville des touristes qui visitent. Un parcours d’ambiance, voilà ce que la ville est en train de devenir. Ici l’esthétique vient jouer son rôle d’habillage.

Plus de lieux habités, où l’on rencontrerait l’épaisseur d’une occupation humaine, mais un parcours aménagé. On pose une ambiance. Une multinationale vient écraser tout Marseille avec son siège social, et l’on ne prétend voir que l’originalité du dessin de Zaha Hadid.

De même le bunker du MUCEM vient effacer toute vie sur l’esplanade du J4, que les habitants du Panier et de la Joliette s’étaient vite appropriés une fois démolis les hangars : les mamas arabes et leurs bambins, les minots avec leurs skate-board, les adultes qui jouaient à la pétanque, tous ces gens vont dégager. Et disons-le clairement, béton pour béton, nous préférions encore les bâtiments du Port. Le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, dont la construction a débuté en fanfare le 30 novembre 2009, viendra s’imposer comme un objet esthétique de plus.

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Pose des premières pierres du Mucem.

Les gens qui vivent de la culture pourront admettre que l’on dénonce « Les Terrasses du Port », vulgaire centre commercial sur les quais de la Joliette, mais pas le MUCEM. Pourtant, l’identité de conception, aboutissant au même type d’espace clos en forme de bunker, suffirait à dénoncer la parenté.

Ce sont deux non-lieux voués à la consommation. Simplement, le MUCEM est supposé renfermer des produits nobles, que l’on ne peut acheter mais seulement contempler. Les « civilisations » de la Méditerranée sont vivantes dans des pratiques – à Marseille même, le trabendo de Belsunce, par exemple. Au MUCEM, elles seront réduites à des objets.

Au bout du compte, que vont nous dire, nous apprendre ces objets que nous n’aurions appris de la fréquentation des autres Méditerranéens qui peuplent la ville ? Nous pensons que ce musée sera un tombeau.

Mais il ne suffit pas que nous soyons inondés de produits culturels, on prétend nous mobiliser régulièrement pour défendre la culture, que l’on suppose toujours exposée à l’obscurantisme menaçant. On argue en ces occasions du caractère non marchand de la culture.

Une classe sociale, subventionnée et sponsorisée, qui détient le monopole de la parole – car la culture est aussi cela – nous tance doctement.

Une entreprise de déminage

Diminue-t-on les subventions d’un théâtre (toujours financé à perte), que les théâtreux s’empressent de crier au fascisme. Nous, ne voyons là que de petits prétentieux défendant leur prébende.

En réalité, la culture est depuis longtemps un enjeu suffisamment important pour qu’il vaille la peine de la financer à perte. Non seulement parce que les « retombées économiques » justifient en dernière issue de tels investissements publics ou de tels sponsorings – ce que ne cessent de répéter depuis des années tous ceux qui parlent de réconcilier business et culture, discours évidemment amplifié à l’approche de 2013.

Mais les bénéfices induits échappent en fait à tout calcul comptable d’entreprise – la culture définit un secteur réputé d’intérêt public, comme l’énergie ou la sécurité. Le problème n’est pas de faire le tri dans la masse de produits culturels qui se déverse sur la ville.

Le fait qui nous importe est bien que la culture soit en dernière issue une entreprise de déminage systématique.

Le rapport au monde qui se construit à travers la culture est de nature à vider toute chose de son énergie et de sa vérité – la World Music en étant un exemple particulièrement flagrant. Cet envahissement du social par le culturel est tel qu’il est facile d’y voir une opération visant à produire artificiellement du « lien social » là où toute forme de vie sociale réelle a disparu.

Car ce que l’on persiste à définir comme « société » est d’abord l’agrégation, sans débat ni contradiction, de gens qui n’ont plus rien en commun. Toutes gens agrégées via des normes de comportement, dont l’une des plus évidentes est bien l’équivalence générale des goûts et des opinions individuelles, dont on ne saurait discuter du moment qu’il y en a pour tous sur le vaste marché des produits culturels.

Il ne suffit pas que les hommes soient toujours plus atomisés, il faut aussi les tenir rassemblés – et non pas assemblés. La procédure du rassemblement est au cœur du dispositif culturel.

Ce qui apparaît à présent comme l’essence même de la culture est la perte générale de la communication, dont l’évidence s’impose à nous à travers sa forme la plus sensible, l’effondrement de tout langage.

Il n’y a plus aucun sens à opposer une culture de qualité à une culture massifiée. Cette opposition, qui sous-tendait les analyses de l’École de Francfort, est caduque depuis longtemps. Nous n’en sommes même plus à dénoncer le caractère commercial de la culture, mais son caractère politique. Après tout, que la culture devienne une marchandise était fatalement inscrit dans son être.

Le détachement qu’impliquait la culture classique – l’acte de mise à distance de soi et du monde qu’opérait le lecteur d’un roman classique ou le visiteur d’un musée d’art – s’inscrivait dans une perspective générale de désenchantement collectif.

Que les technologies du XXe siècle aient permis de systématiser cette posture au détriment de toute forme de communication fut la grande opportunité de la culture.

À l’époque de sa reproduction massive, l’objet culturel perdait en sacralité, se banalisait tandis que la sphère tout entière de la circulation des biens culturels venait à acquérir inversement un statut quasiment religieux, intouchable.

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Marseille, la « Cow parade ».

