Égypte. « Une moisson amère » et « une émeute du pain » ?
C’est l’heure de la moisson du blé [la récolte du blé passe par plusieurs étapes, dont le fauchage, le stockage en gerbe et enfin, le battage]. En ces premiers jours de mai, les champs perdent leur couverture dorée. Tôt le matin, les paysans se hâtent à la tâche. « Mais la seule chose que j’ai récoltée jusqu’ici, c’est de l’inquiétude à cause de la pénurie de gasoil », fulmine Am Ibrahim, la soixantaine, paysan dans la bourgade Hiriyet Résna, dans le gouvernorat de Charqiya [dans le nord-est du pays]. Marchant à pas lourds dans son champ, il regarde tristement son or jaune et son tracteur qui risque de tomber en panne de gasoil. Il lève les mains au ciel pour implorer Dieu de punir les responsables qui mettent en péril sa récolte. D’une main d’expert, Am Ibrahim vérifie la maturité du blé en égrenant un épi entre les doigts. Selon lui, le grain doit être jaune et bien sec pour commencer la récolte. Puis, il vérifie la hauteur de coupe de la faucheuse en utilisant un levier qui permet de régler la taille de fauchage. Il est sur la position 20 cm, et il ne faut couper ni trop bas, ni trop haut, pour qu’il puisse récupérer de la paille.
Lui qui fondait quelques espoirs sur la moisson du blé, se trouve aujourd’hui pieds et poings liés. « Pour alimenter mes engins agricoles de quelques litres de gasoil, je dois passer de longues heures dans la station d’essence et le plus souvent je reviens bredouille », lance-t-il, tout en affirmant que beaucoup de stations prétendent ne plus avoir le liquide précieux, et cela pour le revendre 4 ou 5 fois plus cher.
De plus, certains paysans tenaillés par la crainte de ne pas trouver du gasoil se sont empressés de le stocker, aggravant la pénurie et favorisant le marché noir. En effet, l’essence s’échange en secret à des prix astronomiques. « Je suis obligé d’acheter les 20 litres à 40 L.E. et parfois à 50 L.E. au marché noir. Sinon, je risque de perdre non seulement ma récolte face à la forte chaleur qui grille les grains, mais aussi le semis de la prochaine saison qui sera décalée dans le temps », souligne Am Ibrahim. Même problème pour son voisin, Hassan, qui a ficelé 4 jerricans vides sur le dos d’un âne et qui va se ravitailler auprès de petits revendeurs afin de mettre en marche sa moissonneuse, à l’arrêt depuis 2 jours.
Cette année, la récolte du blé se déroule dans une atmosphère très tendue. Le gouvernement égyptien, en grande difficulté financière, a décidé de baisser ses importations de blé venant de l’étranger. L’objectif est d’importer seulement entre 4 et 5 millions de tonnes de céréales contre 8 millions en 2012.
Pour combler la différence, les autorités disent compter sur de bonnes récoltes. Mais chez les agriculteurs, on est très loin de partager l’optimisme du pouvoir. « Comment le gouvernement peut-il s’attendre à une récolte exceptionnelle de blé qui permettrait au pays d’économiser des milliards de dollars, alors qu’il ne nous fournit ni eau, ni engrais, ni carburant pour nos machines ? Il ne nous donne rien et attend plus », s’indigne Hassan.
En effet, cette céréale indispensable qui constitue la base de l’alimentation humaine, du fait de sa très haute valeur nutritive, est la première production agricole du pays. À noter que les toutes premières galettes à base de blé datent de 3000 ans en Égypte. Cependant, l’Égypte, après avoir atteint les 70% d’autosuffisance en production de blé durant les années 1970, a vu sa production stagner, et cela face à une démographie galopante. Aujourd’hui, c’est environ la moitié du blé consommé qui est importée par l’État, pour alimenter les marchés à des prix subventionnés.
Les paysans sont abattus
L’heure est au marasme non seulement à Hiriyet Résna, mais aussi dans tous les autres villages de différents gouvernorats. Les paysans sont abattus. Ils ne parviennent même plus à nourrir leurs animaux, coincés entre la nécessité d’acheter à leurs bêtes du fourrage dont le prix ne cesse également d’augmenter et l’obligation de vendre leurs récoltes de blé à des prix souvent trop bas.
« Tout a augmenté, la location des tracteurs, le prix du mazout pour puiser l’eau, les engrais que je dois trouver au marché noir, la nourriture pour les bêtes ! Ce n’est plus rentable de vendre notre blé dont le coût a augmenté de 90 % par rapport à l’an dernier ! », s’exclame Loutfi, exaspéré. Un avis partagé par Abdel-Basset, un vieux paysan traînant un âne. Il s’est arrêté pour nous parler et exprimer son exaspération. D’après lui, cette crise du carburant qui a causé cette flambée des prix a transformé la récolte de cette année en une moisson amère. « Aujourd’hui, le coût d’un feddan (0,42 hectare) de blé atteint les 6000 L.E. contre 4500 L.E. [environ respectivement 832 et 624 francs suisses] l’année dernière. Pour moissonner mon champ à l’aide d’un tracteur, cela coûte 80 L.E. l’heure, contre 50 L.E. l’an dernier, quant à l’irrigation, son coût a augmenté. De 140 L.E. on est passé à 300 L.E. La vie, ici, est de plus en plus difficile ! On n’aurait jamais cru en arriver là après la révolution ! », explique Abdel-Basset.
