[« Je vous parle de l’usine »] Entretien avec Rémy, ouvrier-robot et révolté

C’était une rencontre, le 2 mai dernier, lors d’un rassemblement à Grenoble, contre la construction du Center Parcs de Roybon, dans l’Isère. Un aparté en marge d’un débat sur « Chantage à l’emploi, croissance illimitée, informatisation globalisée… ». […]

[…] un peu à l’écart du débat, nous avons rencontré un ouvrier, un vrai, lecteur de Pièces et Main d’œuvre et de littérature technocritique. Rémy s’est présenté à nous comme un « robot dans une usine de robots sous la tyrannie technologique ». Il en avait gros à dire sur sa condition de robot, sur le détail concret de l’usine à-peu-près automatisée, en 2015, sur l’enchaînement qui l’avait mené en usine – puis à renouer avec les livres – sur ses aspirations et ses appréhensions, sur sa famille et ses collègues robots. À coup sûr, il ne fondera pas de « section luddite » dans son usine. Il voudrait juste « s’en sortir », sans bien savoir comment.

Il dit ce que beaucoup taisent peut-être, se croyant trop isolés pour oser l’exprimer.

Voici notre échange.

Entretien avec Rémy, ouvrier-robot et révolté

Q : Tu t’es présenté à nous comme « robot » dans une usine de « robots ». Le mot « robot » signifie « travailleur » en tchèque, mais tu n’es pas né robot ; pourrais-tu nous raconter comment tu l’es devenu, à partir de ton histoire familiale et personnelle ?

R : Pour aller directement au but, je dirais que pour devenir « robot », il faut faire une chose qui peut sembler a priori simplissime : se taire. Mais il faut des années pour apprendre à se taire. Et accessoirement arrêter de réfléchir (ou en avoir la sensation).

Comme tout le monde (ou presque), je suis issu de parents biologiques en chair et en os qui ont évolué dans le milieu industriel dans des tâches subalternes ou à petite responsabilité. À temps partiel et rémunéré au minimum pour la détentrice du sexe féminin, à temps (plus que) plein et avec une petite gratification pour le masculin. Normal, n’est-ce pas ? Bien que « travailleurs », « ouvriers » ou « prolétaires », je suppose que ce n’étaient pas (tout à fait) des robots dans le sens où il leur était possible d’avoir des échanges verbaux structurés, des discussions (même anodines) avec les collègues et la hiérarchie.

Comme l’Éducation Nationale, les conseillers d’orientation, le tissu social et l’enclavement géographique sont bien huilés, je me suis retrouvé dans le même milieu. Celui des industriels et des entrepreneurs. Bref, des « preneurs de risques ».

Q : Quand tu parles de tes parents biologiques, peux-tu préciser leur emploi exact ?

R : Durant la plus longue durée sans discontinuité, ma mère a été employée comme « opératrice de production », c’est-à-dire à effectuer des tâches diverses – ébavurage, tri, assemblage, contrôle… – sur des pièces en plastique destinées à l’automobile ou la connectique électrique. Des tâches répétitives et avec des cadences à tenir. Une fois que le terrain industriel n’a plus eu besoin d’elle, ce qui l’a pas mal occupée, c’est de passer la serpillière et le plumeau comme « technicienne de surface ». La linguistique managériale déborde d’inventivité.

Quant à mon père, qui a évolué dans le même environnement que ma mère, il était « monteur-régleur » sur des presses à injection plastique. Chargé d’effectuer la mise en route et les réglages avant de lancer la production, d’en effectuer le suivi et de superviser quelques « opérateurs ». Le tout sur un parc d’une quinzaine de machines. Ceci avant d’intégrer une fabrique d’éléments pour l’aéronautique et de déclarer une maladie que le corps médical a eu du mal à diagnostiquer. Sa salle d’attente pour la retraite s’intitule « longue maladie ».

***

La zone géographique dans laquelle j’ai travaillé se dénomme la « Plastic Vallée », une invention de technocrates lorsque les années 1980 étaient glorieuses. L’entreprise dont je relate le plus largement l’existence et qui s’est occupé de moi dernièrement se situe aux confins de l’Ain et du Jura.

