Algérie, 11 janvier 1992 – 11 janvier 2012 : vingt ans après, toujours lutter
Il y a vingt ans, la majorité des Algériens et des Algériennes voulaient croire à ces premières élections législatives pluralistes qui, espéraient-ils, les mèneraient vers un changement de régime, pouvant enfin réaliser leurs aspirations à plus de participation et de justice sociale. Cet espoir a été réduit à néant au moment même de l’apparition du président Chadli Bendjedid sur les écrans de télévision le soir du 11 janvier 1992. Son visage blême laissait présager le pire : il annonce sa démission. C’est toute l’Algérie qui bascule alors vers l’inconnu. Quid du processus électoral ? Qui prend les rênes du gouvernement ? Qu’en est-il des institutions de la République ?
Comme nous l’a appris depuis dans ses mémoires le général Khaled Nezzar, l’un des principaux instigateurs de ce coup d’État, le commandement militaire a alors pris la décision de ne pas laisser se dérouler comme prévu le second tour des élections peu après avoir pris connaissance des résultats du premier tour le 26 décembre 1991. Il considérait que le raz-de-marée du Front islamique du salut au sein du Parlement constituait une menace pour ses intérêts et ceux des milieux politiques et économiques qui lui étaient liés. Un quarteron de généraux s’est donc préparé à intervenir, non sans mobiliser une frange de la société civile qui a joué un rôle important dans la mise en place de la façade civile du putsch en cours.
Mais la démission du président Chadli n’est que la première étape visible de ce coup. En l’espace de quelques jours, l’édifice institutionnel est démantelé : plus de président, plus de Constitution, plus de Parlement. Une poignée de hauts gradés et leurs soutiens civils s’érigent en sauveurs de la démocratie et, en guise de « sauvetage », imposent la loi de la dictature : création d’institutions anticonstitutionnelles et antidémocratiques, état d’urgence, camps de concentration, dissolution des assemblées communales et de wilayas élues, mise au pas de la presse, interdiction du FIS et toutes ses organisations satellites, lois liberticides, tribunaux spéciaux, etc.
Une chasse à l’homme est engagée, qui prendra au fil des ans les proportions terrifiantes d’une guerre totale contre la population : arrestations arbitraires, torture, détentions extralégales, disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires sont le sort réservé à des dizaines de milliers de personnes soupçonnées de sympathie pour le FIS. Et pendant ce temps, les diktats du FMI étaient appliqués sans affronter d’opposition, les travailleurs craignaient pour leur vie, non pas pour leur paie.
À partir de 1994, arrive le moment où la répression ne sert plus qu’à terroriser, et c’est alors que cette guerre sale se mue en « sale guerre » avec ses faux maquis, ses faux groupes armés, ses faux communiqués. Très souvent, les victimes ne savent pas qui les agresse : des membres de groupes armés vêtus d’uniformes de l’armée ? Des agents des services spéciaux barbus et habillés à l’afghane ? Et pour intensifier la confusion, des civils sont armés et entraînés à attaquer d’autres civils. Une certitude : tous égorgent.
Le summum de cette terreur est atteint entre fin 1996 et début 1998, lorsque différentes régions du pays subissent des attaques de groupes armés se réclamant de l’islam, manipulés ou encadrés par des hommes des forces spéciales de l’armée et du DRS (Département du renseignement et de la sécurité), la police politique. Ces massacres font à chaque fois entre des dizaines, voire des centaines, de victimes. Des centaines de milliers de familles fuient les zones menacées pour s’entasser dans des bidonvilles aux abords des villes, à la recherche d’un peu de sécurité. Quinze ans après, beaucoup végètent toujours dans la misère et la délinquance.
Une fois la rébellion matée et la population assujettie, malgré un niveau de violence restant assez élevé — le « terrorisme » attribué à Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI, apparue en 2007) étant en fait, très largement, surtout l’expression d’une délinquance ultra-violente —, l’heure de la « concorde civile », puis de la « réconciliation nationale » est sonnée : l’État amnistie et distribue de l’argent pour garantir la paix sociale, imposant en échange sa vérité autorisée de la « tragédie nationale ». Toute autre version est passible d’une peine de prison et ceux qui sont considérés comme responsables de la tragédie sont interdits d’expression.
Malgré cette stratégie de répression-corruption destinée à empêcher toute véritable opposition de s’organiser, malgré le profond traumatisme dans lequel ont été plongées au moins deux générations d’Algériens et d’Algériennes, ces derniers ne se laissent pas leurrer par le discours des décideurs qui désignent des coupables et récompensent les courtisans. Eux savent bien qui sont les responsables des tueries et ces derniers savent que les Algériens savent, c’est la raison pour laquelle ils craignent la justice plus que tout.
Certains de ces commanditaires de la sale guerre sont décédés (Larbi Belkheir, Smaïn Lamari, Brahim Fodhil Chérif). Mais d’autres sont toujours bien vivants, en retraite sans toutefois être en retrait, à l’instar des généraux Khaled Nezzar et Mohamed Lamari, toujours très influents. Et bien d’autres restent aux commandes du pouvoir réel, à commencer par le général Mohammed Médiène, le principal homme fort du pays, à la tête du DRS depuis plus de vingt ans.
Quant aux seconds couteaux, qui furent parmi les exécutants les plus sanguinaires, ils ont pris du grade et ont été promus aux postes de leurs aînés, comme le général Athmane Tartag, nommé chef de la DSI (Direction de la sécurité intérieure, ex-DCE) en décembre 2011, qui hérite de la place de Smaïn Lamari. Tous ces hommes, aux mains pleines de sang, constituent aujourd’hui la colonne vertébrale de l’armée algérienne, garantissant la continuité du système mis en place avec le putsch du 11 janvier 1992. Tant que ces criminels décident du sort de l’Algérie, les réformes annoncées en grande pompe par le président Abdelaziz Bouteflika ne sont que leurres.
Pourtant, l’heure est grave. Depuis des années, les émeutes populaires, pour le travail, pour le logement, pour la vie digne, sont devenues quasi quotidiennes. Depuis des années, les syndicats autonomes de la fonction publique, malgré la répression et les manipulations, affirment leurs revendications avec toujours plus de force. L’extrême brutalité du régime, la sophistication de ses méthodes, le souvenir bien vivant des 200’000 morts et des horreurs de sa « sale guerre » des années 1990 expliquent que le peuple algérien n’a pu encore emboîter le pas des bouleversements qui secouent depuis 2011 le Maghreb et le Machrek.
Dans son agonie, le régime algérien semble encore espérer qu’il pourra continuer à mater la révolte populaire et à garder l’autonomie nécessaire pour poursuivre sa prédation systémique de la rente pétrolière, devenue sa seule raison d’être, en évitant la complète mise sous tutelle par son allié stratégique, les États-Unis. Alors même que les exemples de la Libye et de la Syrie montrent quelles menaces pèsent sur l’intégrité et la souveraineté même du territoire national : les dirigeants du nouvel « empire global » de la mondialisation libérale, ceux des transnationales avant même que les occupants de la Maison-Blanche, entendent bien que les révoltes des « printemps arabes » ne débouchent pas sur d’authentiques démocraties, soucieuses de leur intérêt national, qui menaceraient leurs intérêts économiques. D’où leurs manœuvres actives pour tenter de vider ces révoltes de leur potentiel subversif et d’installer, à la place de dictatures devenues incapables de soumettre leur peuple, des pouvoirs « compatibles » avec le nouvel ordre mondial néolibéral.
En Tunisie, en Égypte, en Libye ou en Syrie, on sait que ce plan ne se déroule pas si simplement. Dans l’Algérie de 2012, toujours gouvernée par des généraux qui revendiquent haut et fort leur allégeance à la « Global War on terror » de George W. Bush du début des années 2000, l’avenir reste toujours incertain. Ces généraux sont toujours parfaitement indifférents au risque de la perte définitive de l’indépendance nationale, si chèrement payée, puisque leur unique préoccupation est de préserver leurs sources de revenus illicites.
