[No TAV] Lavanda

Ce texte a été diffusé dans la vallée à la fin du mois de septembre, sous la forme d’un petit journal de lutte. Pour en saisir tous les aspects, aussi bien les références que les analyses de la situation, une contextualisation serait nécessaire. Il apparaît cependant important de diffuser les idées qui circulent en Val Susa. D’autant que du côté français, si la mobilisation contre le TAV (le projet de TGV Lyon-Turin) semble inexistante, nombreux sont ceux qui sont sensibles à cette lutte, qui vont dans la vallée lors des grands rassemblements, ou encore pour passer au presidio rencontrer plus intimement les valsusains. Il faut se méfier de l’eau qui dort. Maintenant, c’est à Chambéry, où avait déjà eu lieu une manifestation en 2005, que se réunit un collectif no-TAV, l’occasion peut être de reprendre les mots d’ordre forts lancés par les Valsusains : bloquer la machine TAV et ses rouages, bloquer l’expansion de ces infrastructures qui viennent quadriller nos territoires et les rendre invivables.

« Giù le mani della Lavanda ! » a été le cri iro­ni­que par lequel les poli­ciers et les jour­na­lis­tes ont été accueillis, le 27 Juin, sur les bar­ri­ca­des de la Libre République de la Maddalena. Le fait que le mou­ve­ment NO TAV ait tou­jours pris soin des champs de lavande, alors que l’État les pié­ti­nait de ses arro­gan­tes bottes noires, conte­nait, à cette échelle, un signe, une ligne de par­tage. « Lavanda ! », ça res­sem­ble aussi à une sorte de cri de guerre, un peu étrange, bien loin des slo­gans triom­pha­lis­tes. « Lavanda », ce sont également des notes de voyage écrites à plu­sieurs dont les che­mins se sont croi­sés entre les pre­sidi et les bois du Valsusa. Certains se connais­saient bien, d’autres moins, d’autres encore pas du tout. « Lavanda » n’est donc pas l’organe d’un groupe poli­ti­que, mais l’expres­sion d’une exi­gence née et par­ta­gée durant la lutte NO TAV. Une exi­gence née avec les gaz lacry­mo­gè­nes. Ceux qui la cou­chent sur le papier sont des enne­mis de la Grande Vitesse, mais aussi du monde qui nous l’impose. Criminels ? Certainement, comme les rêves éveillés d’une vie sans forts ni coffre-forts, libre et sau­vage comme la lavande.

Correspondances.
Le monde est en ébullition. La liste des révol­tes qui carac­té­ri­sent le temps pré­sent serait agréa­ble­ment longue. L’ano­ma­lie val­su­saine, avec toutes ses par­ti­cu­la­ri­tés, n’est pas étrangère à cette géo­gra­phie du pos­si­ble. Et cela n’entre pas en contra­dic­tion avec son carac­tère de lutte éminemment locale.
La ran­cœur à l’encontre de la police qui anime la jeu­nesse dans la vallée n’est pas si éloignée de la colère des jeunes du Caire ou de Londres. L’amour des anciens val­su­sains pour leur terre — moi je por­tais les bombes pour les par­ti­sans, racontent cer­tains — n’est pas si dif­fé­rent de l’entê­te­ment des vieux de Gaza. La com­pli­cité des mères des rebel­les d’Athènes a la même cha­leur que le « vous êtes tous nos enfants » entendu à plu­sieurs repri­ses, à Chiomonte ou à Giaglione. Correspondances entre lieux et géné­ra­tions.

Saut.
Fin des média­tions. Voilà ce que dit le pré­sent. Ce n’est pas nous qui le déci­dons, mais les plans actuels du Capital, avec les Marchionne, Maroni et Fasino de ser­vice, confir­més par les bar­be­lés, les check-points et les lacry­mo­gè­nes tirés à tir tendu. En com­pa­rai­son, la bataille de Seghino, en Octobre 2005, a été un jeu d’enfants. Même la reprise de Venaus a lit­té­ra­le­ment fait son temps. Si, à ce moment, on pou­vait encore croire qu’aug­men­ter le niveau de pres­sion pou­vait suf­fire à ouvrir de déjà impro­ba­bles tables de négo­cia­tions (en réa­lité, si non signi­fie non, il y a bien peu à négo­cier), main­te­nant seuls comp­tent les rap­ports de force. Ce qui ne signi­fie en rien spé­cu­ler une insou­te­na­ble confron­ta­tion directe avec l’armée mais plutôt de faire un saut mental, de trou­ver une dis­po­si­tion qua­li­ta­ti­ve­ment dif­fé­rente. De nou­veaux nœuds et de nou­vel­les inter­ro­ga­tions à démê­ler.

