George Ayittey, un dangereux économiste africain
George Ayittey est un homme profondément dangereux. Il a été jeté en prison au Sénégal en 1994. Après sa libération, il a été poursuivi à travers l’Afrique par des hommes d’État. Plusieurs régimes à travers le monde ont interdit ses œuvres. Il est interdit d’apparitions à la télévision. Ses bureaux ont été perquisitionnés et saccagés, puis, plus tard, incendiés. Son crime ? Une simple phrase : « L’Afrique est pauvre parce qu’elle n’est pas libre ».
Ayittey n’est pas découragé : aujourd’hui il dirige la Free Africa Foundation, un think tank basé à Washington-DC qui lutte pour la réforme politique. Il s’est récemment fait encore détester par les autocrates du monde entier en écrivant dans son dernier livre, Defeating Dictators (Vaincre les dictateurs), « un bon dictateur est un dictateur mort ».
Originaire du Ghana, Ayittey allie un intellect affûté avec un activisme courageux, faisant de lui une arme humaine de démolition contre la tyrannie. Bien qu’économiste de formation, Ayittey développe son expertise économique dans le cadre d’une compréhension approfondie de l’histoire africaine. Et il les confronte toutes deux à l’ordre politique moderne en Afrique.
Son premier livre, un volume très dense de 500 pages intitulé Indigenous African Institutions (Les institutions indigènes africaines), est dédié avec une pointe de sarcasme à la « rééducation » des « dirigeants et des élites africains ». Comme partout ailleurs, en Afrique les peuples ont lutté durant leur histoire entière pour contenir la violence et réduire la tyrannie dans leurs sociétés. Le livre d’Ayittey est un regard fascinant sur la manière dont ils ont pu accomplir cela et constitue un correctif utile à la fantaisie que ce serait l’Occident qui a « découvert » la liberté et le libre marché.
De nombreux groupes africains fonctionnaient essentiellement sans État, et s’organisaient autour d’un mode de prise de décision consensuelle et dans une tradition de subsidiarité (du bas vers le haut). Même lorsque les groupes vivaient sous une hiérarchie comme un royaume ou de chefferie, le pouvoir des dirigeants politiques était fortement limité par des systèmes élaborés de freins et contrepoids, et un accent mis depuis longtemps sur l’état de droit : « les lois traditionnelles africaines n’étaient pas malicieusement décrétées par le chef ou le roi en collusion avec un régiment de soldats. Les lois coutumières étaient soumises à un réel débat public… les chefs et les rois ne pouvaient promulguer des lois sans l’assentiment des conseils » (p. 72). Si la colère publique ne se révélait pas suffisante, le contrepoids ultime au pouvoir était la possibilité d’exit : les gens qui se sentaient opprimés fuyaient leurs dirigeants lors d’exodes.
Ayittey démonte le mythe selon lequel l’Afrique d’avant la colonisation était seulement une terre de chasseurs-cueilleurs ou d’agriculteurs de subsistance, et soutient au lieu de cela que le commerce, la libre circulation et la libre association étaient primordiaux. Les mineurs, les artisans et l’industrie artisanale étaient organisés en des réseaux élaborés et décentralisés de guildes (p. 283). Contrairement aux idées fausses de l’Occident, « dans l’Afrique indigène, tous les facteurs de production étaient détenus par les indigènes, et non par leurs dirigeants, leurs chefs ou par les gouvernements tribaux » (p. 284). Les prix étaient libres et non fixés par les chefs ou les rois (pp. 339-340). Le libre-échange et la libre circulation dominaient, « il n’y avait pas de “frontières”, les biens et les personnes circulaient librement à travers l’Afrique. Aujourd’hui, les dirigeants africains modernes postent des bandits en uniforme sur les frontières artificielles et contestent ceux qui font comme eux en appelant ça de la “contrebande” » (p. 355). Ayittey soutient que ces institutions ont survécu partiellement au colonialisme, en dépit de la lourde intervention des administrations occidentales. Bien que certaines zones s’en soient mieux sorties que d’autres de ce point de vue, beaucoup d’Africains arbitraient encore leurs différends en utilisant les lois et les tribunaux traditionnels, et échangent encore très largement à travers les marchés informels (pp. 396-406).
Quelle qu’ait pu être l’exploitation des puissances coloniales, Ayittey estime que la véritable tragédie du développement de l’Afrique s’est déroulée avec « l’indépendance ». « La liberté pour laquelle les Africains se sont battus, contre le colonialisme, a été trahie avec une grande perfidie », condamne-t-il, « la vraie liberté et le vrai développement ne se sont jamais concrétisés pour une grande part de l’Afrique. L’indépendance n’a été que sur le papier. Un groupe de maîtres (les colons blancs) a été remplacé par un autre groupe (les noirs néo-colonialistes), et l’oppression et l’exploitation des peuples africains continuent sans relâche. » Souvent avec l’aide secrète et parfois le soutien explicite de l’Occident, les gouvernements africains se sont lancés dans toute une série de débâcles qu’Ayittey appelle « le socialisme des banques suisses » et la « coco-démocratie ». Avec le socialisme, les dirigeants africains ont terrorisé la population de leurs pays, violé les ressources naturelles du continent, et ruiné leurs économies. Mais les dirigeants et leurs acolytes expédiaient leur butin sur leurs comptes bancaires personnels en Suisse. Certains dirigeants africains ont volé plus de richesses à l’Afrique alors qu’il étaient en « fonction » que tous les présidents américains, de Washington à Obama, combinés.