Dans ce contexte géopolitique troublé, la lutte obstinée contre l’impunité des responsables du terrorisme d’État, vingt ans après le putsch de janvier 1992, reste la seule boussole de tous ceux qui aspirent à une Algérie authentiquement démocratique. Tout en restant bien sûr lucides et vigilants sur le fait que la revendication du respect des droits de l’homme est aujourd’hui, plus que jamais auparavant, instrumentalisée par les dirigeants de l’empire global, passés maîtres dans la mise en œuvre du fameux « double standard ». Celui au nom duquel, en violation complète des fondements philosophiques de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, les droits de certains hommes et femmes seraient supérieurs à ceux d’autres. Comme en atteste notamment l’insupportable acceptation, de la part de la « communauté internationale », des violations avérées du droit international par Israël.
Communiqué d’Algeria-Watch, 11 janvier 2012.
Février 2012 : la nouvelle édition de La Sale Guerre, de Habib Souaïdia
À l’occasion du sinistre vingtième anniversaire du déclenchement en Algérie, par les généraux « janviéristes », de la guerre contre leur peuple, les Éditions La Découverte publient une nouvelle édition de poche du livre de l’ex-sous-lieutenant Habib Souaïdia, La Sale Guerre, initialement édité en février 2001. Cette édition sera disponible en librairie le 23 février 2012.
Algeria-Watch en publie ici l’avant-propos et la postface inédits de l’auteur.
Avant-propos à l’édition de 2012
C’était il y a vingt ans. En janvier 1992, le coup d’État des généraux algériens marquait le début d’une « sale guerre » contre leur peuple, qui allait faire des dizaines de milliers de morts, des milliers de « disparus », des centaines de milliers de personnes déplacées, sans compter tous les torturés. En février 2001, en publiant ce livre, j’ai voulu apporter mon témoignage sur ces horreurs, toujours impunies à ce jour, car leurs responsables – sauf ceux qui sont morts dans leur lit – et leurs complices civils sont toujours à la tête du pays. Et onze ans plus tard, je me pose toujours les mêmes questions.
Comment écrire la « sale guerre » ? Comment décrire le cauchemar d’un peuple ? Et surtout, comment le transmettre aux Algériens d’abord et au monde ensuite ? Un cauchemar sans fin, sans limite. Il y a une fin à tout, mais notre cauchemar à nous les Algériens est interminable. Nous vivons une guerre sans fin. J’ai essayé de l’écrire, mais il est très difficile de faire passer juste un bout de ce réel. J’ai voulu quand même donner à sentir ses odeurs nauséabondes, narrer fidèlement l’horreur dans tous ses états au risque de choquer, d’avoir honte, d’être taxé de « voleur » et de « voyou », d’être traîné dans la boue et condamné à mort. De vivre en exil et d’être accusé par l’état-major de l’armée, par l’État et la presse algérienne d’être un « traître » à une armée de barbares. Comment dire tout le mal qu’ils ont causé à mon pays ?
Au nom de quoi ont-ils cherché à disqualifier un homme, un militaire qui a vu son armée qu’il a tant aimé descendre aux enfers de la guerre sale ? À juger un militaire qui a assisté à la transformation de ses amis et collègues en bêtes immondes qui tuent juste pour le plaisir ? Parce que j’ai écrit ce qu’ils voulaient cacher, comme par exemple le fait qu’un homme a subi la torture et que ses tortionnaires riaient en le faisant asseoir de force sur une bouteille ? Qu’il a fini son horrible calvaire décapité ou que son sexe fut coupé est mis dans sa bouche ? Parce que j’ai parlé aussi de ces dizaines de milliers de soldats, de policiers, de gendarmes morts pour rien ! Oui, morts parce que des généraux criminels en ont décidé ainsi. Morts pour quoi ? La « démocratie » ? La « liberté » ? La « république » ?
Où sont-elles aujourd’hui, ces chimères ? Quelle vaste tromperie d’avoir prétendu vouloir installer un état de droit avec ces généraux ! Depuis vingt ans qu’ils sont aux commandes, la gangrène de la corruption pourrit toute la société, du haut en bas, les seigneurs de la guerre, anciens « islamistes » ou militaires, ont été blanchis de leurs crimes et accaparent les richesses du pays. Quant aux libertés des hommes et des femmes, mieux vaut ne pas en parler. Ainsi, les dizaines de milliers de victimes de la « sale guerre », civils comme membres des « forces de sécurité », ne sont mortes que pour permettre au régime et aux imposteurs de tout acabit de durer. Et pour aider les faux démocrates à se construire une stature internationale.
Remarquons au passage le glissement sémantique, merveille des merveilles des communicants des généraux, qui ont voulu effacer la réalité de la guerre et de ses atroces séquelles en la qualifiant de « tragédie nationale ». Et depuis quelques années, le régime parle de la « stature algérienne dans le domaine de la lutte antiterroriste » et répète que « l’Algérie est un partenaire fiable de la lutte antiterroriste pour les Américains ». Qui peut être contre les Américains ? L’art et la manière de faire avaler la pilule au peuple…
Les communicants des généraux ont certainement oublié que beaucoup d’Américains ont perdus leur âme en Afghanistan est en Irak. Nos « fabuleux » journalistes ont aussi oublié que la presse américaine, malgré les pressions de la Maison-Blanche, a quand même informé l’opinion publique sur les violations des droits de l’homme perpétrées par les Américains, alors que la presse algérienne n’a jamais fait son mea culpa sur ses mensonges et son silence face aux crimes contre l’humanité commis par les chefs de notre armée en Algérie.
Nos soldats sont morts pour rendre crédible l’existence des GIA, d’Al-Qaida et du régime, trois entités liées entre elles par le sang… Oui, par un « fleuve de sang », comme l’a affirmé en 2002 Hocine Aït-Ahmed quand il a témoigné en ma faveur lors du procès en diffamation que m’avait intenté à Paris l’ancien ministre de la Défense, le général-major Khaled Nezzar – procès qu’il a perdu [Voir les minutes complètes de ce procès dans Habib Souaïdia, Le Procès de « La Sale Guerre ». Algérie : le général-major Khaled Nezzar contre le lieutenant Habib Souaïdia, La Découverte, Paris, 2002].
Écrire sur l’horreur et dire ce que beaucoup préfèrent taire est un devoir. Pour moi, celui de changer l’ordre des choses, car tout dépend de cette foule anonyme qui, par son silence, rend possible la longévité du régime et de sa barbarie. Si j’écris, ce n’est pas pour exorciser les démons qui sont en moi, c’est pour libérer l’interdit dans le pays des interdits. Et c’est parce que j’ai fait l’amère expérience de la guerre contre le terrorisme.
Dans la postface à cette nouvelle édition de mon livre, j’évoquerai plus précisément les réactions du pouvoir lors de sa publication initiale en février 2001. Et, surtout, je dirai ce que sont devenus, onze ans après, les officiers criminels dont on va découvrir les exactions dans les pages qui suivent.
Postface à l’édition de 2012
En finir avec l’impunité des généraux criminels
Habib Souaidia
Dès la sortie de mon livre, dont l’écho fut très important (65’000 exemplaires vendus), le régime algérien a conduit contre moi une campagne médiatique délirante, m’accusant de tout et de n’importe quoi (comme « d’être à la solde de la France et d’Israël ») et qualifiant mon témoignage de « tissu de mensonges tissé par les ennemis de l’Algérie ». C’est que la crédibilité de ce que je rapportais a sur le coup sérieusement ébranlé les généraux, qui craignaient plus que tout que ce livre relance la demande des ONG de défense des droits de l’homme d’ouverture d’une enquête internationale sur les violations massives de ces droits en Algérie.