J’ai actuellement 31 ans. J’ai commencé en 2005 – à 21 ans – par des missions intérimaires d’une semaine, au SMIC, pendant plus de deux ans au sein d’un groupe international fabriquant des jouets. Et je n’avais pas à me plaindre. Des collègues de l’atelier de production, la plupart d’origine maghrébine ou turque, subissaient le régime intérimaire au même poste depuis plusieurs années. Totalement illégal mais parfaitement autorisé.

Ensuite, l’entrée dans le monde des robots s’est faite en douceur, si je peux dire. Avec le sacro-saint CDI décroché au bout d’à peine trois mois d’intérim, en 2008. En douceur car si le dispositif de surveillance et les techniques de manipulation visant à rendre la main d’œuvre docile étaient en cours de mise en place, la taille de l’entreprise (environ 150 personnes), ses pôles d’activité (fabrique d’éléments pour l’aéronautique civil et militaires ainsi que l’armement où le flux tendu n’existe pas) et le comportement de la direction (complètement « foutraque », excusez du terme) faisaient qu’une solidarité mais aussi des inimitiés favorisaient la prise de parole, ne serait-ce que le temps d’une pause ou durant le passage des consignes, travail en horaires décalés oblige. Des horaires décalés qui justifient une prime permettant de hisser le salaire au niveau du revenu médian de ce pays (environ 1600 euros mensuels) mais où le taux horaire est tiré vers le bas. Avec le recul, le (seul ?) point positif était le tempo, relativement lent, de certaines productions qui favorisait le temps de la réflexion. Un temps lent qui, de l’usine à chez moi, était continu et m’a aidé à lire certains livres. Comme ceux des groupes Marcuse et Oblomoff, les fameux 1984 d’Orwell et Le meilleur des mondes de Huxley sans oublier L’homme superflu de Philippe Vassort ainsi que le chef d’œuvre de Günther Anders : L’obsolescence de l’Homme. Après quatre années de « La guerre, c’est la paix », je démissionnai de cet endroit.

Après des années de résistance à l’objet fétiche de notre temps, je devais céder aux regards et remarques des négriers modernes (comprendre agences intérimaires) et recruteurs de tous poils, et acquérir un téléphone portable.

Je retombais aussitôt, en 2012, dans un nouvel endroit de torture. Et pas n’importe lequel. Celui que toute ma position intellectuelle refusait alors. Je refermais à peine L’obsolescence de l’Homme que je mettais les pieds dans LE lieu interdit. J’hésite à comprendre ce qui s’est réellement passé. Et je me demande ce qui m’a incité à y rester. Peut-être la nécessité de payer des factures. Bref, la « honte prométhéenne » des premières pages de Günter Anders n’a pas tardé à s’abattre sur moi.

Visite guidée. Alarmes infra-rouge anti-intrusions. Entrée dans les locaux par lecteur d’empreinte digitale avec le malheureux avertissement de la CNIL dans le corridor. Le même dispositif sépare deux zones à l’intérieur même de l’entreprise. Caméras de surveillance à foison. Locaux aseptisés. Propreté clinique. Port de la blouse obligatoire. Disposition du parc de machines-outils de façon à rendre impossible tout échange verbal à distance. Ça, c’est pour les 60 autres pitres qui investissent les lieux quotidiennement.

En ce qui me concerne, j’ai accès – malheureusement – au joyau, au nec plus ultra : la cellule (on ne rigole pas, c’est ainsi que se dénomme l’endroit au sein de l’atelier). Le grillage est là pour en attester. De l’autre côté de la grille, la machine : le robot de marque Fanuc (dont le cours des actions en bourse ne cesse d’exploser). De part et d’autre du robot, deux centres de fraisage à « alimenter » en pièces. Pour stocker les pièces en attente d’usinage, deux magasins. Pour mettre les pièces dans le magasin, on les fixe sur des palettes. Lesquelles palettes sont « robotentionnées » jusqu’aux machines.