La cage de fer du moi

La vie entière de la cité s’annonce désormais comme une immense accumulation de biens et d’événements culturels. Au moment où la vie dans la métropole capitaliste apparaît tragiquement dépourvue de tout sens, la culture ré-assemble les créatures atomisées qui peuplent l’espace métropolitain – qui le peuplent, à défaut de pouvoir l’habiter.

Un divertissement qui est supposé avoir du sens, au contraire de la télévision la plus ouvertement commerciale ou du football. Et dans lequel chacun opère cette mise à distance rassurante du monde, sur lequel il pose un regard singulier, ouvert, tolérant et même curieux – mais jamais au-delà du regard.

En cela la culture n’usurpe pas son nom, il s’agit bien de cultiver quelque chose, en l’occurrence le regard. La culture nous plonge dans le spectacle du monde. La suspension indéfinie des hostilités, telle est le contenu de la culture à notre époque. Le prix à payer est évident, et on en prend toute la mesure en traversant l’atmosphère aseptisée et entendue qui tend à envelopper Marseille depuis une quinzaine d’années.

C’est la perte de toute intensité. Et là, le client a toute liberté de multiplier à l’infini les stimulations sensorielles et intellectuelles, il n’arrivera jamais à se libérer, ne serait-ce qu’un instant, de la cage de fer du moi dans lequel précisément tout l’édifice de la culture classique visait à l’enfermer. Le cercle se referme sur le malheureux.

Ce cercle a un nom, l’esthétique. Elle est l’habillement sans lequel les produits culturels ne sauraient se présenter sur le marché. L’esthétique est en première ligne dans cette stratégie. Elle prétend réenchanter un monde irrévocablement désenchanté. Ainsi l’esthétique de la tour CMA-CGM ou du MUCEM attire le regard des gens cultivés. À nous, elle nous donne envie de vomir.

On nous objectera que nous-mêmes lisons des livres, écoutons des disques, regardons des films etc. Mais ces œuvres – en tout cas certaines d’entre elles – ne prennent leur sens, ne nous rendent plus forts et plus fins qu’à la condition de faire un écart. En nous écartant de l’usage courant qui est celui des produits culturels, nous arrivons à ressaisir quelque chose qui aura du sens dans notre vie, qui nous aidera à construire des mondes.

Le dispositif culturel impose au contraire un regard distancié – en réalité, il nous impose de traverser cet immense hypermarché de produits culturels dans le même état d’absence qui sied à celui qui traverse une galerie commerciale. La culture introduit la distance du spectateur en toutes choses.

On nous invite à assister à une projection, une performance, une conférence, un événement. La culture transforme les habitants d’une ville en assistance. Cette année, tel événement culturel a connu une assistance exceptionnelle nous annonce-t-on. Et le lieu de re-assemblement, déserté sitôt le festival terminé, devra attendre une autre programmation culturelle pour être occupé.

Attaquer la culture

Les valeurs de tolérance que semble prôner la culture ne sont le plus souvent que la sanction d’une absence pure et simple : l’équivalence générale des produits culturels, qui commande la même attitude de bienveillance, étant la garantie de leur caractère inoffensif.

La tolérance peut être une manifestation d’intelligence, elle peut aussi être une manifestation d’indigence. De la même manière que, dans la contemplation mystique, le croyant sublime des désirs qu’il ne veut même pas nommer, dans la consommation culturelle le citoyen se transporte dans un univers cérébral où jamais l’inconfort du négatif ne menace – il suffit de voir comment les « événements culturels » sont gardiennés…

Le bo-bo, ce très gros consommateur de produit culturels, peut ainsi se promener dans les cultures des autres, lui-même privé de toute épaisseur culturelle.

Les cultures, au sens de l’anthropologie de jadis, ouvraient sur des mondes : aujourd’hui, la circulation tous azimuts des produits culturels les plus divers ramène invariablement à un seul monde. La culture achève de liquider toute forme de cosmogonie encore existante. C’est pourquoi à présent la muséification déborde dans l’espace urbain où elle développe de véritables parcs thématiques.

On a vu un quartier comme le Panier attaqué de l’intérieur par le musée de la Charité. La suite logique de tout ces va-et-vient, de tout ce tourisme culturel (la Charité, ses expos et ses conférences, les ruelles alentour et leur allure typique et pittoresque) c’est « Plus belle la vie ». « Vas-tu parfois dans le quartier du Mistral ? » s’entendent demander des Marseillais à l’étranger (i.e. en France).

Après les visites guidées du Panier, vient la constitution du quartier de carton-pâte, qui devient familier à des millions de téléspectateurs. Le cercle se referme. L’esthétique du « quartier marseillais » est le coup de grâce contre les derniers habitants du Panier – ceux-là qui résistent cependant en cambriolant systématiquement les appartements des néo-arrivants, bo-bos et artistes de tout poil venus s’installer dans un quartier si typique et si pittoresque.

S’il faut attaquer la culture, ce n’est pas seulement parce qu’elle autorise et même implique des opérations comme « 2013 capitale européenne… », dirigées contre un certain mode d’occupation du territoire (en l’occurrence Marseille), mais parce que nous entendons restituer à un usage commun ce qui s’est évaporé dans la sphère du divertissement culturel. Nous voulons retrouver les intensités neutralisées dans la culture.

Marseille en guerre

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