Texte distribué lors du week-end du Chefresne
« Parmi les choses que les gens n’ont pas envie d’entendre, qu’ils ne veulent pas voir alors qu’elles s’étalent sous leurs yeux, il y a celles-ci ; que de tous ces perfectionnements techniques, qui leur ont si bien simplifié la vie qu’il n’y reste presque plus rien de vivant, agencent quelque chose qui n’est déjà plus une civilisation; que la barbarie jaillit comme de source de cette vie simplifiée, mécanisée, sans esprit ; et que parmi tous les résultats terrifiants de cette expérience de déshumanisation à laquelle ils se sont prêtés de si bon gré, le plus terrifiant est encore leur progéniture, parce que c’est celui qui en somme ratifie tous les autres. C’est pourquoi, quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : “Quel monde allons nous laisser à nos enfants ?”, il évite de poser cette autre question réellement inquiétante : “À quels enfants allons nous laisser le monde ?”. »
Jaime Semprun, L’abîme se repeuple.
Les nucléocrates n’utilisent leurs retours d’expérience que comme outils de propagande. Chaque catastrophe ou « incident » est soudainement et a posteriori décortiqué pour améliorer la sécurité des installations nucléaires en fonctionnement. Comme si la catastrophe précédente conduirait à mieux se préparer à la prochaine. Pourtant, Fukushima n’est pas Tchernobyl qui lui-même n’est pas Three Mile Island. L’enjeu est ailleurs : rassurer et donner l’illusion de la maîtrise.
Notre retour d’expérience est tout autre. Depuis quelques mois la lutte contre le projet de ligne très haute tension Cotentin Maine a pris une tournure nouvelle au moment même ou l’État, RTE, et les entreprises qui sont commissionnées pour construire la ligne ont débuté les travaux.
Valognes fut la mise en bouche de ce tournant. Malgré ses tâtonnements et ses lacunes, l’expérience a réintroduit l’idée que l’on pouvait s’opposer à la pieuvre étatique nucléaire en s’attaquant directement à elle, là où elle montre des signes manifestes de faiblesse : les transports de matières radioactives.
À Valognes succéda Coutances qui sera à l’origine de la constitution de l’Assemblée du Chefresne. L’idée de constituer une assemblée autour du village qui semblait le plus investi dans la lutte anti-THT était de prolonger sur ce terrain la lutte commencée plus tôt et de s’attaquer à un autre point faible du délire nucléaire, ses lignes THT et leur vulnérabilité. Mais l’idée était également de faire de cette assemblée, de l’occupation d’un bois voué à être détruit, et du château d’eau, des espaces de rencontres et de discussion, d’appropriation directe de la lutte par ceux et celles qui désirent la vivre : futurs expropriés par le tracé, opposant-e-s aux THT ou au nucléaire ou aux deux, locaux, non locaux, etc.
Durant plusieurs semaines se sont succédés moments de rencontres et actions de harcèlement sur les travaux en cours : déboulonnages collectifs, actions d’interférences nocturnes, blocages de chantiers, réunions publiques, etc.
Mais cette assemblée n’a jamais prétendue être l’unique lieu d’opposition à la THT, ni une entité homogène. Ce combat revêt de multiples visages. Et nous tenions donc face à certaines positions qui émergent dans ce mouvement, défendre la nôtre, non pour le goût morbide de la polémique, mais par souci de clarté, et surtout pour peut-être mener une sorte de retour d’expérience.
Aujourd’hui, l’arrivée de la gauche au pouvoir semble avoir réactivé chez certain-e-s une étrange inclinaison électorale et l’idée que l’on pourrait négocier l’arrêt des chantiers en cours. Selon La Manche Libre du 21 mai dernier des anti-THT membres du collectif Stop THT désireraient comme à Notre-Dame-des-Landes un moratoire sur la THT. Plus tard, quelques anti-THT, ne représentant qu’eux et elles mêmes ont décidé de rencontrer le Président du Conseil régional de Basse-Normandie, ce même Conseil régional socialiste qui vota une motion pour que l’EPR s’installe, avec le silence complice des élus écologistes, à Flamanville. Plus récemment une rencontre faillit avoir lieu avec des émissaires de François Hollande, lors de sa venue sur les plages du débarquement, avant que le début des travaux le même jour au Chefresne ne vienne la faire capoter.
Révolutionnaires anti-autoritaires, nous n’avons jamais cru en l’action électorale, non par idéologie mais parce que nous savons depuis longtemps que nucléaire et État sont intimement liés, que nous connaissons le rôle actif de la gauche dans la mise en place du programme nucléaire et les errements opportunistes des écologistes d’Etat plus prompts à aller à la soupe qu’à contrecarrer l’avancée du nucléaire. Faut-il rappeler que Mitterrand fut l’un des promoteurs du programme nucléaire en France ? Qu’à Chooz, dans les Ardennes, ce sont les CRS du gouvernement socialiste qui occupaient militairement le village pour affronter conjointement antinucléaires et sidérurgistes ? Que plus récemment les écologistes d’État n’ont eu de cesse de rallier les positions de leurs alliés nucléaristes, de la signature des décrets d’application de l’usine Mélox fabricant le célèbre combustible nucléaire Mox en 99 par la ministre verte Dominique Voynet au vote au parlement Européen en 2009 d’une motion pro-nucléaire sur le réchauffement climatique porteuse paraît-il de nombreuses avancées.