Et pour connaître la position exacte des pièces afin qu’elles soient usinées, les palettes doivent passer sur un banc de palpage pour en faire le pré-réglage. Pour superviser le tout, gérer le flux de production, un attirail informatique hors du commun est à disposition. Aucune erreur possible, chaque intervenant peut contrôler les autres ; chaque « bug », pouvant arriver à n’importe quel moment, retarde irrémédiablement le déroulé de la journée de façon dramatique. Le tout avec des séquences de travail (préparation des pièces, palpage, ajout de programmes dans le logiciel dédié, usinage, recherche et montage d’outils) très rapides, de l’ordre de quelques secondes à quelques minutes et avec des cotes très précises à tenir (de l’ordre de 0.01 mm, parfois moins).

Alors que le climat interdit implicitement de sourire, espérer échanger un mot est vain.

Au bout d’un moment, l’ouvrier, le technicien ne se sent pas seulement esclave mais bel et bien partie intégrante du dispositif technico-informatique. L’humain n’existe plus. Les ordres semblent tomber du ciel (il y aurait un « on » qui a décidé de quelque chose) et le terme « urgent » se décline entre « très urgent » et « très très très très très urgent ». Le travail en binôme est un cauchemar car les consignes ressemblent à des injonctions et à des ordres militaires. Le bruit ambiant n’aide pas la communication orale et la rapidité de l’exécution multiplie le stress. Il faut venir voir (de préférence le vendredi vers 15h) dans quel état psychique se trouve l’ouvrier chargé du lancement de la production pour le week-end. Comme le flux ne doit être arrêté sous aucun prétexte : travailler de 7h30 à 16h30 (en théorie, plus souvent 17h ou 17h30) n’est pas suffisant. La nuit, la machine et le robot bossent, eux. D’où la cerise sur le gâteau : un Blackberry – fourni par l’entreprise – est là en cas de « plantage ». Un système d’alarme à distance permet au Blackberry d’émettre une jolie sonnerie auprès de l’employé alors « en astreinte » (une semaine sur trois !). Qui gagne le droit de retourner à l’usine jusqu’à 20h pour remettre en route le dispositif sans savoir s’il en aura pour 15 minutes ou trois heures. Et même le week-end. À ce stade, l’ouvrier n’est plus esclave, il n’est plus humain, il n’est peut-être même plus animal ni vivant mais simple particule. Comme une particule d’ADN permettant à l’entreprise de vivre.

Faut-il chercher ailleurs la source d’insomnies, le sentiment de s’être fait « orwelliser » et de ressembler à Winston Smith ?

Tout ça pour fabriquer des outillages métalliques permettant l’injection d’éléments (emballages, tubes) en plastique destinés au monde pharmaceutique, notamment auprès de laboratoires sponsorisés par la Sécurité Sociale.

Pour mettre un terme au processus de robotisation dont j’ai fait l’objet et espérer ne pas en avoir trop de séquelles, j’envoyais un nouveau recommandé au bout de deux ans. Plusieurs mois après, l’humain reprend le dessus mais certaines choses ont été définitivement anéanties.

Q : « Définitivement anéanties » : peux-tu expliquer ?

R : Le passage dans cette entreprise a été à la fois éprouvant et destructeur. Éprouvant car le tempo était très soutenu, couplé à une masse d’informations à gérer et à une pression liée à la précision des pièces à usiner. Destructeur car le stress s’accumule à la fatigue, le mode de communication – une sorte de braille oral où formuler une phrase relève du parcours du combattant – impacte les capacités de réflexion. Le fait d’être quasiment en permanence devant des situations impossibles à résoudre provoque une espèce de fracture du cerveau : comment, dans le même laps de quelques minutes, répondre à la question posée par l’individu A, ne pas oublier de passer la consigne à B, se demander ce que C vient faire par là afin d’essayer d’anticiper sa question et la réponse à apporter, contrôler à la loupe binoculaire un outil de 0.2 mm de diamètre qui doit être placé dans la machine sans erreur, superviser une liste d’outils à vérifier, attendre les résultats du service de métrologie – ce qui influera sur une décision à prendre – et planifier le lancement de 48 heures de production, le tout sous des caméras de vidéo-surveillance ? À cela s’ajoute le service d’astreinte qui ne pose plus de limite entre temps de travail et temps personnel. À croire que le slogan soixante-huitard « Jouir sans entrave et vivre sans temps mort » a particulièrement « bien » été adapté dans cette usine. Mais quelle jouissance et quelle vie ?