La riposte de la dictature après la parution de La Sale Guerre
Toute la presse algérienne a alors pris la défense des généraux putschistes et criminels. Au lieu d’être impartiaux et objectifs, les journalistes « sécuritaires » se sont rangés dans un mouvement de panique du côté du régime, révélant ainsi au monde entier la vraie nature de la fameuse « presse indépendante algérienne ». D’ailleurs, si les généraux ont été si sanguinaires pendant la « décennie noire », c’est largement grâce au soutien de certaines élites civiles – « journalistes », « écrivains », « philosophes », « sociologues » et autres « experts » en manipulations et mensonges. Si les tyrans sont souvent guidés par la passion et l’odeur du sang, un intellectuel digne de ce nom doit être guidé par la raison, or c’est le silence complice et la compromission de ces élites qui ont aidé à nous plonger dans le bain de sang.
En 2001, choquées par mon livre, ces vierges effarouchées se cachent toujours les yeux et les oreilles devant les atrocités commises par les agents du DRS et les soudards des forces spéciales de l’armée. Elles ont continué à faire semblant de ne pas entendre les cris de douleur des enfants torturés, des hommes enlevés, de ne rien voir des cadavres ayant jonché les rues. Les organes de la propagande de guerre de la junte militaire attribuaient les carnages répétés des populations civiles aux « commandos islamistes », les expliquant comme des « actes désespérés des hordes terroristes qui ont été vaincues militairement ». Mensonges répétés pendant des années, jusqu’à la nausée, par la « presse indépendante ». De même que cet autre mensonge (El Watan) : « Les groupes islamiques armés, dont la quasi-majorité des membres est issue du FIS, ont déclaré la guerre au peuple algérien… » Comme les chefs de l’Armée nationale populaire ont perdu leur âme dans cette guerre, la presse algérienne a perdu la sienne en relayant ce dispositif sophistiqué de désinformation à l’échelle nationale et internationale. Avec la sortie de La Sale Guerre, leurs mensonges et leurs crimes étaient dévoilés au grand jour devant l’opinion internationale – car les Algériens, eux, savaient déjà bien qui étaient ces criminels. C’est pour ces raisons que le régime a activé sa presse dite « libre » par le biais du service d’action psychologique du DRS, commandé à l’époque par le colonel Hadj Zoubir (décédé en décembre 2011).
Défiant ainsi les règles élémentaires du journalisme qui imposent la prudence et la vérification de toute information avant sa publication, la presse algérienne, l’organe de propagande du DRS, a alors enfourché son cheval préféré, celui du délire, du mensonge, de la diffamation et de la manipulation, pour s’attaquer à moi et à tous ceux qui demandaient la création d’une commission d’enquête internationale. Je perdrais mon temps à décortiquer les centaines d’articles diffamatoires publiés contre moi dans la presse algérienne francophone et arabophone – et même dans des livres –, qui me présentaient comme un ennemi public numéro un du régime algérien, dépassant de loin les émirs sanguinaires du GIA et du GSPC, comme Antar Zouabri ou Hassan Hattab. La dernière trouvaille en date est une histoire abracadabrantesque inventée par le quotidien arabophone El-Khabar en 2010. Sous le titre « Nationalité française pour Souaïdia », il écrivait : « L’officier algérien en cavale Habib Souaïdia a obtenu la nationalité française, deux ans seulement après avoir déposé sa demande. M. Souaïdia a épousé, en 2005, une femme de nationalité française qui appartient au courant politique de la gauche connu pour sa haine contre le gouvernement algérien… » Que répondre à de tels mensonges ? Que répondre à ces affabulateurs qui propagent une histoire parfaitement imaginaire ? Alors que je vis toujours à ce jour en France avec un statut de réfugié politique et que je ne me suis jamais marié avec aucune Française, ni de gauche ni de droite !
Pour faire bon poids, le régime algérien m’a fait condamner par contumace à deux reprises. Une première fois, le 30 avril 2002, à vingt ans de prison par le tribunal de Sidi M’hamed à Alger pour « participation à une entreprise d’affaiblissement du moral de l’ANP et de la sûreté de l’État ». Et une deuxième fois, le 22 janvier 2006, à la peine capitale par le procureur général de la cour de Bouira pour « enlèvement et assassinat avec préméditation » de trois hommes à Lakhdaria en juillet 1994. Cette accusation grotesque, sans aucun lien avec la réalité, est une offense à l’intelligence. Les libres penseurs auraient tort de demeurer silencieux ou de se contenter de sourire, puisque ces accusations me rangent parmi les coupables. Alors qu’elles sont assimilables à la propagande haineuse à l’endroit des résistants, coupables d’avoir dénoncé le régime des criminels d’Alger. Désolé, mais je suis innocent du sang de ces hommes car le crime n’est pas mon étalon de vertu ni de réussite. Ce que je sais en revanche, c’est que ce genre de désinformation et d’accusation est une vieille habitude du service d’action psychologique du DRS, ce que j’ai déjà payé au prix fort quand j’étais encore en Algérie : de 1995 à 1999, comme on l’a vu, j’ai été détenu à la prison militaire de Blida ; alors pourquoi les familles de ces hommes n’ont-elles pas déposé plainte contre moi pendant quatre longues années ?
Dès la sortie de La Sale Guerre, tout l’état-major était en alerte, c’est pourquoi ses chefs ont réagi sur tous les fronts. L’un des généraux les plus sanguinaires, le général-major Mohamed Lamari, chef de l’état-major, a parlé d’une « campagne médiatique délirante émanant de l’extérieur », qui présentait « comme des “vérités” des assertions assimilant l’action de l’armée et des services de sécurité à des actions criminelles comparables à celles des groupes terroristes ». Eh bien oui, mon général, nous avons utilisé effectivement les méthodes des terroristes contre la population : il fallait faire « sortir le poisson de l’eau » et, pour cela, se déguiser en terroristes, commettre des massacres, torturer et exécuter des pauvres civils. C’était l’application de la doctrine française de la « contre-insurrection », que les généraux algériens ont appliquée à la lettre contre le peuple algérien.
De fait, pour neutraliser la population civile, les généraux – avec à leur tête les généraux-majors Khaled Nezzar et Mohamed Lamari – ont non seulement recouru au terrorisme des GIA, mais ils ont encouragé les régiments des forces spéciales à mettre en œuvre un terrorisme d’État du même ordre, avec une rare violence. Ainsi, conformément à ces théories anti-insurrectionnelles élaborées par des officiers de l’armée française (et qu’elle avait appliquées lors de notre guerre de libération), nos généraux ont créé à Alger, à partir de la fin 1992, le CCLAS, centre de coordination de la lutte antisubversive (voir chapitre 4). Le général Mohamed Lamari en était le commandant ; avec les généraux Brahim Fodhil Chérif et Smaïl Lamari (dit « Smaïn »), ils se sont donné pour tâche de propager la terreur sur l’ensemble du territoire national. Comme leurs prédécesseurs français, ils ont considéré que les ruraux « formaient l’épine dorsale du FIS » : « Le rebelle vit parmi la population comme un poisson dans l’eau. » Du coup, beaucoup de commandants de région militaire et de commandants de secteur pensaient qu’il n’y avait pas d’autre moyen que d’appliquer la méthode française (« Évacuez l’eau et le poisson mourra »), puisqu’elle avait réussi dans le passé en Argentine et en Amérique latine.
C’est ainsi que, en 1996, les « groupes islamiques de l’armée » instrumentalisés par le DRS ont multiplié les actions de terreur dans l’Algérois. D’abord dans la région de Médéa, ce qui a poussé les villageois à fuir vers la Mitidja et les abords d’Alger ; puis, en 1997, c’est de là qu’ils ont été à nouveau chassés par les terribles massacres commis par les mêmes « GIA », à Bentalha, Raïs, Sidi-Moussa, Rélizane, etc. Ces tueries étaient en effet régulièrement suivies par des opérations de ratissage d’envergure et les survivants étaient poussés par la peur vers d’autres lieux.
