Homs, Rastan, Idlib, Douma dans la banlieue de Damas, la région d’Alep… Le régime syrien poursuit sa terrible offensive contre les fiefs de la contestation, pratiquant une politique de la terre brûlée. Les bilans quotidiens des victimes approchent désormais la barre des 100 et ce samedi 7 avril, Homs, bombardée sans répit, était comparée par les militants à Bagdad. Selon un officier dissident joint par Skype ce même jour, les avions Migs sont également entrés en action. La violence de l’offensive pousse les populations civiles à l’exil : près de 700 Syriens sont arrivés en Turquie au cours des dernières vingt-quatre heures.
Les chars de l’armée d’Assad, qui viennent « finir » le travail de l’aviation, laissent après leur passage des villes quasi fantômes, appuyant de la sorte le discours officiel qui clame depuis une semaine que « la bataille est terminée une fois pour toutes ».
Le pouvoir syrien voudrait dicter de la sorte le rythme de la bataille et des conditions du cessez-le-feu que Kofi Annan, l’émissaire de l’ONU et de la Ligue arabe, cherche à lui arracher, jusqu’au tempo de la médiatisation.
L’impasse diplomatique et le rouleau compresseur de la machine répressive sont amplement relayés par la presse, occultant une tout autre réalité sur le terrain : la poursuite du combat révolutionnaire.
À commencer par les manifestations pacifiques qui n’ont pas cessé. Les images des destructions et des victimes laissent en effet peu de place à celles des rassemblements qui se poursuivent sur l’ensemble du territoire. Ce vendredi 6 avril, ils étaient encore des dizaines de milliers de Syriens à manifester. Les militants recensent plus de six cents points de rassemblements, de jour comme de nuit. « Des nouvelles villes et villages se joignent même à la contestation, témoigne cet activiste du « Mouvement révolutionnaire ». Les Syriens manifestent dans chaque région qui n’est pas sous bombardement. »
Manifestation à Dera, au sud, le 5 avril
Manifestation à Hama, le 3 avril
« Les manifestations sont nombreuses, elles sont même massives, confirme Dlovan Jaziri, responsable du réseau Souriya Moubacharr (« La Syrie en direct ») qui alimente en images et vidéos quinze chaînes de télévision. Quant à l’Armée syrienne libre (ALS), elle mène des opérations de plus en plus importantes : seulement 15 % des opérations qui ont lieu sont diffusées en ce moment. »
Les unités d’élite ultra-équipées qui sont à la pointe de l’offensive contre les fiefs de la contestation – essentiellement les 4e et 5e Brigades et la Garde Républicaine – ont certes l’avantage la journée ; mais la donne est différente la nuit où les hommes de l’ASL reprennent l’avantage dans les combats.
La partie est loin d’être finie
Certaines opérations sont spectaculaires, au regard des moyens limités dont disposent les combattants, et se déroulent parfois en plein jour : en début de semaine, sur la route entre Rastan et Idlib, « la brigade al-Haq » aurait ainsi réussi à mettre hors d’état de nuire un convoi de sept porte-missiles. À Alep, le 1er avril, la brigade Abou Imarat, chargée de mission spéciale pour la région de Khalidiyé, prenait pour cible un membre des renseignements de l’armée de l’air, unité réputée pour sa sauvagerie, et un chabiha ; deux jours plus tard, dans la région de Damas, un officier était également tué dans son véhicule dans une autre opération revendiquée par les rebelles. Ce samedi 7 avril, un officier et deux agents de la sécurité ont connu le même sort dans la région d’Alep.
La multiplication des assassinats des membres de l’appareil sécuritaire, qui n’est pas sans rappeler les attentats commis contre les officiers alaouites dans les années 1979-80 par la branche armée des Frères musulmans, augure-t-elle d’un glissement vers un conflit civil ? Non, estime Ignace Leverrier, ancien diplomate et auteur du blog Un œil sur la Syrie : « Tant qu’ils s’attaquent aux Moukkhabarat (service de renseignement), cela entre dans le cadre de leur stratégie de défense, le cas serait différent s’ils prenaient pour cible des quartiers de civils. »
Derrière la « débâcle » de l’ASL, dans les foyers de la contestation, se joue en réalité un tournant dans la stratégie des combattants.