Après plusieurs mois de ce régime, les sens sont touchés. Perte d’empathie (ne rien éprouver à la perte d’un proche), troubles du comportement, céphalées, capacités de réflexion atrophiées, écouter de la musique (chose vitale jusque-là pour moi) devient un calvaire et perte d’identité puisque la seule parade pour tenir le choc a été de me dire : « Ce n’est pas possible, ce n’est pas moi qui vais là-dedans ». Avec le recul, je désignerais bien l’ensemble du dispositif comme « Management par la privation sensorielle. »

Q : Quel métier ou quelle vie voulais-tu quand tu étais enfant ?

R : Spontanément, j’ai envie de répondre : « Rien » ou « Aucun métier ! » Et à la vie désirée, je dirais, justement : « Vivre ! » Je n’avais aucune idée pré-conçue de ce qu’il faudrait faire plus tard. Et j’ai toujours ressenti ce monde d’hyper-compétition au point que lorsque les choix d’orientation scolaire devaient se faire et qu’il était de bon ton de visiter différents établissements scolaires pour en « choisir » un, j’avais le sentiment d’être entouré de sprinters dans les starting-blocks tandis que j’étais (et espère être toujours) un invétéré promeneur dans les sous-bois et explorateur des champs.

Il y a aussi cette question qui m’horripile : « Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » À laquelle je réponds : « Comment ça, vivre ne se suffit pas à soi-même ? Il faut aller prouver à untel que je sais faire telles et telles choses – sans en connaître les tenants ni les aboutissants – en échange d’argent octroyé sur des critères totalement biaisés ? »

Depuis quelques années, notamment depuis le passage au sein de cette Société Mentalement Perturbée où toutes mes convictions personnelles m’intimaient de ne pas rester mais où la nécessité économique et matérielle m’a forcé, je suis en ébullition. Et je cherche. Quoi, je n’en sais rien. Car même si j’en avais déjà le pressentiment auparavant, c’est là que j’ai bel et bien compris qu’il y a une différence entre ce que le complexe technico-industriel (ou « Machine de Travail Planétaire » selon la théorie « Bolo’bolo » de P.M.) nous fait faire (souvent contre de l’argent et un statut social) et ce que nous faisons chacun, individuellement, affranchi des codes auxquels nous devons nous soumettre.

Q : Si tu avais le choix de faire autre chose que de travailler en usine, que voudrais-tu faire ?

R : Je n’en sais toujours rien. Et je n’ai la vocation pour rien. Me projeter sur des années m’est totalement impossible. Et le fait de faire quelque chose de « bien pour la communauté et plaisant pour soi-même » peut être un piège au point de devenir monomaniaque. Je me répète mais je veux vivre ! Les quelques pistes que je regarde sont inaccessibles, ont un avenir compromis ou sont tellement peu rémunératrices… Je ne désire pas rouler sur l’or mais j’avoue que le salaire médian (même jusqu’à 10% de moins) m’est nécessaire, même en réduisant les frais au maximum. En creusant, peut-être qu’être à la fois clown, libraire et … tourneur-fraiseur, puisqu’il semblerait que ce métier soit si essentiel et que j’aie fini par y décrocher quelques compétences, me conviendrait.

Q : Tu sembles lire beaucoup, tu écris avec facilité : comment cela t’est-il venu et comment as-tu découvert les auteurs anti-industriels (Anders, Orwell, Huxley) que tu cites ?