Capacité.
Le ter­rain actuel de l’affron­te­ment a été imposé par l’occu­pa­tion mili­taire de la zone de chan­tier. Les vieilles cer­ti­tu­des du mou­ve­ment on été ébranlées par la force brute en uni­forme. Jusqu’à l’expul­sion de la Libre République de la Maddalena, on fai­sait confiance à la volonté. Maintenant, se pose la ques­tion de la capa­cité.
Avant, il sem­blait que la volonté popu­laire oppo­sée au chan­tier pou­vait être le prin­ci­pal obs­ta­cle au début des tra­vaux et que, si celle-ci s’expri­mait, per­sonne n’aurait pu l’arrê­ter. À la longue, on s’est trop reposé sur de telles convic­tions. Maintenant, face à la solide arro­gance de leur atti­rail une telle illu­sion se brise. Maintenant, il faut faire preuve d’une capa­cité à lutter, de manière effi­cace, contre une inva­sion mili­taire. Une toute autre paire de man­ches.

De l’autre côté.
Les résis­tan­ces contre les occu­pa­tions colo­nia­les ont quel­que chose à nous appren­dre. Ces der­niè­res ne se sont jamais posi­tion­nées sur le plan de la confron­ta­tion directe — symé­tri­que — avec les occu­pants, en les affron­tant en bataille rangée. On court à la défaite assu­rée. Il faut com­bat­tre sur un ter­rain plus pra­ti­ca­ble : non pas où et comme l’ennemi t’attends mais en jouant d’agi­lité, en étant impré­vi­si­ble. Au cours de la seconde guerre mon­diale, les répu­bli­ques par­ti­sa­nes des Alpes occi­den­ta­les ont été mises en déroute à la pre­mière série de contre-offen­si­ves nazi­fas­cis­tes. C’est alors que les par­ti­sans com­pri­rent que, en pré­sence d’un ennemi mieux armé et orga­nisé, il s’agit d’adop­ter une autre ligne de front : fluide, rapide et chan­geante, en mesure de péné­trer à l’inté­rieur des lignes enne­mies, en met­tant en doute ses cer­ti­tu­des. Le par­ti­san doit être par­tout et introu­va­ble. Faire jouer le temps en notre faveur, en don­nant son rythme à la lutte. Si, par exem­ple, l’État avait besoin de démo­bi­li­ser rapi­de­ment ses trou­pes (coû­teu­ses, har­ce­lées, reti­rées d’autres fronts), l’oppo­si­tion au TAV pour­rait avoir tout inté­rêt à faire se pro­lon­ger indé­fi­ni­ment la pré­sence des forces de l’ordre sur le chan­tier, leur mobi­li­sa­tion cons­tante (nuit et jour). Un para­doxe, évidemment. Une hypo­thèse à véri­fier.
Vivre en mou­ve­ment ce temps dilaté. Élargir la non col­la­bo­ra­tion active vis à vis de l’occu­pant — envi­sa­ger des actions qui nui­sent aux inté­rêts de ceux qui sont de mèche avec le projet du Tav, comme, par exem­ple, la société auto­rou­tière SITAF, avec des opé­ra­tions « péages gra­tuits » comme ce fut évoqué durant l’été. Quelque chose de simple à réa­li­ser, effi­cace quant à l’objec­tif et enfin « popu­laire » du point de vue com­mu­ni­ca­tif. Ou encore : par­ve­nir à un blo­cage géné­ra­lisé de la vallée et donc de l’appro­vi­sion­ne­ment des trou­pes. Donnant l’occa­sion d’une grève dif­fuse de la vallée. Une grève non syn­di­cale, une absence col­lec­tive au tra­vail et à l’école pour para­ly­ser la nor­ma­lité de l’occu­pa­tion mili­taire, un usage actif du temps. Encore une fois : des hypo­thè­ses à véri­fier.