Avec la « coco-démocratie », les États africains maintiennent un système clownesque d’élections pour maintenir un semblant de légitimité politique. Mais la tricherie et la fraude électorale déterminent en réalité le processus. Les bulletins de vote n’ont aucun sens sans une presse libre et avec les monopoles gouvernementaux ou ceux d’un système de capitaliste copinage dominant l’économie.
Ayittey appelle ces deux ordres politiques « États vampire » parce qu’ils « sucent la vitalité économique de leur peuple. »
Ayittey croit que la réponse à la lutte contre ces dirigeants africains prédateurs, pour déclencher une croissance économique rapide, réside en fait dans les institutions indigènes du continent. Les « experts » occidentaux en développement sont naïfs de penser qu’ils peuvent exporter les institutions occidentales vers un peuple tout à fait différent. Cela ne signifie absolument pas que les Africains sont incapables de faire croître les réseaux commerciaux élaborés dont jouit l’Occident. Ayittey estime que le commerce libre, la libre circulation, la libre association et la liberté d’expression sont le véritable héritage de l’Afrique, comme en témoignent ses institutions indigènes. La difficulté réside dans le fait d’importer la superstructure des parlements occidentaux et des dirigeants politiques et de les copier artificiellement sur un autre ordre social qui a évolué différemment et qui repose sur la parenté, la communauté et la coutume plus que sur l’individualisme occidental.
En effet, l’Afrique jouit le plus de la croissance économique, de la dynamique de l’emploi et de l’innovation dans les zones où règnent essentiellement les institutions indigènes. La grande majorité des Africains travaille dans le « secteur informel », un terme savant pour décrire les vastes marchés « gris et noirs » qui permettent à la plupart de subsister. Lorsqu’ils survivent aux raids et incursions à des fins d’extorsion par les élites politiques (parfois appelés par euphémisme « projets de développement menés par l’État »), ces marchés existent à la périphérie de nombreuses villes de l’Afrique, en dehors de ses institutions politiques officielles. Mais le commerce est loin d’être « périphérique ». L’activité économique dans ces marchés (qui n’inclut pas les marchandises illicites comme les drogues ou les armes) représente des billions de dollars et constitue le premier employeur d’Afrique.
Ayittey croit que nous devrions nous tourner vers le secteur informel et nous appuyer sur les institutions traditionnelles de l’Afrique. Les « hippopotames de l’Afrique », une expression qu’Ayittey utilise pour dépeindre les bureaucrates aigris et les opérateurs corrompus qui entravent le progrès, ne peuvent être vaincus que par les « guépards » du continent. Les guépards sont une nouvelle race de « jeunes africains en colère », intelligents, avisés, motivés et pragmatiques. Là où les hippopotames voient un problème social exigeant de la bureaucratie, les guépards voient, eux, une opportunité d’affaires. Ils sont des bâtisseurs d’institutions pour l’avenir, travaillant dans le secteur informel. Ils sont les acteurs d’une révolution tranquille, fondée sur des projets entrepreneuriaux qui comblent les gouffres laissés par les gouvernements malveillants. Ils apportent de nouvelles technologies et une nouvelle expertise. Ils mettent en place des coopératives et des organisations d’aide mutuelle. Ils lancent des entreprises rentables. Ce sont eux les dignes héritiers du patrimoine de la liberté de l’Afrique, certainement pas les dirigeants pavoisant sur les estrades.
Zachary Caceres – Analyste à l’Adam Smith Institute et contributeur au projet www.AfricanLiberty.org.
Leur presse (Libération [Maroc]), 5 janvier 2012.
Ayittey est un libéraliste, ce qui n’en fait pas franchement un compagnon même si certaines de ses analyses (notamment historiques) mériteraient d’être plus connues, et pas seulement sur le rôle de l’occident dans la misère de l’Afrique mais aussi sur les sociétés « sans Etat ».
Pour autant je ne crois pas que le terme de « coco-démocratie » désigne sous sa plume les dictatures inspirées du marxisme. « Coco » est un mot très répandu en Afrique subsaharienne francophone pour désigner les profiteurs, les pique-assiettes. « coco-démocratie » désignerait alors plutôt un régime politique où les gens au pouvoir s’en mettent plein les poches. ^^