« La force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers », de Didier Fassin : mais que fait la police ?
Il y a plusieurs polices. Peut-être y en a-t-il même autant que de policiers. Les uns attirent parfois le regard, comme les flics « ripoux » et les serviteurs trop zélés du pouvoir exécutif qui défraient la chronique ces jours-ci. D’autres restent le plus souvent dans l’ombre.
Les policiers de terrain, auxquels incombe le maintien de l’ordre, sont de ceux-là. Leur travail, fait de patrouilles et d’interpellations, paraît souvent trop banal pour mériter que l’on s’y arrête. Le jeu du chat policier et de la souris délinquante n’est-il pas, après tout, l’un des plus vieux au monde ? Il est malheureusement aussi un des plus protégés du regard des chercheurs. « Circulez, y’a rien à voir ! » : depuis plusieurs années, la police a fait de ce mot d’ordre sa politique à l’égard des sciences sociales. Elle oppose dorénavant un refus systématique aux demandes d’enquêtes sur son travail.
L’anthropologue Didier Fassin a pourtant réussi à surmonter les réticences des policiers et à se faire accepter dans un commissariat de la banlieue parisienne. Entre 2005 et 2007, il a pu suivre le quotidien des équipages de la brigade anticriminalité (BAC). Créée en 1971 pour faire du « flagrant délit », cette police en civil est devenue, depuis les années 1990, l’instrument principal de la « police des quartiers » et le bras armé de la politique sécuritaire qui associe immigration, banlieue et délinquance.
S’inscrivant dans une longue lignée de travaux anglo-saxons visant à prendre au sérieux l’autonomie politique et morale dont jouit le policier du coin de la rue, et à la suite de Dominique Monjardet, qui fut en France le pionnier de cette approche de la police « par le bas », Didier Fassin décrit patiemment le travail des policiers de la BAC.
Loin des clichés, celui-ci est essentiellement marqué par l’inaction et la frustration. « Les policiers, note-t-il, attendent de rares appels qui s’avèrent presque toujours vains, soit parce qu’il s’agit d’erreurs ou de plaisanteries, soit parce que les équipages arrivent trop tard ou font échouer leur affaire par leur maladresse, soit enfin parce qu’il n’y a pas matière à interpellation. »
L’anthropologue s’attache dès lors à décrire le fonctionnement du groupe des « baqueux », cet « État dans l’État policier » fonctionnant par cooptation et doté d’une large autonomie par rapport à la hiérarchie policière. Les brigadiers qui le composent, souvent des « immigrés de l’intérieur » — enfants de paysans ou de commerçants des petites agglomérations —, sont formés dans la crainte de la « jungle » dans laquelle ils sont appelés à travailler, des « zones urbaines sensibles » pour l’essentiel. Ils n’y habitent pas et les insignes brodés sur leurs blousons la représentent comme des alignements de barres d’immeubles saisis dans le viseur d’une arme…
Ces policiers, plus inspirés par l’idéologie du Front national et les faits d’armes de Vick Mackey, le flic corrompu de la série « The Shield », que par le service d’une communauté et le respect de la loi, se sont fabriqué, en guise d’idéal, une morale de substitution : « Faire régner l’ordre en rappelant qu’ils peuvent user de leur pouvoir à leur gré, telle est la mission que se donnent, par défaut, les membres de la BAC, dès lors qu’ils se rendent bien compte qu’ils n’arrêtent pas, comme ils l’avaient imaginé en choisissant leur unité, “des voleurs et des voyous”. »
Puisqu’il faut bien donner un sens à ces inutiles courses-poursuites contre les jeunes des quartiers, aux interpellations sans gloire d’étrangers et de « shiteux » pour satisfaire le besoin de chiffres de la hiérarchie, les policiers de la BAC se sont bricolé une morale faite avant tout de discriminations raciales, de vengeances organisées et du recours systématique à la violence psychologique contre ceux qu’ils interpellent. Une morale qu’un brigadier résume ainsi face à Didier Fassin : « Y nous aiment pas, les bâtards. Nous on les aime pas non plus. »
Au final, c’est un théâtre absurde et tragique qui émerge des notes prises par le chercheur dans ces véhicules banalisés lancés à la poursuite d’on ne sait finalement trop qui ou quoi. La police est par excellence le lieu de ce que les sciences sociales appellent les « prophéties auto-réalisatrices ». Il suffit en effet d’augmenter le nombre de policiers dans les quartiers pour y multiplier les interpellations, donc les faits de délinquance enregistrés. La police est, en somme, elle-même sa propre justification.