Front de l’inté­rieur.
Autre signe des temps : la fron­tière entre guerre et paix, entre enne­mis de l’inté­rieur et enne­mis de l’exté­rieur, entre opé­ra­tion mili­taire et action de police devient de plus en plus ténue et indis­tincte. Les « Alpins », qui hier étaient en Afghanistan et pour­raient être n’importe où demain, sont aujourd’hui en fac­tion à la Maddalena. Par ailleurs, le fil bar­belé du fort-chan­tier est le même que celui uti­lisé en Israël. Les com­pé­ten­ces acqui­ses par les sol­dats au cours des conflits armés sont uti­li­sées pour gérer l’ordre public. Il y a tant d’exem­ples : contrôle des popu­la­tions dans les Abruzes après le trem­ble­ment de terre, ges­tion des déchets à Naples, trans­for­ma­tion de l’île de Lampedusa en camp, créa­tion d’un réseau de radars « anti-immi­grés » sur les côtes, des hommes en tenue de camou­flage qui patrouillent dans les rues de cer­tai­nes villes.
Chaque ter­ri­toire, chaque situa­tion, chaque « urgence » devient l’occa­sion d’une expé­ri­men­ta­tion comme le rap­port de l’OTAN « Urban Operations 2020 » le pré­voit expli­ci­te­ment. Les trou­pes qui défen­dent les chan­tiers sont un indi­ca­teur clair de la façon dont le sys­tème démo­cra­ti­que se pré­pare à affron­ter les rebel­lions qui le mena­cent, à l’exté­rieur comme à l’inté­rieur de ses fron­tiè­res.

Architecture de l’occu­pa­tion.
Ce qui arrive dans la vallée en terme de mili­ta­ri­sa­tion est tout ce qu’il y a de plus ordi­naire en ter­ri­toire métro­po­li­tain. Le sys­tème de vidéo­sur­veillance est comme une sorte de check-point uni­ver­sel, l’éclairage public joue en ville le même rôle que les pro­jec­teurs qui entou­rent le chan­tier, ce qui fait scan­dale sur un chemin de mon­ta­gne — le fait de devoir mon­trer ses papiers — arrive en per­ma­nence dans les rues des villes. Et ainsi de suite. À bien y regar­der, la com­pa­rai­son peut s’inver­ser : au fur et à mesure qu’il se trans­forme en quel­que chose de simi­laire à un mor­ceau de ville, le ter­ri­toire val­su­sain devient de plus en plus contrô­la­ble.
« Les Grands Travaux » ne sont pas seu­le­ment pré­texte à une mili­ta­ri­sa­tion ; ils sont aussi partis inté­gran­tes d’une archi­tec­ture de l’occu­pa­tion : les chan­tiers devien­nent des forts, les via­ducs des tours d’où tirer d’en haut ; les auto­rou­tes des voies impé­ria­les sur les­quel­les les trou­pes avan­cent rapi­de­ment et en toute sécu­rité. Heureusement, les bois sont grands, les pier­res par­tout, les che­mins sinueux, les pentes dif­fi­ci­les d’accès.

Parler clair.
La guerre fait son chemin, même dans les mots. On parle de « nou­vel­les règles d’enga­ge­ment » pour les forces de l’ordre, qui cla­ri­fient, par exem­ple, que l’ennemi, c’est nous, c’est à dire qui­conque n’accepte pas, tête bais­sée et en silence, les pro­jets des­truc­teurs du Capital.
Il y a ceux qui deman­dent la trans­for­ma­tion du chan­tier en « zone d’inté­rêt stra­té­gi­que mili­taire ». Et la sinis­tre insis­tance avec laquelle est évoquée la pos­si­bi­lité « qu’il y ait un mort » res­sem­ble bien à ces pro­phé­ties qui s’auto-réa­li­sent.
Quand les puis­sants et leurs valets par­lent clai­re­ment, il est de bon ton de les écouter. Bersani le men­teur dit vrai lorsqu’il affirme que ce qui se joue dans la vallée ce n’est pas le pas­sage d’un train mais bien la démo­cra­tie. Si des popu­la­tions pen­sent pou­voir arrê­ter un projet de l’État et qu’elles y par­vien­nent, adieu la démo­cra­tie réelle. Par un ver­tueux effet domino « fai­sons nous aussi comme dans le Val Susa », il y a le risque que la sou­mis­sion saute en même temps que les sièges de ses admi­nis­tra­teurs. Quand Emma Marcegaglia dit qu’il est tout sim­ple­ment inad­mis­si­ble que des gens, dans un État sou­ve­rain, occu­pent un ter­ri­toire, y érigent des bar­ri­ca­des, le décla­rent Libre République et ne lais­sent pas y péné­trer les forces de l’ordre, elle indi­que clai­re­ment le point focal de la Maddalena. Pouvons-nous lui donner tort ? Il n’y a aucune cons­ti­tu­tion qui nous auto­rise à pren­dre de telles liber­tés. Et il n’est pas de gou­ver­ne­ment au monde qui puisse le tolé­rer. Quand les syn­di­cats de police décla­rent qu’ils ne sont pas pré­pa­rés à une situa­tion qui n’est plus celle de l’ordi­naire « ges­tion de l’ordre public » ; quand ils récla­ment la dota­tion de nou­vel­les armes, la pos­si­bi­lité de tirer des balles en caou­tchouc et de chas­ser sans res­tric­tions les no tav hors du fort, ils en disent long sur la soit-disant phase his­to­ri­que dans laquelle nous sommes entrés, mieux que n’importe quel uni­ver­si­taire. Sans parler des poli­ciers qui tabas­sent les immi­grés à Lampedusa affu­blés de T-shirt avec écrit : « mer­ce­nai­res » ou encore : « Gênes 2001, j’y étais ».
À tous ceux-là, nous pou­vons et nous devons répon­dre comme on le fai­sait au temps où les luttes, elles aussi, par­laient clai­re­ment : « Vous ne pouvez nous concé­der de choi­sir où et com­ment vivre. Mais vous pouvez cepen­dant dis­pa­raî­tre ».