R : Lorsqu’est paru – en 2008 – Le téléphone portable, gadget de destruction massive, je me suis dit « Ah, enfin, il y en a qui se réveillent ». Depuis l’adolescence, j’avais refusé cet instrument de contrôle et d’asservissement le plus longtemps possible, ainsi que le mode de vie que cet outil allait générer – j’y ai cédé un an avant les révélations d’Edward Snowden au sujet de PRISM. De plus, cela fait des années que je me pose des questions sur le monde qui nous entoure et la vie qu’il me fait mener ainsi qu’aux autres humains peuplant ce globe. Plutôt que de rester dans l’expectative, j’ai préféré me documenter. Ne dit-on pas « À l’heure de l’information de masse, l’ignorance est un choix » ? C’est ainsi que j’ai entamé un cycle de lectures diverses qui m’ont emmené dans cette direction. Lorsqu’il n’y a plus d’écran télévisé, il faut bien le remplacer.

Pour donner suite à la question précédente, relative à « ce que je voudrais faire », et compléter celle-ci, peut-être qu’il y a quelque chose à chercher du côté de l’écriture puisqu’il semblerait que cela me convienne. Mais étant donné le contexte économique environnant, il paraît – au risque de paraître provocateur – que l’offre « d’emplois » se résumera bientôt à « employé de plate-forme pétrolière » pour les hommes et « aide à domicile pour personnes âgées » pour les femmes. Et nous savons bien que la vie ne se situe pas dans l’emploi.

Q : On a bien compris comment tu t’étais mis à lire des livres anti-industriels, mais comment as-tu commencé à lire, qu’est-ce qui t’a donné le goût de la lecture ? Et que lisais-tu ? Ce n’est plus un goût très courant dans ta classe d’âge et dans ta classe sociale.

R : Même si enfant il m’arrivait de bouquiner, j’ai perdu le fil à l’adolescence (au profit de l’écoute de musique) et repris la lecture au moment où j’ai rompu avec l’instrument de manipulation mentale qu’est la télévision, vers 25 ans. Et puisqu’Internet a ses limites, il fallait bien un supplétif pour profiter de plages de temps libres et de calme. Le déclic a dû se faire avec un livre que mon grand père maternel m’a conseillé et prêté : L’âge des extrêmes – Histoire du court XXe siècle, de Eric Hobsbawm. Par la suite, il me semble que c’est avec la « jonction rouge-verte » d’Hervé Kempf (et sa trilogie Comment les riches détruisent la planète ; Pour sauver la planète, sortez du capitalisme ; L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie) et des écrits plutôt noirs, à tendance libertaire – mon fond de pensée – que j’ai commencé à creuser un sillon.

Pour accéder à ces livres ? Vivre des situations impossibles, ressentir des injustices et en chercher les causes plutôt que d’accepter, bras ballants, en pensant que « de toute façon, on y peut rien ». Petit à petit, j’ai élaboré une petite bibliothèque assez cohérente. Puisque tous les moyens d’action semblent vains, ne reste que la réflexion. Mais même « juste ça », ils veulent nous l’ôter, que ce soit en nous rendant hyperactifs et/ou en nous aliénant au salariat.

Pour terminer, je dirais que je n’ai presque jamais été au bon endroit au bon moment avec les bons individus, quitte à paraître cruel. J’ai souvent été « à côté » ou à la mauvaise époque. Un peu comme l’automobiliste qui remonte l’autoroute à contre-sens et vitupère contre la masse qui prend une mauvaise direction…

Q : Pourquoi as-tu refusé le téléphone portable à l’adolescence – un âge où justement tout le monde en veut ? Comment cela s’est-il passé, est-ce que ça a ruiné ta vie sociale avec tes copains ?

R : Sans vouloir paraître omniscient, je ressentais déjà à l’époque instinctivement le sentiment que cet instrument était un outil de flicage, à plus ou moins grande échelle, de son détenteur. Et qu’au-delà, cela allait déstructurer nos vies, en plus d’être au service du Pouvoir, notamment économique. Force est de constater que le temps m’a tristement donné raison, que ce soit en théorie ou en pratique. Ce n’est peut-être pas le seul élément mais j’ai effectivement cette impression : à partir du moment où la téléphonie mobile est arrivée et que je ne suis pas monté à bord du joli réseau, je me suis retrouvé tel Robinson Crusoé sur un rocher de solitude. Je ne crois pas avoir justifié mon choix à l’époque, mais c’était tellement limpide que je ne ressentais pas le besoin de le faire.