Mais l’anthropologue comme le citoyen peuvent-ils se satisfaire d’un tel vide de sens ? Un jour, un policier confie à Didier Fassin qu’il ne comprend pas pourquoi les jeunes des quartiers se mettent toujours à courir quand ils le voient arriver. Le chercheur, lui, a appris de ces mêmes jeunes la façon dont un corps peut mémoriser les humiliations passées et instinctivement s’en protéger. Aussi a-t-il la charité de ne pas rétorquer ceci : le fait que le policier, à son tour, se mette à courir, voilà un mystère encore bien plus épais à percer…
LA FORCE DE L’ORDRE. UNE ANTHROPOLOGIE DE LA POLICE DES QUARTIERS de Didier Fassin. Seuil, 393 p., 21 €.
Leur presse (Gilles Bastin, Le Monde des livres), 27 octobre 2011.
La charge contre la police d’un anthropologue immergé dans une brigade anticriminalité
L’anthropologue Didier Fassin a passé quinze mois en immersion dans une brigade anticriminalité (Bac), spécialiste du « saute-dessus » dans les banlieues sensibles : il en a fait un livre à charge contre la police mais lui parle d’un « travail d’obervation avec le souci de faire bouger les choses ».
« Discours racistes », « pratiques discriminatoires », « scènes d’humiliation », « contrôles d’identité abusifs » et au faciès, « culture du chiffre » : dans La Force de l’ordre (Éd. Seuil, parution cette semaine), se voulant une « anthropologie de la police des quartiers », il n’y va pas par quatre chemins pour décrire le quotidien d’une « Bac » qui œuvre apparemment en grande banlieue parisienne mais que l’auteur ne situe jamais.
On y croise des policiers roulant à près de 200 km/h quasiment pour le plaisir, des « blacks » contrôlés pour rien ou des peccadilles — le fils de l’auteur en ayant fait l’expérience, ce qu’il raconte — mais rarement comme auteurs d’infractions. Y sont décrits des comportements de « cow-boys », tutoiement de rigueur et insultes racistes, avec les jeunes des cités HLM.
Fassin, professeur de sciences sociales à Princeton (États-Unis) et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), se défend d’avoir livré une « charge » contre la police.
« C’est un travail d’observation », plaide-t-il. « Après avoir enquêté auprès des jeunes, j’ai voulu comprendre ce qui se passe du côté des institutions » et « ai eu la chance d’obtenir une autorisation pour suivre 15 mois une Bac » entre 2005, au moment des émeutes auxquelles il n’a pas assisté, et 2007.
« La loi vient après l’ordre »
Son récit confirme la césure police/population, singulièrement avec la jeunesse. Il montre, exemples à l’appui, « l’inefficacité » des Bac, selon lui, et de leur travail souvent effectué dans « l’illégalité » notamment pour ce qui est des contrôles.
Les dialogues, sous anonymat, sont saisissants : « C’est vrai que ces contrôles sont abusifs », raconte à l’auteur un commissaire « et je comprends qu’aux jeunes, ça leur pèse ». « Mais c’est une espèce de jeu. Moi, je suis le flic, je vais te contrôler. Toi tu es le présumé coupable, tu te fais contrôler. »
« Il faut bien admettre que ça ne sert à rien », admet encore le policier, selon des propos rapportés par Fassin, « sauf à perpétuer le climat malsain entre les policiers et les jeunes ».
Ces pratiques, selon lui, sont à mettre au crédit des lois et discours sécuritaires depuis les années 1990, ceux de Charles Pasqua et Nicolas Sarkozy notamment. Mais aussi, « depuis un demi-siècle, des concentrations de populations et d’immigrés ».
« La loi vient après l’ordre », résume le chercheur. « On a demandé aux policiers d’être interventionnistes » et les Bac ont été créées « rien que pour cela ». Pour du « saute-dessus » comme disent les « baqueux » — ainsi qu’ils se nomment entre eux — dans le livre.
Quand on lui dit que le livre risque de choquer les policiers et ceux dont il a partagé le quotidien, Didier Fassin rétorque « espérer ouvrir le débat » pour que « tous s’y reconnaissent », policiers et citoyens. Pour « faire bouger les choses, au nom de la démocratie ».
La partie n’est pas gagnée à en croire ce qu’il dit des jeunes policiers des Bac : « La plupart ont (une) image de la banlieue comme dangereuse, des habitants comme leurs ennemis et de la situation dans laquelle ils se trouvent comme un état de guerre ».
« Et ce avant même d’être affectés dans ces circonscriptions où ils n’ont pas voulu aller et qu’ils cherchent à quitter au plus vite », écrit l’auteur.
Leur presse (Rémy Bellon, Agence Faut Payer), 24 octobre 2011.