Métropoles de mon­ta­gne.
Il y a tant d’his­toi­res entre­la­cées qui impri­ment les temps et les lieux de la vallée, tant d’his­toi­res qui ouvrent sur tant d’autres encore. Nombre d’entre elles, pour­tant bien réel­les, res­tent à écrire. Ça se passe main­te­nant, dans la vallée. Antiques méan­dres, tem­pé­rés par les tor­rents et les vignes ; les pier­res des mai­sons cons­trui­tes loin des éboulements, les puits et les clo­chers. Viaduc gris et déme­suré, cons­truit par des machi­nes et des hommes pour des machi­nes et des hommes, ser­pen­tant de métro­po­les en métro­po­les. Il trace, tout au long de la vallée, trans­for­mant la mon­ta­gne en péri­phé­ri­que d’échelle régio­nale. Aucune dis­conti­nuité avec la Mole [Monument emblématique de la ville de Turin] turi­noise. Mais une forte ten­sion, quel­que chose qui hurle depuis les pro­fon­deurs.
Un ter­ri­toire habité, tra­versé, contrôlé — Ramifications de la domi­na­tion qui se déploient en force, qui érigent des postes de garde, et entrent dans les mai­sons et la vie des autres. La vallée, un ter­ri­toire contrôlé mais pas tout à fait sous contrôle. Un lieu géo­gra­phi­que­ment frag­menté, à 2 min à vol d’oiseau de Terzigno, à 1 km de l’épicentre de l’Aquila, au cœur de la zone rouge.
Qui y habite ? Une com­mu­nauté de mon­ta­gne ? Le fait d’être né et d’avoir grandi là, à une demi heure de Turin, n’est pas l’élément à partir duquel se défi­nir. Pendulaires, éleveurs, pay­sans, ouvriers de la sidé­rur­gie et tant d’autres : une foule d’exis­ten­ces défi­nies par le tra­vail. La police vou­drait bien qu’il en soit ainsi. Un peuple tran­quille qui sait rester à sa place, consomme dans les grands maga­sins, amène ses enfants à l’école et paye ses taxes.
Mais l’impo­si­tion des dis­po­si­tifs de pou­voir fait que ces exis­ten­ces vivent ensem­ble. Elle les fait se ren­contrer, dis­cu­ter et par­ta­ger. Une rup­ture est consom­mée, un saut et on entre dans un autre ter­ri­toire. Alors on se décou­vre la capa­cité de s’orga­ni­ser et de se doter d’une stra­té­gie. Une com­mu­nauté d’inten­tion : pre­sidi, assem­blées, cor­tè­ges, équipements en tout genre. Et puis la ren­contre avec ceux qui vien­nent de plus loin, por­teurs d’autres mémoi­res et d’autres pra­ti­ques de lutte et qui pren­nent tout ce qu’il peu­vent de l’expé­rience val­su­saine. Ici, tout le monde est jaugé sur ce qu’il dit et fait. On devient humble, capa­ble d’hon­nê­teté et de consis­tance. Les entre­lacs de la trans­pa­rence sont opa­cité pour l’ennemi. Pour la police, il est dif­fi­cile d’iden­ti­fier et donc de sépa­rer cette com­mu­nauté d’exis­tence et ses dyna­mi­ques. Elle s’y essaie : papier d’iden­tité, photos, plain­tes, inter­dic­tions de ter­ri­toire. Mais en Valsusa, les lan­ter­nes du pou­voir se dépla­cent dans le noir. « Nous sommes tous des Blacks blocs ».

