Manifeste à Blaise Cendrars (5 octobre 1950)

À Blaise Cendrars
21, rue Jean Dolent – Paris XIV

Paris, jeudi 5 octobre 1950

Cher Monsieur,

Lassés de vingt siècles de culture et de civilisation qui, dans leur essoufflement, n’ont pu offrir qu’un peu de poussière et un vagabondage toléré à l’énergie de nos vingt ans,

Lassés des études suivies et bien comprises qui ne peuvent nous mener qu’à de beaux aveux d’impuissance tels que jouer Faust, Marx ou Christ,

Lassés de toute banalisation dans l’amour et dans la chasteté, celle de Sade et de Don Juan, celle de Isou et d’Éluard, celle de St-Frâançois de … et des groupes sympathiques de la rue de Bièvre,

Lassés de chercher deux perpendicules ou doublezénit en ung mesmes orizon, de jouer les jongleurs de Notre-Dame dans un domaine cérébral, d’avoir le vertige de ne pas l’avoir, et zut au « vide » d’Artaud,

Lassés des petits déplacements en auto-stop à travers la France, la Belgique, la Suisse, l’Italie, l’Afrique du Nord,

Lassés des en dehors de …, des au-delà de …, de St-Germain des Prés et d’autres lieux, lassés de tous les inexprimés, de tous les inadaptés,

Nous estimons faire de la poésie et de l’antipoésie et tout le reste, charpenterie, irrigation, ameublement et décoration, terrassement, peinture sur murs, sur verre et sur nature.

Nous estimons participer à toutes manifestations de minorités, capables de préciser notre position et notre insatisfaction, depuis le meeting des RATÉS, le scandale de N.-Dame, en passant par la conférence de Bruxelles précédant de peu les événements de politique intérieure belge de juillet, jusqu’à nous astreindre à coller des affiches ou déposer des bombes dans tous les endroits réservés à cet effet.

Plutôt que de nous arrêter à faire nos petits rimbauds en vendant des balais-brosses et autres menus plaisirs des grands espaces, à Marseille port de l’Orient, ou nos éluards en montant une collection de fétiches, plutôt que de nous arrêter à un antisocialisme efficace (les prisons d’État n’ayant rien de varié), plutôt que de nous arrêter à nous-mêmes dans le rôle de l’actif indifférent ou du contemplatif lucide,

NOUS VOULONS :

— Pour notre satisfaction personnelle, une bouée à la mer ; c’est-à-dire une « revue » ;

NOUS DISONS BIEN : une « revue », remise en place de quelques valeurs et tentative de diriger la jeunesse dans un courant nouveau, négatif et destructeur, nomade et prophétique ; et en dépit des envieux, nous ne nous adressons pas à vous pour ce petit travail.

Ceci est donc inintéressant.

— Toujours pour notre satisfaction personnelle, si nous sommes peintres un adieu à la peinture, si nous sommes poètes un essai publié chez le Grand Manitou Gallimard (j’y vais, j’y vais), si nous sommes égoïstes ;

— (Et encore pour notre satisfaction personnelle) une cabane en planches du côté des Tuamotou ou des îles de la SOCIÉTÉ, un brave petit bateau particulier pour nous transporter.

Autrement dit, nous sommes gratifiés en surcroît de tous nos autres dons, d’une sacrée bougeotte et nous ne savons comment faire. — Absolument inutile de nous répondre : « foites comme moué ».

CAR les visas et cautions, pour ainsi dire inexistants avant la première guerre, sont de vraies frontières naturelles infranchissables et nous venons de nous faire refuser l’entrée en Iran, Iracq, Turquie et n’avons pu nous rendre aux ANTILLES faute des quelques cinquante mille francs exigés pour un retour éventuel ; même en passant par le Portugal, pour la même raison ;

CAR nous ne voulons ni ne pouvons faire entrer en jeu une filière telle qu’une raison sociale, relation culturelle, administrative ou commerciale. Naturellement, nous ne possédons aucune référence sérieuse et tout le monde s’obstine à nous trouver parfaitement inutiles, que dis-je, gênants.

Nous voulons faire le grand saut sans hésitations et sans suicide intellectuel ou physique. Nous venons de consacrer trois et quatre années à nous débarrasser de toutes les cultures de routines et à réapprendre toutes les « maladies » dont on avait voulu nous guérir : poétique et plastique ; paresse exemplaire ; alcoolisme et vol à la tire ; goût (très vif) de l’irrémédiable, entre autres ; ce qui fait que nous nous trouvons maintenant entièrement disponibles.

Donc, cher Monsieur, lassés de vingt siècles de cultures et de civilisation qui dans leur essoufflement, n’ont pu offrir qu’un peu de poussière et un vagabondage toléré à cette DISPONIBILITÉ,

NOUS ATTENDONS DE VOUS UN MESSAGE.

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M.M. Henry de Béarn
Yvan Chtchegloff
12 rue de Civry 12 – Paris XVI

 

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