Des policiers dans la « jungle urbaine »
Dans une étude sans précédent, Didier Fassin, professeur de sciences sociales, raconte les tensions entre forces de l’ordre et populations. Interview par Elsa Vigoureux.
Vous affirmez qu’il existe une police qui s’exerce de manière spécifique dans les quartiers ?
Depuis plusieurs décennies, une police des quartiers est née, dont le fer de lance est la BAC, brigade anti-criminalité. Son mode d’action dans ces territoires et à l’égard de leurs populations serait impensable ailleurs. La plupart des polices du monde ont évolué vers une répression ciblée sur les populations les plus vulnérables, les immigrés et les minorités, en développant des méthodes d’intervention spécifiques, de type paramilitaire, en marge de la légalité, créant ainsi de petits états d’exception. La France a ceci de particulier que la Police nationale n’est pas au service de la population, mais de l’État, en principe garant de neutralité. Or l’évolution récente tend plutôt à en faire le bras armé du gouvernement.
Vous dites que « la police des quartiers ne ressemble pas à ses habitants ». C’est-à-dire ?
Ces policiers sont des jeunes qui sortent de l’école. Issus de zones rurales et de petites villes, ils n’ont pas d’expérience personnelle des zones urbaines sensibles (ZUS), qu’on leur présente comme une « jungle » hostile. S’ils sont aussi d’origine modeste, ils ont en général passé leur jeunesse dans des milieux très différents. Les rares membres de la BAC qui ne considèrent pas les jeunes des cités comme des ennemis et ne les traitent pas de « bâtards » ont eux-mêmes vécu dans des cités.
Comment conçoivent-ils leur mission ?
Ils disent avoir choisi ce métier pour « attraper des voleurs et des voyous ». La réalité est tout autre : la criminalité a baissé ; les auteurs des délits les plus fréquents, comme les atteintes aux biens, sont difficiles à confondre, à moins de les prendre la main dans le sac. La profession est sous pression, les policiers doivent « faire du chiffre ». Et ils se rabattent sur des « délits faciles à faire » : arrêter ceux qu’ils appellent les « shiteux », et les sans-papiers. Ils sont loin de l’idée qu’ils se faisaient de leur métier.
Vous dites que les policiers, déçus par les magistrats, règlent des comptes dans la rue.
Bien que les faits prouvent le contraire, les policiers croient que les juges sont laxistes. Et ils ont tendance à faire justice eux-mêmes. En pratiquant sur des jeunes des contrôles d’identité illégaux, dans des conditions humiliantes. Ou en réalisant des interpellations arbitraires au sein d’un groupe. Le but, comme ils disent, est de leur « pourrir la vie ». Les publics les plus habituels des forces de l’ordre sont donc exposés à une double peine, judiciaire et policière.
Les études sur la police sont rares. Pourquoi ?
C’est devenu un interdit. Il existe une censure qui rend impossible l’obtention d’autorisations pour étudier l’activité policière. Je suis reconnaissant au commissaire de la circonscription où j’ai réalisé mon enquête, entre 2005 et 2007, de m’avoir laissé toute liberté alors que la pression du ministère était forte.
Pourquoi évoquez-vous l’expérience de votre fils et de ses amis, enfants français d’origine africaine, maltraités par des policiers de la BAC ?
Il faut y voir une implication personnelle, pas un témoignage. Ces faits correspondent à ce qui est vécu par une partie de la population, et totalement ignoré par le reste. C’est cette invisibilité que je tente de dépasser : cela se produit près de chez vous, et vous ne le savez pas. Pourtant, il s’agit de nous, parce que ce sont nos enfants, leurs amis et les parents de ces amis. Méconnaître cette réalité, c’est taire les injustices.
Pensez-vous qu’une guerre sourde est à l’œuvre entre la police et cette population ?
Il y a du côté des forces de l’ordre et des responsables politiques un imaginaire de la guerre : un vocabulaire pour désigner les ennemis de l’intérieur, des expéditions punitives pour sanctionner l’acte d’un individu, la mobilisation de technologies militaires lors de confrontations, des références à la guerre d’Algérie comme matrice des tensions actuelles. Une oppression que ressentent fortement les habitants des quartiers en tant que victimes. Lorsqu’un jeune meurt, renversé par un véhicule de police ou abattu dans un commissariat, un sentiment de révolte peut les submerger. C’est ainsi que des émeutes surviennent. Imaginaire de la guerre des uns et sentiment de révolte des autres me paraissent donc profondément distincts.
Interview de Didier Fassin, professeur de sciences sociales, auteur de « La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers » (Éd. Seuil), par Elsa Vigoureux.
Leur presse (Le Nouvel Observateur), 20 octobre 2011.