Q : On t’a vu avec un petit groupe lors du forum contre Center Parcs. Peux-tu nous présenter tes copains, que font-ils dans la vie, avez-vous une activité politique ?

R : Un apiculteur, un travailleur social, un maçon, un chômeur, un enseignant et un ouvrier ensemble, si je n’ai oublié personne, c’est forcément louche, n’est-ce pas ?

Nous sommes des individus libres de penser et autonomes dans nos actions, qui nous interrogeons sur l’avenir qu’on nous prépare et voudrions ne pas faire n’importe quoi au nom de l’emploi, de l’argent ou du saccage des conditions de survie de notre espèce. De là à en conclure que ceci est déjà une activité politique…

Plus concrètement, nous désirons intervenir directement, en complément des actions de l’association Le Pic Noir, à l’encontre du projet de Center Parcs prévu dans le Jura, près de Poligny, similaire à celui du Rousset en Saône-et-Loire ou de Roybon, en Isère.

Q : Tes parents sont-ils des militants ? Ont-ils comme on dit des « opinions politiques » ? Et que pensent-ils de l’anti-industrialisme ?

R : Mes parents ne sont pas militants à proprement parler mais « conscientisés politiquement » depuis longtemps : LIP, la centrale du Bugey, le Larzac, le MAN (Mouvement pour une Alternative Non-violente), ils l’ont vécu. Eux non plus n’ont pas désiré passer leur vie à l’usine, mais force est de constater que cela a été le seul moyen qu’ils ont trouvé pour payer des factures. Mordre la main qui a nourri si longtemps n’est peut-être pas si facile. Concernant le mouvement d’anti-industrialisme (que je renommerais bien « anti-technologisme », non pas que l’industrie soit positive et la technologie négative mais pour distinguer une différence de consistance entre industrie d’une part et technologisation de l’industrie d’autre part) tel qu’il est élaboré depuis quelques années par PMO, L’Échappée ou Le Pas de Côté, nous n’en avons que très peu parlé.

Q : Tu dis que tu souhaites exercer une activité – ou du moins toucher des revenus – équivalant au salaire médian (1600 € à peu près ?). Nous ne sommes pas sûrs d’ailleurs que tu souhaites exercer une activité quelconque, sinon vivre et rêver. À quoi correspond cette somme ? Comment détermines-tu tes besoins ?

R : Comme pas mal de monde de « notre milieu », j’ai un rapport ambivalent à l’argent et j’ai navigué entre deux conceptions. D’un côté « Tant que l’argent existera, il n’y en aura pas pour tout le monde », « L’argent salit tout sur son passage » ou encore « L’argent est une arme et en tant que pacifiste forcené, je refuse de m’armer ». De l’autre, quelque peu autoritaire, « Merde enfin ! Cet argent existe bel et bien ! » (surtout vus les milliards qui gravitent en bourse), c’est juste que ceux qui le détiennent ne veulent pas le céder à n’importe quelle condition ni à n’importe qui. Ces deux facteurs étant de plus en plus imbriqués en ces temps de surveillance généralisée.

Je sais aussi qu’initialement, la monnaie – qui existe depuis près de 3000 ans sous la forme
actuelle – est un moyen permettant de modérer des relations, un instrument de médiation afin d’éviter les conflits. Et qu’actuellement, la monnaie – dématérialisée – devient justement le moyen de ne plus avoir de relation humaine avec personne. Chacun va chercher ses petits sous pour les réinjecter dans la machine économique sans que personne ne se pose la question de la provenance ni de la destination de cet argent.

A contrario, tendre à se passer de monnaie reviendrait, en plus de se ré-approprier des savoir-faire (« Faire pousser ta propre nourriture, c’est comme imprimer ton propre argent »), à nouer un cercle d’humains avec lesquels les interactions permettent de se passer d’argent. Cela s’appelle le don, le contre-don, le partage. L’ouverture aussi.