Puis il y avait la stratégie de la « terre brûlée », qui avait pour objectif la destruction des conditions de vie socioéconomiques des ouvriers (combien d’usines et de petites fabriques ont été incendiées ?) et des pauvres paysans. Ainsi, leurs bêtes étaient soit tuées par les avions et les hélicoptères dans les pâturages, soit volées par les militaires et revendues ailleurs.
Dès 1993, je fus personnellement témoin de telles destructions lors de nombreuses opérations dans la Mitidja ou en Kabylie. En février 1994, par exemple, nos troupes investirent un village près de Lakhdaria, entre Tala-Aïcha et Si Mustapha : sept paysans furent tués par balles. Quelques jours plus tard, l’armée monta une autre opération d’envergure, qui se poursuivit durant trois jours, contre une vaste région entre Chabet El-Ameur, Ammal, Gargour et Ouled Ben-Doukran : on dénombra treize civils exécutés. Sous prétexte que terroristes et simples civils se confondaient très souvent, les militaires baptisaient facilement « suspects » tous les paysans et bergers qu’ils rencontraient, ce qui les mettait plus à l’aise pour les torturer et les abattre. Le soir, dans le BRQ (bulletin de renseignements quotidiens), on écrivait, au besoin, qu’ils étaient porteurs d’une grenade artisanale ou d’un fusil de chasse : personne ne viendrait vérifier !
Les généraux brûlent la Kabylie
Deux mois après la parution de mon livre, pour détourner les regards de l’opinion internationale suite aux révélations incriminant le régime – et aussi du fait des obscures luttes de clans au sein du pouvoir –, les hauts gradés ont cyniquement joué la carte de l’affrontement entre Kabyles et Arabes, après l’assassinat par un gendarme, le 18 avril 2001, du jeune Massinissa Guermah à Béni Douala (Grande-Kabylie). L’enjeu était en effet de taille pour les généraux, tant il était vital pour eux d’éviter d’être accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité par les organisations internationales. Et c’est donc dans une sorte de fuite en avant que les généraux ont « mis le feu » à la Kabylie, en multipliant les provocations face aux manifestations pacifiques de la population, révoltée par l’assassinat du jeune lycéen. Ils ont ressorti leurs veilles recettes, pour contrôler plus au moins la situation et en faisant tout pour convaincre que le mouvement parti de Kabylie était uniquement fondé sur des revendications ethniques ou séparatistes, afin de l’isoler des autres régions. Les plans du DRS en Kabylie ont fonctionné à merveille : d’une part, il a réussi à mater toute une région rebelle en assassinant plus d’une centaine de jeunes ; et, d’autre part, il a manipulé à l’intérieur de la Kabylie le mouvement citoyen des Arouch, souvent animés par des éléments travaillant avec le DRS, réduisant ainsi les malheurs et les revendications légitimes de la population à des revendications régionales, en cassant les appareils politiques démocratiques.
Fin juillet 2001, une commission d’enquête présidée par Mohand Issad, un juriste réputé « indépendant », a mis clairement en cause la gendarmerie algérienne, comme l’a relevé Le Monde, citant le rapport Issad : « “La réaction violente des populations a été provoquée par l’action non moins violente des gendarmes, laquelle, pendant plus de deux mois, a nourri et entretenu l’événement : tirs à balles réelles, saccages, pillages, provocations de toutes sortes, propos obscènes et passages à tabac. La commission n’a pas relevé de démenti”, souligne sèchement le rapport. Surtout, note cette instance ad hoc, “la violence enregistrée est celle d’une guerre, avec usage de munitions de guerre”. […] “Si quelqu’un a forcément donné l’ordre de tirer à balles réelles, en revanche personne n’a donné l’ordre de cesser le feu”, note encore la commission qui met en cause la chaîne de commandement, sans toutefois désigner le moindre responsable. “Les ordres de la gendarmerie de ne pas utiliser les armes n’ont pas été exécutés, ce qui donne à penser que le commandement a perdu le contrôle de ses troupes, ou qu’elle a été parasitée par des forces externes à son propre corps” [Samy Mouhoubi, « L’enquête sur les morts de Kabylie », Le Monde, 30 juillet 2001]. » Ces bien réelles « forces externes » ne peuvent être que celles du DRS, en l’occurrence les hommes du CTRI de Blida qui dépend de la 1re région militaire, soutenus par des parachutistes déguisés en civil.
Ce mode opératoire me rappelle celui des événements du 5 octobre 1988, quand le général Nezzar a posté sur les toits d’Alger, pour tirer sur les jeunes manifestants désarmés, ses parachutistes snipers équipés de fusils de précision Dragunov SVD. Une arme de guerre de grande précision, qui peut tirer jusqu’à trente coups par minute avec une portée allant jusqu’à 1300 mètres. Ces snipers, qui font souvent partie des unités des forces spéciales, peuvent agir en totale autonomie (en duo ou en trio) ou intervenir en appui d’une section de gendarmerie ou d’infanterie. Depuis 1988, ils ont été fréquemment sollicités dans des missions de police et dans la lutte antiterroriste, comme des « armes psychologiques » en pratiquant des tirs plus ou moins ciblés contre des civils, en dehors des opérations de combat.
Tizi-Ouzou a enterré ses martyrs, tandis que le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), le parti kabyle de Saïd Sadi, prenait tout son temps de réflexion en conservant un pied dans le gouvernement, sans guère se préoccuper de la mort de tous ces jeunes. Car dans ce terrible « printemps noir », le pouvoir a également joué à faire reconquérir du terrain par le RCD dans la région contre le Front des forces socialistes (FFS) qui, malgré les immenses difficultés que le pouvoir lui a créées depuis des années, gardait ses capacités de peser encore sur les esprits. Et comme la copie ne vaut jamais l’original, le pouvoir ayant horreur d’avoir comme principal interlocuteur le parti de Hocine Aït-Ahmed, authentique opposant, c’est pour ces raisons que les Arouch, souvent contrôlés par le DRS, ont été créés.
Puis arriva le 11 Septembre
Mais c’est un autre événement, totalement extérieur à l’Algérie, qui allait peu après permettre que les révélations sur les crimes des généraux algériens soient à nouveau effacées dans les médias internationaux. Le 11 septembre 2001, nos vies ont changé à jamais avec les terribles attentats terroristes de New York et de Washington, qui firent plus de 3000 morts.
Un réveil brutal pour moi comme pour le monde entier. J’entends encore les cris de victoire depuis Alger en ce jour de deuil. Car dès le lendemain du 11 Septembre, tandis que l’Amérique pleurait ses morts, les généraux d’Alger célébraient paradoxalement la victoire de Ben Laden sur l’Amérique : grâce à lui, du jour au lendemain, l’un des régimes les plus sanguinaires du monde arabe était devenu une « source d’inspiration » pour les Américains dans la lutte antiterroriste internationale. En témoignent par exemple les propos de William Burns, secrétaire d’État adjoint pour l’Afrique du Nord et le Proche-Orient, à Alger le 9 décembre 2002 : « Washington a beaucoup à apprendre de l’Algérie sur la façon de combattre le terrorisme [« Coopération militaire algéro-américaine. Paris s’abstient de tout commentaire », Le Jeune Indépendant, 12 décembre 2002]. » Donc les arrestations, les disparitions forcées, l’utilisation de la torture à grande échelle, les massacres, les assassinats, les exécutions extrajudiciaires ou encore les détentions illimitées de personnes soupçonnées de terrorisme étaient devenus des pratiques que celle qui se prétend la première démocratie mondiale devait apprendre d’une dictature ?
De fait, la légitimité de toutes les violations des droits de l’homme justifiées par la lutte antiterroriste va se trouver profondément renforcée après les attentats du 11 septembre 2001. Cette confiance retrouvée par la dictature algérienne s’est traduite, sur le plan politique et financier, par la signature en avril 2002 d’un « accord d’association » avec l’Union européenne : outre le fait qu’il permettait au régime algérien d’être fréquentable, cet accord a pris en compte de facto ses attentes sur le plan sécuritaire. Et tant pis pour les victimes de la sale guerre, pour la justice et pour la démocratie !