« Comme ils n’ont pas les moyens de se défendre, se retrancher dans les villes était une mauvaise stratégie, poursuit Ignace Leverrier, ils changent donc de tactique. La partie est loin d’être finie. » Encerclés par les forces de Bachar El-Assad avec lesquelles ils ne peuvent se mesurer, les rebelles se sont retrouvés piégés dans les territoires dont ils voulaient assurer la protection.
« À Bab Amro, ce n’était pas forcément un choix, explique l’activiste, les combattants n’ont pas eu le temps de se retirer ; par la suite, dans la région d’Idlib où les brigades sont composées en majorité de civils sans expérience, ils pensaient devoir résister comme à Bab Amro, devenu un exemple. »
Tirant les leçons de cette défaite, les révolutionnaires se replient sur un combat à la hauteur de leurs moyens. Mais à l’inverse des premiers mois de leur entrée en scène, il ne s’agit plus de faire le coup de feu sur toutes les cibles potentielles qui se présenteraient ; les opérations de guérilla visent l’appareil militaro-sécuritaire, s’inscrivant dans une optique de résistance.
« Afin d’éviter la confrontation directe, la résistance passe de plus en plus par des opérations qui visent à détruire les armes, chars et hélicoptères, dans leurs entrepôts », reprend l’activiste. Les chars qui sont acheminés par convoi pour économiser de l’essence constituent des cibles de choix ainsi que les barrages. Les combattants qui manquent de moyens de communication y récupèrent les radios. « Certains excellent même dans ce type de mission », rapporte un observateur.
Destruction d’un convoi de porte-missiles près d’Idlib le 3 avril
Les erreurs tactiques ont été analysées et une nouvelle stratégie a été élaborée en concertation avec les militaires dissidents, les activistes et quelques politiques proches du terrain.
L’ASL surprendra tout le monde
« Beaucoup d’éléments de l’armée (syrienne) libre ont appris des nouvelles techniques pour se protéger et défendre les civils », explique un membre du Conseil supérieur de la Révolution de Homs, témoin de ces discussions entre les militaires et les militants. Le régime utilise des armes nouvelles ? « Ils apprennent vite à s’en défendre, poursuit-il. L’armée libre a acquis une plus grande expérience et va surprendre tout le monde dans cette nouvelle étape. »
L’opération réalisée ce samedi 7 avril à l’aube dans la région d’Alep pourrait être une illustration de cette nouvelle tactique qui vise à couper l’herbe sous les pieds du régime : les combattants ont lancé une attaque contre l’aéroport militaire Ming d’où partent les appareils pour bombarder la région d’Alep. Parallèlement, une opération était menée contre le siège des renseignements militaires dans la ville même d’Alep.
Tirs d’obus par un hélicoptère à Tel Rafa’at, près d’Alep, le 5 avril 2012
La multiplication des assassinats de responsables sécuritaires dans les centres névralgiques du pouvoir, à Damas et à Alep, s’inscrit dans cette nouvelle stratégie.
« L’armée syrienne libre met en œuvre une nouvelle stratégie : n’ayant pas de munitions suffisantes, elle monte des opérations contre les véhicules qui transportent le ravitaillement en diesel et elle vise les officiers du régime », explique Iyad Qarqour, un activiste qui collabore depuis Riyad avec les militaires de Damas et sa région, réunis en Conseil militaire. Cette stratégie qui vise à paralyser l’infrastructure militaire est confirmée par un officier d’un conseil militaire de la capitale joint par Skype.
L’amélioration des capacités opérationnelles des rebelles résulte d’une restructuration des unités combattantes autour de ses éléments militaires à la faveur de défections croissantes. Certes les défections n’ont pas gagné l’élite militaire, c’est-à-dire les officiers alaouites qui verrouillent l’appareil militaro-sécuritaire et ses unités d’élite, mais elles se multiplient au sein de l’armée régulière à des niveaux supérieurs en dépit du danger que ces officiers et leur famille encourent. Ce sont ces officiers qui sont désormais aux commandes de l’Armée syrienne libre et donnent forme à ce qui n’était jusqu’à présent qu’un label.