Le montant évoqué (1600 €) est « simplement » le revenu médian en France. Cela veut dire que la moitié des individus travaillant à temps plein gagne moins et l’autre moitié gagne plus. Il se trouve que c’est le niveau de revenu que j’ai depuis longtemps, sans avoir rien fait d’autre que de donner mon énergie physique, mes capacités intellectuelles et mon temps à quelqu’un ou une organisation de gens qui, eux, en avaient besoin. À croire que moi, je n’avais pas besoin de tout ça. En termes de revenu, vu que je me situais « au milieu » de la population, j’estimais ne pas trop avoir à me plaindre, bien conscient que d’autres gens galèrent bien plus pour bien moins d’argent, et me méfiant de gagner plus, synonyme de se faire acheter pour de l’argent superflu, dont une partie est reversée à l’État via l’impôt sur le revenu. Au fil du temps, j’ai réussi à réduire ma durée de temps de travail et améliorer mes horaires en conservant le même salaire. Et c’est ainsi que j’ai essayé de garder cette ligne-là : se loger (le moins cher), manger (bio et local, si possible), se déplacer (beaucoup trop de voiture mais usage du train dès que possible), régler les factures incontournables de frais fixes en les tirant vers le bas et orienter ce qu’il reste au fond du tiroir-caisse vers des choses que je juge vertueuses : livres, disques, revues, concerts, cinéma, dons à des initiatives qui me semblent pertinentes. Voter avec le porte-monnaie, en somme même si cela n’a pas la même force qu’un acte libre et désintéressé. Pas très glorieux pour quelqu’un désireux d’une vie gratuite pour tout le monde. Mais vu que je déserte les isoloirs depuis 10 ans, il ne me reste que ce moyen d’action. Peut-être ne suis-je pas aussi pacifiste que je croyais.

Q : Es-tu partisan d’un revenu universel garanti, et si oui, suivant quelles modalités ?

R : Ah, j’attendais ce sujet ! Cela fait des années maintenant que je suis convaincu qu’un Revenu Universel d’Existence est une (si ce n’est LA seule) issue au bourbier dans lequel nous nous trouvons. C’est un outil qui touche à plusieurs facteurs de la vie sociale et économique tout en redonnant à l’écologie la place centrale qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Après, entre la belle idée aux potentialités émancipatrices, égalitaires et libertaires qu’elle peut être (comme la Dotation Inconditionnelle d’Autonomie qui, justement, démonétarise une partie de l’accès aux biens de première nécessité) et l’enfer collectif que cela peut devenir (l’Impôt Négatif des minarchistes libertariens ou le Revenu Citoyen où le droit de vote est Roi et les règles de la représentativité actuelle inchangées), il y a un monde. Car sans être rabat-joie, il n’y a qu’à voir ce que des avancées sociales sont devenues au fil du temps : le droit au chômage un chemin de croix doublé de l’aumône à pleurer ; les congés payés une exhortation à brûler du pétrole ; les droits à la formation une chimère derrière laquelle il faut courir tout en faisant les bons exercices d’assouplissement pour en jouir. De plus, cela fait partie des thématiques de réflexion autour d’un tel revenu : il me semble qu’il faudrait obligatoirement y adjoindre au moins deux choses complémentaires, un Revenu Maximal Acceptable et un réel Droit Au Logement peu onéreux.

Enfin, pour entrer un peu dans le détail et rejoindre les sujets de prédilection de PMO, il y a une question qui me taraude sérieusement, c’est celle de « l’inconditionnalité ». Comment accorder quelque chose (surtout de l’argent) à tout le monde sans que le Pouvoir n’exige de contrepartie de la part de ceux qui en bénéficient ? Ce serait tout bonnement inconcevable. C’est bien pour cela que la CAF va mettre son nez dans les caleçons de « ses » allocataires. Donc, en me mettant à la place du Pouvoir – surtout à l’heure où les frontières nationales sont de plus en plus poreuses et le maillage électronique omniprésent –, je ne vois qu’une réponse rapide, simple et efficace : le puçage des populations. C’est ainsi qu’on a froid dans le dos … et commence à douter du bien-fondé d’une si belle idée.