Le 11 Septembre a également aidé le régime algérien à « tourner la page » afin de tenter d’effacer les crimes qu’il avait commis contre son peuple. Ainsi, loin de chercher à saisir les mécanismes politiques et militaires qui avaient amené à commettre ces crimes, les dirigeants actuels de l’Algérie ont organisé l’impunité avec la « Charte pour la paix et la réconciliation nationale » votée lors d’un référendum truqué le 29 septembre 2005, visant notamment à éviter toute sanction judiciaire aux membres des forces de sécurité responsables de crimes dans l’exercice de leurs fonctions depuis 1992. Ce texte stipulait ainsi : « Le peuple algérien tient à rendre un vibrant hommage à l’Armée nationale populaire, aux services de sécurité ainsi qu’à tous les patriotes et citoyens anonymes qui les ont aidés, pour leur engagement patriotique et leurs sacrifices qui ont permis de sauver l’Algérie et de préserver les acquis et les institutions de la République. En adoptant souverainement cette charte, le peuple algérien affirme que nul, en Algérie ou à l’étranger, n’est habilité à utiliser ou à instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’État, nuire à l’honorabilité de tous ses agents qui l’ont dignement servi ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. »
Une charte qui protégeait le bourreau de la victime, en disposant que toute victime qui déposerait plainte contre un bourreau serait « hors la loi » ! La loi du plus fort, je présume, parce qu’en Algérie la justice est une utopie. En quelques années, on est ainsi passé du désordre de la guerre au désordre de la « paix ». Sur le baromètre de la mémoire, l’entêtement à vouloir amnistier les criminels sans une commission de vérité et de justice apparaît bien comme une fuite en avant. Car à l’évidence, jusqu’à aujourd’hui, le régime craint plus que tout une commission d’enquête vraiment indépendante, d’autant plus que, contrairement à ce que certains veulent faire croire, la paix n’est pas revenue en Algérie avec la « réconciliation nationale ». Pour preuve, les assassinats et les enlèvements, les embuscades, explosions et attentats kamikazes d’obscurs « groupes terroristes », les ratissages meurtriers de l’armée, qui ont continué, jusqu’à ce jour, à scander quotidiennement l’actualité des années 2000.
Mais officiellement, cette sale guerre est désormais solennellement terminée sur ordre des bourreaux d’Alger. Une politique d’amnésie a été imposée au peuple, on l’aura compris, avec le « blanchiment » de l’histoire récente par un système où la mémoire est interdite : nous sommes tous désormais sommés d’oublier les morts, les disparus, les torturés, les exécutés, les villages massacrés, les femmes violées, les déportés, le verrouillage de la scène politique, la répression sanglante des libertés, le mépris absolu du droit, l’organisation militaro-policière de la société fondée sur la brutalité, la corruption et le détournement de l’argent public. Tout cela à cause du 11 Septembre et de la « guerre totale contre terrorisme », la même que celle menée par les États-Unis. Simplement, comme elle aurait commencé bien plus tôt en Algérie qu’ailleurs, tout le monde doit « apprendre des généraux algériens sur la façon de combattre le terrorisme »…
Voilà comment, au nom de la guerre contre le terrorisme, ont été blanchies a posteriori par la « communauté internationale » les pratiques criminelles d’un régime lui-même à l’origine de la maladie qu’il prétend combattre. En Occident, guerre antiterroriste et intérêts pétroliers bien compris se sont combinés pour décider que le régime algérien était désormais devenu un « partenaire fiable » et trouver normal l’organisation de l’impunité et l’écrasement des libertés. Cette conspiration du silence qui s’est abattue sur l’Algérie est particulièrement relayée en France par de puissants lobbies qui empêchent toute médiatisation des crimes des généraux. Le peuple algérien est ainsi abandonné sans vergogne à son triste sort. À l’heure des « printemps arabes » de 2011, qui ont contraint la France de Sarkozy à mettre enfin un terme à son soutien aux despotes Ben Ali, Moubarak ou Kadhafi, son message reste le même : « L’Algérie est un grand pays ! Circulez, il n’y a rien à voir ! »
Que sont devenus les officiers assassins de la sale guerre ?
Et pourtant, pour ceux qui le veulent, il y a hélas beaucoup « à voir » dans l’Algérie de 2012. Certes, je l’ai dit, certains des pires criminels responsables de la sale guerre sont morts dans leur lit sans avoir jamais été inquiétés, comme les généraux Smaïl Lamari (en août 2007, à l’âge de 66 ans), Brahim Fodhil Chérif (en juin 2008, 65 ans) ou Larbi Belkheir (en janvier 2010, 73 ans). Mais, en janvier 2012, leurs plus éminents complices dans les crimes commis en commun étaient toujours bien vivants, à commencer par le général-major Mohammed Médiène, dit « Toufik » (72 ans), chef inamovible du DRS et véritable maître de notre pays depuis plus de vingt ans. Ou encore le général Mohamed Lamari (72 ans), à la retraite depuis 2004 mais toujours plus ou moins actif dans l’ombre ; et le général Khaled Nezzar (74 ans), lui aussi retraité de longue date mais sans doute tout aussi actif, même s’il a eu la « malchance » – il a hélas été le seul dans ce cas – d’être l’objet de plaintes pour tortures, en 2001 et 2002 à Paris (sans suites, évidemment), puis en octobre 2011 à Genève (une affaire toujours en cours à ce jour) [Voir « Khaled Nezzar, l’ancien ministre algérien de la Défense, entendu par la justice suisse », Le Monde, 22 octobre 2011].
Surtout, la plupart des officiers supérieurs impliqués dans les pires exactions de la sale guerre ont été promus depuis aux plus hauts postes de l’armée et constituent toujours aujourd’hui la colonne vertébrale du pouvoir. C’est pourquoi il m’a semblé important d’évoquer ici ce que je sais de la carrière de certains d’entre eux, dans l’espoir que cela pourra servir un jour à leur jugement devant un tribunal impartial – comme le méritent aussi bien d’autres que ceux que je nomme ici et que je ne connais pas.
Depuis mon arrivée en exil en France en 2000, chaque 5 juillet, date anniversaire de notre indépendance, hautement symbolique pour le peuple algérien, est l’occasion de nouvelles nominations de criminels de guerre à des grades supérieurs. À chaque fois, je ressens avec une très grande tristesse le mépris total à l’intelligence des Algériens et l’indifférence de l’élite face à ces nominations indécentes. Comment honorer l’Algérie le jour de l’anniversaire de son indépendance avec la nomination de généraux comme le sanguinaire M’henna Djebbar, commandant du CTRI de Blida de 1990 à 2003 ?
Le général-major M’henna Djebbar
C’est une insulte à la mémoire des hommes qui ont rendu possible le miracle du 1er novembre 1954, une injure à la mémoire des victimes de la sale guerre. J’ai connu bien des militaires honnêtes qui ont été arrêtés et transférés dans le sinistre centre de Djebbar, où ils ont été coupés en morceaux. J’ai aussi connu des hommes à lui qui, après avoir torturé de vieux Algériens, leur demandaient : « Qui torture mieux ? Nous ou l’armée française ? » Dans ce centre de torture, on recrutait même des violeurs pour y pratiquer leur « sport » favori et qui, après avoir commis leur macabre travail, brûlaient leur victime avec du plastique en fusion.
