Guy Debord, info ou intox ?
L’exposition que lui consacre la Bibliothèque nationale de France donne toutes les bonnes raisons d’aimer ou détester l’auteur de La Société du spectacle.
Il y a un mystère Guy Debord. Depuis ses premières œuvres cinématographiques, qui ont fait scandale au cœur des années 1950, cet aventurier d’un genre un peu particulier a eu le don de couper l’opinion en deux. Ensuite, il y a eu une belle suite de livres qui n’ont rien arrangé… Et l’insurrection situationniste… Que de campements, que de belles marches, que de hardiesse, que de précautions, que de périls, que de ressources ! Debord a souvent raconté que c’est à cause de lui et de quelques compagnons qu’ont été déclenchés les événements de Mai 68…
Ceux qui ont suivi cette affaire dès l’origine et ceux qui la découvrent aujourd’hui sont forcément intrigués par la tenue d’une exposition « Guy Debord, un art de la guerre », inaugurée demain mercredi 27 mars à la Bibliothèque nationale de France. Une question se pose, que nous permettons de formuler avec les mots des « médiatiques », comme dirait le Maître : Guy Debord, info ou intox ? Pas un de ceux qui visitera l’exposition de la BnF jusqu’au 13 juillet, pas un de ceux qui en sortira avec l’envie de lire ou de relire La Société du spectacle, Commentaires sur la société du spectacle ou Panégyrique, ne pourra éviter de se la poser à son tour.
Cette exposition est géniale en ce sens qu’elle permet de comprendre ce qui fait aimer ou haïr Debord. Car, depuis longtemps, nous sommes habitués à tous les arguments pro et contra le concernant. Pro : Olivier Assayas, Cécile Guilbert, Anselm Jappe, Jean-Claude Michéa, Philippe Sollers, Arnaud Viviant. Contra : Régis Debray, Gérard Guégan, Frédéric Schiffter, Pierre-André Taguieff…
Les arguments biographiques contre Guy Debord de Gérard Guégan, qui l’a bien connu, sont évidemment convaincants : dans son genre, il savait être ignoble — la lecture de sa correspondance en huit volumes parue chez Fayard permettant de le confirmer. Et alors ? Qu’est-ce que ça peut nous faire de savoir qu’Homère était désagréable avec ses domestiques ? Les arguments intellectuels de Régis Debray sont d’une autre nature. Dès l’origine, il a flairé le pastiche, le canular d’étudiant. À l’époque, il avait assez de lettres pour reconnaître les citations sans guillemets de Hegel ou de Marx dans La Société du spectacle — il l’a bien raconté dans Croire, voir, faire. Mais où Debray sans doute se trompe, c’est de refuser de voir que nous sommes tous des pasticheurs, tous des nains juchés sur des épaules de géants, tous des écrivains qui enlèvent les guillemets aux citations de leurs prédécesseurs. Plus haut, qui n’a pas reconnu dans cet article un développement volé à Bossuet ?
Lecteur du cardinal de Retz, de Saint-Simon et des moralistes classiques, Debord a quand même eu le don de perpétuer la littérature française de grand style. Il était marxiste, vous allez me dire. Et alors ? Marx lui-même n’a-t-il pas emprunté une partie de ses arguments contre le capitalisme à Balzac, ce héraut du Trône et de l’Autel, deux flambeaux à la lueur desquels il a écrit la Comédie humaine ?
Aristocratique et libertaire
Il faut le dire ici de manière simple et définitive. Debord avait tout prévu : la médiatisation systématique des rapports entre les personnes, la domination du secret et le secret de la domination dans les métamorphoses de l’économie marchande, les catastrophes écologiques, la disparition de la figure du monde. Il avait même prévu la récupération/neutralisation dont il serait l’objet à travers une surexposition posthume le réduisant pour les uns à un critique de la télévision et pour les autres à beau moment d’histoire littéraire.
Debord, il faut le lire, le lire et s’en régaler. Qu’importe s’il n’a pas été très charitable avec ses contemporains… C’est vrai qu’il y a un petit côté farceur chez lui — sur ce point, Régis Debray n’a pas tout à fait tort. Mais cet orgueil, cette ironie, cette insolence, c’est quand même la France !… Il incarne ce qui peut exister de meilleur chez nous : la fusion entre l’esprit aristocratique et l’esprit libertaire.
Depuis les lointaines heures de notre jeunesse, nous en savons des pages par cœur. Revisiter Hegel et Marx en écrivant comme le cardinal de Retz avec le pessimisme de l’Ecclésiaste est quand même unique. Tout cela est bien mis en scène dans l’exposition de la BnF. Depuis les dérives psychogéographiques dans le Quartier latin des années 1950 à la longue errance subversive des années 1960 et 1970, Debord a toujours su, et toujours répété, qu’il n’y avait ni retour, ni réconciliation possible avec l’état présent du monde.
Presse confusionniste (Sébastien Lapaque, LeFigaro.fr, 26 mars 2013)
Sébastien Lapaque voudrait nous expliquer en quoi, professionnellement, au Figaro, Debord est important pour lui mais la question est bien plutôt de savoir en quoi la critique du spectacle par Debord peut être, aujourd’hui, une arme collective et non un spectacle collectif. Et cette question est posée à tous.
Quant à la récupération spectaculaire de Debord, elle ne date pas d’hier ! Culmine-elle aujourd’hui ? On en doute. Par le passé nous avons vu la récupération de Marx et celle aussi de Bakounine (pas par un Etat certes mais par des idéologues libertaires).
Jouer les vierges effarouchées devant ce spectacle (plus pur que moi tu meures !), c’est encore ne rien comprendre à notre situation présente.