Avec l’industrie nucléaire et ses THT c’est tout un monde qui travaille de la domination capitaliste de l’homme sur lui-même et la nature, à la domestication étatique de l’ensemble du vivant. Ce sont les mêmes, Vinci, Bouygues, Monsanto, Areva, gouvernements, chantres de la métropolisation des villes qui construisent THT, centres de rétention, aéroports, centrales nucléaires, lignes TGV, centrales à gaz, éoliens offshore, tout ce monde dans lequel on se retrouve lentement incarcérés entre une leucémie programmée et un cachot. C’est ce même monde qu’ils morcellent à l’infini pour nous donner l’illusion que rien n’unit l’ensemble des destructions en cours et à venir et qu’ils présentent comme le moins mauvais des mondes possibles. C’est cette domestication que nous refusons comme un Tout et donc avec elle la médiation de l’État. Qu’il renonce à son projet de THT et qu’avec ce renoncement s’initie une lutte beaucoup plus globale contre ce monde est notre seul horizon.
En outre, le moratoire présenté à Notre-Dame-des-Landes par les écologistes comme une grande victoire n’est en fait qu’un leurre chargé d’éteindre une contestation autour de la métropole nantaise qui aurait fait tache dans la campagne du nouveau premier ministre Ayrault. Ce moratoire a également l’avantage de diviser les opposant-e-s. Les occupant-es sans droits ni titre de maisons inoccupées de la Zone à Défendre (ZAD) ne sont pas concernés par des accords auxquels ils ne souscrivent pas, et ceux et celles que l’État juge les plus radicaux sont ainsi isolé-e-s. Leurs futures expulsions préfigurent alors celles qui suivront.
L’exemple récent porté par le maire du Chefresne et certain-e-s de ses administré-e-s montre bien que l’État, la justice, s’assoie ouvertement sur les désidérata des populations locales, mais non parce qu’ils bafoueraient la démocratie mais parce que c’est l’essence même de la démocratie représentative de servir de cache sexe d’un État par essence autoritaire et lié aux intérêts du capital.
L’autre face de cet État nucléaire c’est son arsenal répressif. Depuis quelques semaines, la répression s’est invitée au cœur même du mouvement. D’actions publiques en actions publiques, la répression est devenue plus féroce. Ce sont en tout plus d’un vingtaine de personnes auxquelles s’intéressent officiellement aujourd’hui les services de gendarmerie et plusieurs procès sont également en cours. Les convocations pleuvent tout autant que les filatures, avec leurs litanies d’intimidation.
Depuis janvier, les actions publiques de déboulonnages comme celles d’occupation de chantiers se sont multipliées. Elles ont rendues visibles, et c’était leur but avoué, toute la vulnérabilité des installations de RTE et qu’une foule déterminée pouvait également être une force. Elles ont également permis une appropriation par tous et toutes de formes illégales de lutte. À noter tout de même au passage que ce sont bien ces deux aspects des actions qui étaient visés puisque les actions d’interférences nocturnes contre les chantiers de RTE ont eu beaucoup plus d’impact réel. Mais elles ont eu comme effets « pervers » d’exposer ceux et celles qui les portaient à la répression. L’État, un moment en partie désarçonné, a sans doute également laissé faire pour mieux fixer, identifier, ficher une contestation et monter des dossiers en vue de mieux dresser ses futurs gibets. Les premières assemblées avaient une vision assez claire de ces effets pervers qui semblaient pourtant inévitables en vue de nouer des espaces de rencontres, d’élaboration, etc.
Cependant, il ne faudrait que la désobéissance civile que nous avons utilisé comme moyen de lutte ne se transforme en idéologie autonome : une sorte d’obligation à s’exposer aux fourches caudines de la justice. Là aussi, une sorte de retour d’expérience s’impose. Faut-il rappeler que le mouvement des faucheur-se-s volontaires à largement reflué du fait des lourdes amendes que l’État a imposé à ses activistes ? Faut-il rappeler que cette désobéissance là fait de l’État un organe neutre à même de trancher, là où de fait il est partie prenante des processus d’expropriation de nos vies en cours ? Faut il aussi rappeler que les courants citoyennistes n’ont eu de cesse de dénoncer les fauchages clandestins et ainsi participer à criminaliser une frange très active du mouvement à même de porter de réels coups aux OGM ?
Pour autant, une autre illusion serait de croire que tout se construit uniquement dans l’ombre des sociétés secrètes et des affinités électives. L’État adore les démanteler ou les inventer. Et si conspirer c’est respirer ensemble, ça ne l’est que jusqu’à qu’on nous coupe le souffle parce qu’on nous a isolé, matraqué, enfermé. Le repli sur des actions isolées ne renverrait chacun qu’à son isolement, son atomisation, si chère à la société dominante. Et les discours fanfarons sur l’innocuité de l’État et de son arsenal répressif ne sont ni plus ni moins marqués du sceau de l’irréalité que ceux et celles qui voient dans l’État une pieuvre toute-puissante.
Les prochains mois vont donc être particulièrement importants en terme tactique. Comment continuer à porter des actions qui nous permettent de nous croiser, de discuter, d’élaborer, mais qui nous évite également de nous exposer trop facilement à l’arsenal répressif ? Comment maintenir une solidarité réelle lorsque la répression cherchera à nous isoler entre bons citoyens et méchants irresponsables ?
C’est en tout cas ce que ces derniers mois nous ont appris, au travers de ces moments informels au détour d’un repas commun ou d’une nuit de veille, cette étrange ferveur qui nous lie soudain dans ce goût de résister au monde qui se déploie sous nos yeux et qui s’érige au détour d’un pylône. C’est ce lien subversif au cœur des luttes qu’il s’agit d’entretenir et de partager plus largement. Il est au moins aussi important que la nécessité d’abattre une ligne en cours de construction. C’est cette opposition tangible au monde tel qu’il tourne au désastre, sans représentant-e-s, ni chefs que nous pouvons espérer propager.