Annonce de la constitution du conseil militaire de Rastan, et de sa composition
À la manière des civils qui ont coordonné leurs actions à travers la formation de comités de coordination (voir l’entretien de Souheir al-Atassi ici et là), les militaires se fédèrent. Chaque ville, chaque région se dote de conseils militaires tenus par des officiers. Ils constituent la tête pensante des Liwas dar al-Thaoura, des brigades qui regroupent plusieurs Kataeb Mouqatila, ces unités combattantes de 100 à 200 éléments qui se sont formées sur l’ensemble du territoire. En début de semaine, dix officiers responsables de Kataeb ont ainsi annoncé leur ralliement autour du « Liwa pour la Révolution pour la région du nord d’Idlib » sous le commandement du colonel Mohammed Razouq.
Selon nos informations, Homs, la capitale de la révolution, qui compte les plus importantes unités combattantes, devrait annoncer d’ici peu la formation de son Liwa. « La majorité des unités de Homs se sont regroupées mais l’annonce officielle est retardée afin de permettre à d’autres brigades de se joindre à elles », affirmait vendredi 6 avril ce membre du Conseil de la Révolution de Homs.
Colère contre les Etats-Unis et la France
L’objectif de ce processus, entamé il y a plus d’un mois, consiste en effet à prévenir la fragmentation des groupes armés composés en majorité de civils sans grande expérience. Car les soldats qui ont fait défection ne représentent qu’une minorité des combattants. « 80 % des unités combattantes sont constituées de réservistes et de civils, explique Imad Eddine Rachid, fondateur du Courant national syrien et membre de la Coalition d’action nationale pour la libération de la Syrie (groupe d’opposition constitué au sein du CNS). Il s’agit de regrouper tous ces différents groupes en Liwa, sous l’autorité des militaires, afin d’éviter la prolifération de milices comme en Libye. » Limitée pour l’heure au niveau local et régional, cette restructuration pourrait aboutir à terme à la formation d’un commandement militaire unifié national. « Ce serait la direction de cette nouvelle armée », estime Dlovan Jaziri.
La décision prise à Istanbul par les opposants du Conseil national syrien (le CNS) de rétribuer les militaires rebelles en distribuant des salaires voudrait aussi favoriser cette structuration des militaires et groupes armés et encourager de nouvelles défections. Elle coïncide avec la constitution en Turquie d’un commandement militaire unifié, sous la direction du colonel Ryad al-Assad et du général Moustapha al-Cheikh. Il reste encore à trouver les moyens de l’articulation entre cette direction en exil de l’ALS et le mouvement armé de l’intérieur qu’elle affirme représenter. Mais la légitimité et la loyauté de cette instance militaire, et en particulier de leurs chefs, sont remises en cause par un grand nombre d’officiers et de combattants sur le terrain.
Annonce d’un Commandant unifié de l’ASL en exil
Sur le terrain, la restructuration de cette armée libre et cette nouvelle stratégie se heurtent pour l’heure à l’absence de moyens de communication. « Cette restructuration est certes une bonne chose mais nous manquons d’aide financière et matérielle », déplore l’officier du Conseil militaire de Damas. « Pour communiquer, les militaires en sont réduits à utiliser les moyens de communication des civils », témoigne un militant responsable d’un réseau médiatique.
Or, la communauté internationale fait preuve de frilosité sur ce point après avoir refusé de répondre aux demandes d’armement de l’opposition et de l’ASL. Les velléités du Qatar et de l’Arabie saoudite d’armer les rebelles sont en effet restées lettre morte, en partie sous la pression occidentale.
Les promesses faites par les pays arabes d’envoyer des armes tournées en dérision
Dès lors, les combattants continuent de s’appuyer sur des réseaux d’aide individuels. « Les Occidentaux refusent d’armer les combattants en expliquant qu’ils ne sont pas organisés mais ils ne leur donnent pas les moyens de s’organiser », poursuit le militant.
De quoi nourrir la colère qui se fait jour à l’encontre du camp occidental et en particulier de Paris et Washington incriminés pour leur inaction. « Les Syriens pensent que la France et les États-Unis ont pris, très tôt, des positions avancées (contre Bachar El-Assad), témoigne le membre du Conseil de la Révolution de Homs, mais qu’il n’y a eu aucune aide concrète sur le terrain. » « Des slogans anti-Occidentaux pourraient apparaître dans les manifestations », prévient, en écho, le militant. La nouvelle mission d’observateurs qui se prépare dans les coulisses de l’ONU pourrait prendre très vite la mesure de ce ressentiment.
Leur presse (Caroline Donati, Mediapart, 9 avril 2012)