Trame et Tissus.
L’his­toire d’une com­mu­nauté en lutte a une trame offen­sive. En effi­lo­cher le tissu fait le jeu du pou­voir. Cela peut arri­ver de plu­sieurs façons, le moyen le plus clas­si­que (typi­que­ment média­ti­que) consiste à évoquer les « infil­tra­tions » de tout ordre, corps étrangers, agi­ta­teurs et pro­vo­ca­teurs. Ils s’y essaient encore mais sans grands succès.
La com­pli­cité, qui est le flux vital d’une lutte, peut être brisée autre­ment. Un cer­tain manque d’intel­li­gence de la situa­tion, une approxi­ma­tion exces­sive de cer­tains gestes, l’inca­pa­cité à per­ce­voir la tem­pé­ra­ture du moment peu­vent donner lieu à des incom­pré­hen­sions, des non-dits, ren­dant fébrile la confiance réci­pro­que. Une pierre lancée n’a pas tou­jours le même poids, par­fois, mieux vaut se la garder dans la poche. Il faut savoir tendre l’oreille.
Les mots aussi ont leur poids. Souvent bien plus grand. Par exem­ple quand on parle au nom des autres. Plusieurs fois des com­mu­ni­qués sont appa­rus, par­ti­cu­liè­re­ment de prises de dis­tance avec quel­ques sabo­ta­ges sur­ve­nus dans la vallée. Ils étaient écrits par peu de per­son­nes, non par­ta­gés dans les assem­blées quo­ti­dien­nes et publiés au nom du mou­ve­ment notav. Avant tout, c’est un pro­blème de méthode. D’autre part, ils tra­cent une sépa­ra­tion là où agis­sent des dif­fé­ren­ces. Enfin, l’uti­li­sa­tion de termes comme « cri­mi­nels », « ter­ro­ris­tes » et « mafieux » pour qua­li­fier des gestes qui sont, que cela plaise ou non, l’expres­sion d’une oppo­si­tion au tav est sim­ple­ment inac­cep­ta­ble. Non seu­le­ment parce qu’en fai­sant ainsi on adopte les caté­go­ries du pou­voir, mais aussi parce qu’y sont confon­dus des plans éthiquement oppo­sés. Deux mondes inconci­lia­bles (ceux qui gazent et ceux qui sont gazés, ceux qui détrui­sent et ceux qui résis­tent) ne peu­vent être décrits avec les mêmes mots.

Sabot. [En français dans le texte]
Un mor­ceau de bois (sabot en fran­çais) qui bloque un engre­nage méca­ni­que comme forme de résis­tance. Le mot « sabo­tage » porte en lui ces images.
Comment arrê­ter le tav ? Il faut neu­tra­li­ser poli­ti­ciens et mafieux diraient cer­tains, ou la société du profit et l’État dirait l’autre. D’autres encore dési­gne­raient la police, le pou­voir, le contrôle. Mais si quelqu’un indi­quait les grilles, les engins de chan­tier et les foreu­ses, les routes qui mènent au chan­tier, l’appro­vi­sion­ne­ment, les lieux d’héber­ge­ment, il met­trait tout le monde d’accord d’un coup d’un seul.
Les routes ont été blo­quées, les grilles cou­pées, les trains arrê­tés dans les gares. Une belle série de gestes sim­ples et directs. Pourtant quel­que chose manque. Il a été ques­tion d’une car­to­gra­phie des lieux sur les­quels repose la logis­ti­que de l’occu­pa­tion. Quand le fort a manqué d’eau on a parlé que de ça pen­dant deux jours. On est allé avec enthou­siasme blo­quer l’entrée de l’Italcoge [Société de chantier participant au projet TAV], et tirer du lit les flics au repos à Aviglianna. De fait, toute action de ce genre a été un acte de sabo­tage nui­sant à la réa­li­sa­tion du tunnel. C’est une évidence si l’on cher­che à s’atta­quer à l’ensem­ble de la machine à impo­ser le tav.
Les véhi­cu­les car­bo­ni­sés à Meana di Susa font partie (ou plutôt fai­saient partie) de cette machine, ils avaient servi (selon les quo­ti­diens) lors de l’expul­sion de la Libre République de la Maddalena. Inutile de faire sem­blant, nous nous en sommes tous réjouis. Ou pres­que. Les gaz, les coups de matra­ques et les pro­mes­ses de revan­che, ça ne s’oublie pas. La Maddalena et l’inten­sité de ces 37 jour­nées, ça ne s’oublie pas.
Toutes les pra­ti­ques — du tract au cor­tège tran­quille, du blo­cage à l’assaut de masse, des pro­me­na­des diur­nes comme noc­tur­nes, du cisaillage des grilles à cent à l’atta­que fur­tive à peu — font partis de la même trame. Avec ses pas­sa­ges et les ouver­tu­res qu’ils sug­gè­rent. D’une his­toire contre l’Histoire.