Un homme qui était en prison avec moi, un lieutenant accusé de désertion devant l’ennemi dont je ne donne que le prénom, Brahim, m’a raconté son séjour au CTRI de Blida : « Je reçois un coup, deux, trois coups. Ma tête résonne sous les chocs, je ne sens plus mon visage et ma vision est de plus en plus trouble. Mes arcades triplent de volume et suintent de sang. Les coups ne s’arrêtent pas, mais ils sont assez espacés pour que je ne perde pas connaissance. Un poing percute ma bouche, mes lèvres éclatent dans une éclaboussure de sang, deux dents se déchaussent aux deux coups suivants. Au troisième, une autre vole dans les airs. Du sang coule dans ma bouche, se mélangeant à ma salive, je crache mais le sang ne cesse de couler, il s’insinue dans ma gorge, m’empêchant peu à peu de respirer. Je tousse pour me dégager la gorge, mais la technique de mon tortionnaire est de m’étouffer avec ses deux mains pour que je ne puisse pas respirer. L’averse de coups cesse pour un moment. Ils s’écartent un peu pour que je ne m’étouffe pas, car la torture ne fait que commencer… Au fil des jours de bastonnade, mon cœur s’affaiblit, ses pulsations sont de plus en plus espacées, les coups et l’étouffement ont fini par avoir raison de moi. Je n’étais plus qu’une chose enfermée dans une carcasse inutilisable, il m’était presque impossible d’esquisser un mouvement. Ils n’ont obtenu de moi aucune information, tout simplement parce que je n’en avais pas. À la fin, ils ont sectionné mon sexe et m’ont laissé là, gisant contre le sol froid et collant de mon sang. J’ai perdu mon honneur et ils ne m’ont pas achevé. »
Même si des milliers d’autres hommes, pour la plupart des civils, ont été « achevés » au CTRI de Blida, on ne manque pas hélas de nombreux témoignages atroces du même ordre, fournis par des survivants de ce centre (et de nombreux autres du DRS) à des organisations de défense des droits de l’homme, qui ont contribué à reconstituer les mécanismes de la terrible « machine de mort » des généraux « éradicateurs » [Voir notamment : Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, Algérie : la machine de mort, <www.algeria-watch.org>, octobre 2003 ; et François Gèze et Jeanne Kervyn, L’Organisation des forces de répression, Comité Justice pour l’Algérie, <www.algerie-tpp.org>, septembre 2004]. Mais tandis qu’étaient ainsi dénoncés ces criminels de guerre avérés, la « république » les récompensait. M’henna Djebbar est ainsi devenu général le 5 juillet 2005, au moment où il a été nommé à la tête de la DCSA (Direction centrale de la sécurité de l’armée), l’une des principales branches du DRS. Et, le 5 juillet 2010, il a été promu au grade de général-major – tout en conservant son poste à la DCSA, qu’il dirige toujours aujourd’hui.
C’était la consécration pour ce « théoricien de la mort et fin praticien de la torture » comme l’a justement qualifié le « Mouvement algérien des officiers libres » (MAOL), dans une notice biographique de ce criminel, où l’on peut lire notamment : « Personnage dépourvu de tout sens moral, assoiffé de pouvoir, il inculqua à ses hommes cette insensibilité qui faisait d’eux des robots sans pitié, capables de tuer et massacrer sans état d’âme. Les éléments sous son autorité se comportaient comme des monstres barbares. […] Le colonel Djebbar poussait le cynisme jusqu’à recommander au chef de la gendarmerie de Blida, le commandant Abdaoui Abdelhafid, de ne pas récupérer les cadavres tôt le matin afin que les citoyens puissent lire les messages de terreur laissés sur le corps des victimes. Cette méthode de conditionnement par la terreur fut un moyen efficace pour domestiquer la population et la forcer à la soumission. Cet acharnement avait un impact sur les jeunes islamistes qui, acculés, se sont précipités vers les maquis et sont ainsi tombés dans le piège tendu par les chefs du DRS. […] Le CTRI de Blida avait tout au long de la sale guerre, approvisionné les maquis intégristes en armement, munitions et équipements (jumelles, boussoles, talkies-walkies…), qu’ils soient du GIA ou de l’AIS. Cette dernière organisation fut immédiatement infiltrée, ce qui incita le général [Smaïl] Lamari à planifier la “guerre” GIA-AIS-Patriotes afin que les Algériens s’entre-tuent sans réaliser qu’ils étaient manipulés par un pôle unique, à savoir le DRS. Le CTRI s’est occupé aussi de la prise en charge sanitaire des éléments blessés aux combats. La plupart des émirs de l’AIS […] ont tous transité par le centre de Blida [MAOL, « Le pouvoir algérien récompense les officiers criminels de la sale guerre », <www.anp.org>, 29 juillet 2005]. »
Le général-major Athmane Tartag
L’un des autres grands centres de répression qui fut au cœur de la sale guerre a été le Centre principal militaire d’investigation (CPMI) de Ben-Aknoun, à Alger, un organe du DRS relevant de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA). D’août 1990 à mars 2001, il a été dirigé par le colonel Athmane Tartag, dit « Bachir ». La torture ne jure que par son nom et il a été l’un des artisans les plus zélés de l’horreur en Algérie. En juillet 2003, l’exécutant des basses besognes est devenu général par décret présidentiel, puis, en juillet 2011, général-major, avant (du moins officiellement) de partir en retraite. Il en a été rappelé en décembre 2011 pour être nommé à la tête de la Direction de la sécurité intérieure du DRS (DSI, qui a remplacé la DCE), en remplacement du général Abdelkader Kherfi, dit « Ahmed » (lequel avait lui-même remplacé à ce poste le général Smaïl Lamari, après son décès en 2007). Le général-major Mohamed « Toufik » Médiène, sait en effet que, pour lui, le compte à rebours est amorcé et c’est pourquoi il a cherché à verrouiller sa succession en faisant appel à Tartag – car celui qui contrôle la DSI contrôle le DRS et donc contrôle l’Algérie. Avec les généraux M’henna Djebbar à la DCSA et Rachid Lallali à la DDSE, l’arrivée de Tartag confirme que les hommes de « Toufik » contrôlent bien la tête du DRS.
Dans les années 1990, le colonel Tartag et ses escadrons de la mort ont tout fait. Ils sont devenus les spécialistes des expéditions punitives en enlevant, torturant et exécutant des membres de familles d’islamistes dans les quartiers populaires (Bab-el-Oued, Les Eucalyptus, la Casbah…). Tous les officiers de l’armée le savaient – je le savais aussi –, les commandos de Tartag utilisaient les armes de la terreur pour avoir des informations. Homme des basses manœuvres du général Smaïl Lamari, Tartag est notamment le responsable de l’assassinat du général Saïdi Fodil, qui avait été écarté par le clan Belkheir-Toufik en juillet 1994 de la tête du renseignement extérieur, puis liquidé par ce même clan par les barbouzes de Tartag dans un prétendu accident de voiture alors qu’il était commandant de la 4e région militaire (Ouargla) [Voir notamment Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang. Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes, Denoël, Paris, 2003, p. 277 sq.].
Lui et ses hommes sont aussi impliqués dans l’affaire des gendarmes français assassinés le 3 août 1994, quand les chefs du DRS multipliaient les provocations « attribuées aux islamistes » pour obtenir le soutien de Paris. Dans cette opération, le commando a abattu trois gendarmes et deux employés français de la cité Aïn-Allah de Dely Ibrahim, au sud-ouest d’Alger. Jamais aucune enquête indépendante n’a vu le jour depuis, alors que toutes les informations disponibles mettent en cause le général-major Athmane Tartag.
Le général-major Kamel Abderrahmane
Le général Kamel Abderrahmane, issu de l’armée de terre, a été promu le 5 octobre 1988 par le général Khaled Nezzar, puis muté au DRS, après avoir sauvé un char touché par un cocktail Molotov. Il a été le chef de la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA) de septembre 1990 à juin 1996 (remplacé à cette date par le général Mohamed Zeghloul), puis patron de la 2e région militaire (Oran) de 1996 à août 2004 et, ensuite, de la 5e région militaire (Constantine) jusqu’en mai 2005.