Cependant, le ministre du Pétrole, Ossama Kamal, nie toute pénurie de gasoil. « C’est seulement une désorganisation du point de vue de la distribution », précise-t-il. Et d’ajouter : « Un accord a été signé entre le ministère du Pétrole et celui de l’Agriculture pour fournir 120 millions de litres de gasoil durant cette période de la moisson, afin que les paysans puissent mener à bien leur tâche ».
Pourtant, cette moisson de blé est sur le point de s’achever sur un piètre résultat. La situation des agriculteurs est alarmante. Ils ne savent plus comment payer leurs charges. « C’est la saison où l’on peut offrir à nos enfants des vêtements neufs et rembourser nos dettes ; tout a été reporté. Cette récolte ne va même pas couvrir nos frais : les prix des engrais, la main-d’œuvre, la location des terres agricoles », explique Ramzi, un paysan qui ajoute, avec détresse, qu’il va certainement avoir des difficultés cette année pour transporter sa production à cause de la hausse du prix du transport et celui du carburant. Mais, il assure que cette année, le ministère de l’Agriculture a proposé aux paysans d’acheter leurs récoltes de blé à des prix élevés, soit 400 L.E. la tonne.
De son côté, Abdel-Alim, paysan du village Beni Amer, ne veut pas chiffrer ses pertes financières. Ou du moins, il n’est pas pressé de faire ses calculs… Au volant de sa moissonneuse-batteuse, il assure que le rendement n’est pas si lamentable, mais il ne veut pas avancer de pronostic. « On ne doit pas commencer à pleurer alors que la moisson n’est pas encore terminée », dit-il, en espérant que la récolte sera bonne. Cela fait une quarantaine d’années qu’il exerce ce métier sans lassitude et avec une seule obsession, la qualité. Dès le début de la moisson, il s’est organisé : préparer le matériel pour la livraison de blé à la coopérative agricole, gérer les plannings derrière son volant, portable collé à l’oreille, prendre des décisions rapidement et prévoir tous les aléas mécaniques. Par exemple, en ce qui concerne la pénurie de gasoil et pour éviter de se retrouver à sec et incapable de faire fonctionner ses engins, il en a stocké une grande partie. Mais avant de sortir son matériel, il lui a fallu respecter quelques étapes : « Il faut se rendre au champ pour croquer le grain, ensuite prélever un échantillon que je livre à la coopérative. Si les grains répondent aux critères, je commence ma moisson ». Pour cela, le matériel doit être prêt. Un tracteur, une remorque et surtout les jerricans pleins de gasoil pour les faire fonctionner.
Moisson en partie manuelle
Pour autant, cette année la moisson sera en partie manuelle. Ses 5 fils, leurs femmes ainsi que leurs enfants participent à la récolte du blé. Et à chacun sa tâche. Ainsi, de bonne heure le matin, avant les grandes chaleurs, hommes, femmes et enfants munis de faucilles et de paniers contenant de quoi manger se rendent aux champs. La moisson commence. Les hommes placés en lignes avancent au pas cadencé du moissonneur et les tiges lourdes s’effondrent dans un léger bruit de froissement. Abdel-Alim affûte sa faux, bien calée au creux de son bras, puis reprend la cadence du fauchage. Les autres hommes à intervalles réguliers font la même chose, mais la ligne de front de coupe reste régulière, l’habitude de la coupe sans doute.
Pendant ce temps, les femmes derrière eux ramassent, à mains nues, les tiges de blé coupées, les serrent et les lient à l’aide de morceaux de ficelle accrochés à leur ceinture. Elles laissent les bottes sur place ou si la cadence du fauchage le permet, érigent verticalement des tas de bottes de blé en plaçant une autre au-dessus mais à l’horizontale pour protéger les épis de blé. Les enfants qui suivent les adultes font de même et ramassent également les épis restés au sol que les femmes ont oubliés en avançant. Il ne faut rien perdre et c’est le travail des plus jeunes de récupérer les fruits de ce travail si pénible.
Incapables d’engager des dépenses supplémentaires, certains paysans préfèrent la vente directe du blé vert concassé. Fortement endetté, Mohamad, agriculteur, a cherché à minimiser ses dépenses pour honorer ses engagements. « Mon seul souci est de vendre ma production et pas la laisser pourrir à cause de la pénurie de gasoil », relève-t-il, tout en affichant un visage grave. « Si cela continue 2 ou 3 ans comme ça avec une crise de gasoil et une flambée des prix, les surfaces cultivées du blé vont disparaître ».
« Si l’Égypte ne va pas vers l’autosuffisance en blé, elle risque de faire face à la famine, voire à l’instabilité, comme les émeutes du pain de 1977 et 2008, ce sera alors les graines d’une révolution de la faim. De petites manifestations ont déjà commencé dans certains villages de Minya à cause de la pénurie de pain ! », conclut Mohamad.
Leur presse (Chahinaz Gheith, Al Ahram, 15 mai 2013) via À l’encontre