Perfectionnement.
Les ser­vi­ces secrets, lais­sent fil­trer les agen­ces de presse, esti­ment que nombre d’âmes arden­tes ont vécu l’été Valsusain comme une occa­sion de s’entraî­ner à la gué­rilla. Au delà du ver­biage insi­pide des bureau­cra­tes de la répres­sion. Force est de reconnaî­tre qu’il y a du vrai dans ces consi­dé­ra­tions. Dans la mesure où nous serons capa­bles de porter en nous cette expé­rience. D’affron­te­ment certes, mais aussi de dis­cus­sions, d’échange, de com­pli­ci­tés.
Un exer­cice de tact. Une façon de dire, de com­po­ser, d’écouter grâce à laquelle, il ne faut pas l’oublier, s’est créée au fil du temps la confiance néces­saire pour vivre ensem­ble la lutte en Valsusa. Une ques­tion de pas, de rythme peut-être pour courir le risque de ren­contrer quelqu’un.
Après tant d’années de soi-disant mou­ve­ments qui ne furent sou­vent que la ver­sion agitée de la pas­si­vité poli­ti­que, la pers­pec­tive sub­ver­sive sort des rayons pous­sié­reux des biblio­thè­ques, pour deve­nir un ensem­ble de mesu­res à pren­dre. Le « je ne sais pas com­ment faire » et son dépas­se­ment sont la marque authen­ti­que d’une expé­rience. Le Val Susa donne des indi­ca­tions concrè­tes : on ne tient pas une posi­tion si on ne se dote pas des moyens adap­tés ; on n’avance pas dans les gaz sans maalox et mas­ques à gaz. Mais la vallée donne aussi des indi­ca­tions stra­té­gi­ques, comme tout mou­ve­ment qui s’ins­crit dans la durée. En cela, un abysse de sens s’inter­pose entre le 14 décem­bre 2010 à Rome et le 3 juillet 2011 Valsusain. L’ivresse du moment, l’ébauche d’un roman d’amour.

Question de classe.
L’effet d’entraî­ne­ment du mou­ve­ment sur plu­sieurs autres lieux de conflit ne peut rési­der dans la simple jux­ta­po­si­tion de Tav et guerre, Tav et Finances, Tav et pré­ca­rité. Ce qui veut dire rame­ner la vallée en ville, et la ville dans la vallée. La vallée en ville : connaî­tre d’avance les iti­né­rai­res, les pas­sa­ges et les anfrac­tuo­si­tés dans les­quel­les dis­pa­raî­tre ; repé­rer les hau­teurs par les­quel­les frap­per, s’entraî­ner à viser, ne jamais man­quer du strict néces­saire. Si on impro­vise dans les sen­tiers fores­tiers, on se perd, on s’agrippe pour monter sur des pier­res qui dégrin­go­lent. La ville dans la vallée : des pistes confu­ses encore à déter­mi­ner.
Pour qui rai­sonne en terme d’hégé­mo­nie poli­ti­que, le pro­blème res­tera celui d’auto-pro­mou­voir des grou­pes, des orga­ni­sa­tions, des dra­peaux. La Classe au contraire n’attend aucun éloge, elle appa­raît et dis­pa­raît à tra­vers ce qu’elle fait. Voilà bien pour­quoi le Val Susa n’est pas un ailleurs, la géné­ra­li­sa­tion du conflit cons­ti­tue une des meilleurs contri­bu­tions qu’on puisse donner à cette lutte. Non seu­le­ment parce que ça contrain­drait l’État, à allé­ger la Maddalena de la pré­sence de ses trou­pes, mais aussi parce que cela redes­si­ne­rait des lignes de front et avec elles la nature de la résis­tance no tav. La gué­rilla par­ti­sane n’est vic­to­rieuse qu’au moment de l’insur­rec­tion géné­rale.

Rebellyon, 21 février 2012.

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