Après avoir organisé les pires exactions quand il dirigeait la DCSA, Kamel Abderrahmane a été mis en cause pour son rôle présumé dans l’organisation, quand il commandait la 2e région militaire, du trafic de drogue (cannabis marocain, notamment). Nous savions tous dans l’armée que le trafic de drogue à l’intérieur de l’armée et dans toute l’Algérie était couvert par des corps constitués qui fermaient les yeux en échange du bon déroulement des opérations militaires. Mais après la reddition à Blida, en juillet 2006, du « baron » Ahmed Zendjabil, le « Pablo Escobar algérien », l’Algérie apprendra avec stupeur que ce trafic servait aussi à financer le terrorisme « islamiste » contrôlé par le DRS. C’est ce que laisseront entendre, à mots couverts, plusieurs journalistes « sécuritaires », probablement suite à un conflit au sein des clans du pouvoir. Le commandement militaire a placé Zendjabil dans une prison secrète du DRS, parce qu’il détenait des secrets sur l’implication directe des services de renseignements comme commanditaires du terrorisme qui a ensanglanté l’Algérie. Et parce qu’il servait d’agent de liaison avec des groupes terroristes pour les financer et leur livrer armes et munitions transitant par le Maroc, sous le regard bienveillant du DRS.
Le général-major Mohamed Tlemçani
Le général-major Mohamed Tlemçani est sans doute l’un des pires officiers que j’ai connus avant et pendant la sale guerre. Je l’ai connu en 1992, à l’École d’application des troupes spéciales (EATS) de Biskra (voir chapitre 4). J’étais alors sous-lieutenant, fraîchement sorti de l’Académie militaire de Cherchell, et il était commandant chef d’état-major de cette école. Dès le départ, ma rencontre avec lui a été électrique, à cause de problèmes d’organisation militaire (indiscipline qui régnait dans l’école, manque de nourriture pour les élèves stagiaires hommes de troupe et sous-officiers, détérioration de certains équipements militaires et autres). Il était l’un des hommes des généraux Khaled Nezzar et Mohamed Lamari, puisque Nezzar a été le premier commandant de l’EATS et ensuite parce que Mohamed Tlemçani a été aussi engagé avec son unité dans la répression des manifestations d’octobre 1988 a Alger. Une fois installé en 1993 comme commandant du 4e régiment de parachutistes (4e RPC) à Meftah, dans la grande banlieue d’Alger, le commandant Tlemçani n’hésita pas commettre les crimes les plus barbares avec les officiers qui ont été en service avec lui de 1993 à 1998.
Dès 1993, cet officier sanguinaire se vantait d’être la « clé du problème », parce que le général Mohamed Lamari comptait sur lui et son 4e RPC pour régler le « problème des islamistes » dans l’Algérois. Avec son unité, il a commencé les opérations commandos dans la région de Meftah à Boufarik, en passant par Tablat, Blida, Larbaa, etc. Intégrés au 4e RPC, certains lieutenants et sous-lieutenants de ma promotion, qui sont certainement colonels aujourd’hui, m’ont alors raconté les pires crimes exécutés par ce régiment contre la population civile. Les méthodes étaient d’ailleurs calquées d’un secteur à l’autre : le 4e RPC a commis les mêmes exactions que toutes les unités opérationnelles tout au long de la sale guerre, dont l’ampleur variait simplement selon le degré de criminalité de leur chef. Au sein de ces unités, ont ainsi été créées des « sections spéciales » qui travaillaient en dehors de leur cadre d’action normal, en fait de véritables « escadrons de la mort ». Le palmarès du commandant Tlemçani est à cet égard des plus étoffés.
Dans la Mitidja, à Sidi-Moussa, Bougara ou Tablat, les opérations de ses sections spéciales se terminaient toujours par l’exécution extrajudiciaire des personnes arrêtées. Ce déchaînement de violence a poussé nombre de jeunes à monter dans les maquis de la région et à se radicaliser encore plus. Dans la région de Sidi-Moussa, les viols de certaines filles, parce qu’elles avaient un frère ou un père au maquis, a montré l’atrocité de certains officiers. À partir de 1993, la notion de « butin de guerre » avait ainsi pris tout son sens, poussant les villageois à l’exode.
La liste des crimes contre des innocents commis à l’époque par le commandant Tlemçani et ses hommes est interminable. Je tiens seulement à rappeler qu’il a été l’un des premiers chefs des régiments des forces spéciales à avoir ordonné aux soldats de ses « sections spéciales » de se déguiser en islamistes et à les envoyer, surtout la nuit, dans les villages et hameaux pour frapper aux portes de pauvres villageois innocents, avant de les exécuter. L’objectif était double : terroriser la population et lui faire croire que les responsables de cette terreur étaient des « terroristes islamistes ». C’est ainsi que des unités régulières de notre armée ont constitué une structure paramilitaire chargée des exécutions sommaires de suspects. Il est essentiel de souligner que ce type d’opération était toujours sollicité par le haut commandement, tout simplement parce qu’un commandant d’unité ne pouvait prendre le risque d’envoyer dans la nature, de son propre chef, une petite unité composée de maximum trente-cinq hommes. C’est par conséquent en toute connaissance de cause que les généraux Khaled Nezzar, Mohamed Lamari et Brahim Fodhil Chérif ont alors accordé leur feu vert au commandant Mohamed Tlemçani pour accomplir de telles « missions », parfaitement étrangères à l’honneur militaire.
Aujourd’hui, la récompense de ce criminel est devant nos yeux : en 2003, il a été promu par décret présidentiel au grade de général et nommé chef d’état-major de la 5e région militaire (Constantine) ; puis, le 4 mai 2005, chef d’état-major de la 4e région militaire (Ouargla). Le 5 juillet 2010, il est devenu général-major et a été nommé chef d’état-major de la 2e région militaire (Oran), poste qu’il occupe toujours à ce jour.
Le général-major Kadour Bendjemil
Nommé le 5 mai 2005 chef d’état-major du Commandement des forces terrestres (CFT), le général-major Kadour Bendjemil n’est pas le moindre de tous ces généraux criminels promus à la tête de l’ANP dans les années 2000. Dans l’Algérie militarisée d’aujourd’hui, ce poste est devenu une rampe de lancement pour les fonctions les plus élevées de l’institution militaire : ceux qui l’ont occupé ont souvent ensuite été propulsés au poste de ministre de la Défense – comme ce fut le cas pour le général Liamine Zéroual en 1989 et pour le général Khaled Nezzar en 1990 –, ou bien de chef d’état-major de l’armée – comme pour le général-major Mohamed Lamari en 1992 ou Gaïd Salah en 1993 [« Bouteflika, hier, au ministère de la Défense : 14 nouveaux généraux-majors », El Watan, 6 juillet 2010].
Ma première rencontre avec Kadour Bendjemil fut dans le mess des officiers à Lakhdaria en 1994, où il était arrivé de l’école de guerre de Russie fin 1993 comme chef d’état-major de la 1re division blindée et chef d’état-major du secteur opérationnel de Bouira (en remplacement du général Saïd Chengriha, voir chapitre 7). Depuis son arrivée au commandement, cet artilleur originaire d’Annaba n’a cessé de se mouler dans le personnage militaire d’un homme qui ne recule devant rien. À l’époque, sa rage purificatrice n’a épargné personne dans son secteur d’intervention de Bouira (le « SOB »). Il a alors constitué une sorte de garde prétorienne composée de quelques officiers et sous-officiers de l’ANP et du DRS pour, d’après ses dires, « rétablir l’ordre » : au hasard des rafles qui avaient lieu, le jour dans les rues, la nuit dans les maisons, de jeunes Algériens étaient entassés dans des fourgons banalisés, enchaînés pour terroriser la foule et montrer comment l’armée traitait ses ennemis. Et beaucoup de soldats, de sous-officiers et d’officiers ont également perdu la vie à cause de la fameuse règle militaire selon laquelle le chef a toujours raison, même s’il a tort.
Je me souviens de la passation de consignes du général Saïd Chengriha au colonel Bendjemil, quand il a visité la villa COPAWI (voir chapitre 6). À la demande les officiers présents sur place, il a visité les cellules où étaient entassées des dizaines de personnes enlevées ou arrêtées. Alors il s’est retourné vers Chengriha et lui a dit : « Alors, mon général, on les signale dans la passation de consignes ? » Par ce sinistre « trait d’humour », il signifiait en fait que ces prisonniers « clandestins » n’avaient pas à figurer dans les documents de passation des consignes sur l’état du matériel, des armements, etc. Voilà la réalité toute crue des chefs d’hier et d’aujourd’hui de l’ANP.
Le général-major Saïd Bey
Le général-major Saïd Bey est l’un des plus anciens généraux-majors de l’ANP. Après avoir dirigé la 12e division d’infanterie mécanisée stationnée à Djelfa, il a été l’un des chefs du Centre de commandement de la lutte antisubversive de 1993 à mai 1994, date à laquelle il a été nommé par le général-major Khaled Nezzar à la tête de la 1re région militaire (Blida). Poste qu’il a occupé jusqu’en septembre 1997, dans la période où eurent lieu les pires crimes contre l’humanité dans l’Algérois, dont les grands massacres de 1996-1997. Le président Liamine Zéroual, qui le soupçonnait de complicité avec les GIA dans ces massacres, ordonna sa mise en retraite. Après le départ de Zéroual, le clan Lamari-Toufik le désigna comme attaché militaire à Bruxelles. Il fut ensuite nommé, en février 2000, commandant de la 5e région militaire (Constantine), puis, en juillet 2004, de la 2e région militaire (Oran) – poste qu’il occupe toujours à ce jour, sans jamais avoir été inquiété pour sa responsabilité directe dans les massacres de 1997.
Alors que ceux-ci sont souvent survenus à proximité des casernes, dont les soldats entendaient les cris et les appels au secours des victimes, ils ne sont jamais intervenus ; pire encore, les rares survivants ayant réussi à arriver aux portes des cantonnements militaires pour demander protection étaient refoulés par les officiers. On apprendra plus tard qu’à la veille des massacres, en août 1997, le général-major Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée, avait donné aux troupes de la 1re région militaire, commandée par le général Saïd Bey, l’ordre formel de ne pas intervenir [Voir Nesroulah Yous (avec la coll. de Salima Mellah), Qui a tué à Bentalha ? Algérie, chronique d’un massacre annoncé, La Découverte, Paris, 2000 ; et Salima Mellah, Les Massacres en Algérie, 1992-2004, Comité justice pour l’Algérie, <www.algerie-tpp.org>, mai 2004]…
Le général-major Amar Athamnia (et les autres)
Le général-major Amar Athamnia, dont j’ai relaté certains des crimes atroces qu’il a commis quand il était à la tête (de 1993 à 1997) du tristement célèbre 12e RPC, le « régiment des assassins » (chapitre 7), a été nommé le 5 mai 2005 commandant de la 6e région militaire (Tamanrasset), poste qu’il occupe toujours aujourd’hui. En 2011, la presse algérienne a rapporté qu’il était l’un des trois généraux « aguerris dans la lutte contre les GIA et l’AIS », chargé par le commandement de l’armée d’accompagner une délégation américaine en tournée le long de la frontière algéro-libyenne. Avec la nouvelle donne créée en 2011 sur les frontières est de l’Algérie par la révolution tunisienne et la guerre en Libye, le commandement a en effet confié à trois généraux-majors dont le comportement lors de la sale guerre fut particulièrement sanguinaire le commandement des régions militaires frontalières : outre Amar Athamnia toujours à la tête de la 6e région, Abderrezak El-Chérif (un autre parachutiste) a pris celle de la 4e région (Ouargla) en 2006 et le général Ben Ali Ben Ali (qui était lui aussi commandant en 1993) celle de la 5e région (Constantine) en mai 2005.
La liste est ainsi longue des officiers criminels qui dirigent en 2012 l’armée algérienne. Je pourrais en citer bien d’autres, mais je n’évoquerai, pour compléter cette liste très partielle, que les promotions dont ont bénéficié ceux que j’ai connus et dont j’ai relaté, pour certains d’entre eux, les sinistres « exploits » dans ce livre :
– le général-major Nourredine Hambli, chef d’état-major de la 5e région militaire, ex-commandant du 25e régiment de reconnaissance, a été l’un des premiers officiers chargés par le général Khaled Nezzar de la répression d’octobre 1988 à Alger ;
– le général Hassan Alaymia, ex-commandant du 18e RPC, a été directeur de l’EATS de Biskra et promu général en juillet 2010 ;
– le général-major Saïd Chengriha, actuellement commandant de la 3e région militaire (Béchar), a assuré le commandement en second du « secteur opérationnel de Bouira » en 1993 et 1994 ; puis il a dirigé le secteur opérationnel de l’ouest algérois (COWAL), à Sidi Bel-Abbès ;
– le commandant Abdelkader Benzekhroufa, ex-commandant du 11e régiment d’infanterie mécanisée (RIM), a été promu général le 5 juillet 2008 et nommé chef d’état-major de la 5e région militaire (Constantine) ;
– le commandant Rachid Saoudi, qui a commandé le 1er RPC (créé en 1995), a été nommé général en juillet 2008 et il est actuellement au service des Américains dans le sud du Sahara, avec deux autres unités également créées en 1995 (le 5e RAP et le 10e BPM) ;
– le commandant Abed Litim, général depuis juillet 2010, a été capitaine au 12e RPC ; il fait partie des officiers sur lesquels compte le général-major Athamnia.
Le devoir de témoignage
C’est une grande responsabilité qui m’échoit pour écrire les dernières lignes de cette postface, vingt ans après le début de la sale guerre qu’une poignée d’assassins, avec tous leurs complices avides de pouvoir et d’argent, a déchaîné contre le peuple algérien. Ce n’est pas de gaité de cœur que j’ai écrit ce livre, pour mettre en cause un régime criminel qui gouverne un pays parmi les plus misérables du monde, alors qu’il est si riche ! Trop de souvenirs, durant ces plus de vingt années de luttes incessantes, pèsent dans ma mémoire. Trop de voix dans mes souvenirs. Trop de témoignages accablants se sont entassés jusqu’au plus profond de mon être pour que la satisfaction d’avoir porté, devant l’humanité tout entière, l’accusation d’un régime qui ne s’est appuyé que sur la terreur et le crime, puisse me réjouir.
Onze ans après avoir écrit ce livre, ce devoir de témoignage reste toujours pour moi quelque chose de pathétique et grave. Il s’agit de dénoncer des crimes contre l’humanité, il s’agit de parler du massacre de dizaines de milliers de personnes, il s’agit de dire les tortures, les viles liquidations d’êtres qui, pour nombre d’entre eux, n’ont eu pour seul tort que de vouloir la démocratie pour notre pays. Je sais qu’il est de mon devoir de tenter de traduire ce que l’immense majorité des habitants de ma terre natale, encore bâillonnée, attend d’être reconnu, afin que justice soit faite. J’espère être à la hauteur de cette tâche. J’espère que les orphelins des victimes sauront que j’ai fait mon devoir pour rétablir la vérité sur les vrais responsables.
J’espère qu’un jour la vérité sera entière, parce que je sais aussi que mon témoignage ne reflète qu’une infime partie du drame algérien.
En tant que citoyen algérien qui a servi son pays pendant de nombreuses années et qui a toujours respecté et défendu sa Constitution comme un devoir patriotique, j’ose espérer que cette question a déjà traversé l’esprit des lecteurs : pourquoi somme-nous tenus de croire à la version d’un régime qui utilise la torture comme arme de guerre, sans jamais entendre la victime ? Quand j’observe la naïveté de certains de mes concitoyens quant au « terrorisme » absurde qu’a fabriqué le DRS, cela me fait réaliser que la peur est la plus formidable des armes à la disposition de toute dictature pour défendre ses intérêts occultes. Et je reste convaincu que, si ces généraux passent un jour devant un tribunal impartial, il n’y a aucun doute qu’ils seront condamnés pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Publié par Algeria-Watch, 11 janvier 2012.