Q : Pourquoi ne tailles-tu pas la route, tout simplement ? Beaucoup l’ont fait qui ne sont pas réduits à la misère noire. Quelles réticences aurais-tu par exemple à vivre des « minima sociaux » (RSA), quitte à les compléter avec du bricolage ?

R : Tailler la route pour quoi au juste ? Cela peut paraître irrévérencieux, ou l’aveu d’un souhait même pas essayé, de répondre par une question. Mais étant donné que nous vivons dans un monde où il n’y a plus « d’ailleurs », sur une planète qui est une prison (voire un camp de concentration) à ciel ouvert, à quoi bon brûler encore du pétrole ? Et en quête de quoi ? Être pisté par satellite à cause d’un « smartphone » ou d’un « laptop » qu’il faudrait toujours détenir ? Non merci. Question de tempérament et de personnalité aussi. Ce qui n’est pas sans lien avec la fin de votre question. Autant, je peux admirer les individus qui « jouent au chat et à la souris » avec la CAF et Pôle Emploi, autant je me sentirais totalement incapable de faire de même. Sans compter sur ce satané contrôle social – l’actualité la plus brûlante nous le rappelle encore – que ces autorités se permettent d’effectuer en échange de quelques miettes qu’il faut aller leur quémander ! C’est quoi ce délire ? À cela, il faut ajouter, comme je le disais, que se passer d’argent revient à échanger des savoir-faire. Vu que je ne sais rien faire, à part peut-être réfléchir, écrire et lire, et que je pense n’avoir pas besoin de grand chose, en dernière analyse, peut-être préféré-je rester un simili-robot en cours d’aliénation (mais luttant contre autant que possible !) plutôt que de déserter totalement le salariat.

Aussi, je mentionnerais que le contexte géographique et social est particulier ici. Une petite ville (environ 10’000 habitants) assez enclavée dans un bassin de population d’environ 20’000 âmes où tout le monde finit par se connaître. Et où l’alternative n’a pas beaucoup de place, où les individus « pensant différemment » sont très peu nombreux, tous plus ou moins coincés entre « nos idées » et « leur monde ». Bref, un peu comme Obélix qui est tombé dans la marmite, je suis tombé dans l’argent et n’ai pas réussi, même si j’ai essayé – sans doute mal –, à m’en dégager totalement. Alors, je fais avec, le moins mal possible.

Q : Peux-tu nous parler de tes collègues ouvriers et robots ? Comment vivent-ils ? Que pensent-ils ? Qu’espèrent-ils ? Échanges-tu avec eux ? Savent-ils qu’il existe un mouvement de critique de l’industrie et des technologies ? Un mouvement de critique de l’emploi ? Qu’en pensent-ils ? Comment pourrions-nous les approcher et discuter avec eux ? À quelles conditions pourraient-ils envisager de se rallier à une vision « luddite » du monde ?

R : Mes ex-collègues de travail. Tout un programme. J’aimerais bien ne pas devenir trop caustique ni sarcastique car au fond, ce sont des gens qui croient bien faire mais font trop confiance à leur entourage, à la télévision et au bulletin de vote. Ajoutez à cela le travail en lui-même qui est d’un non-sens absolu, la fatigue, la peur d’envoyer sa démission et la consommation comme échappatoire et vous obtenez un savoureux cocktail. Un peu de routine, faire des gamins comme tout le monde, les apéros et les barbecues, le gros crédit immobilier et/ou auto, de la misogynie et du racisme et ça prend feu. Et un peu par une espèce de « pudeur altruiste », je ne vais pas trop m’étendre.

Mais force est de constater que dans la fabrique pour l’armement, où j’étais en contact plus ou moins fréquent avec une cinquantaine sur 160 employés, il n’y a qu’avec un collègue que je prenais plaisir à discuter, et on se croise encore maintenant. Quant à l’asile de 60 pingouins officiant pour les laboratoires pharmaceutiques dont je me suis évadé fin 2014, il y avait peut-être un type avec qui j’aurais pu parler, mais cela était impossible, même hors du temps de travail. La surveillance panoptique ne s’arrête pas entre 12h et 13h. Et parler, c’est se dévoiler. Souvenez-vous : c’est un milieu où il faut apprendre à se taire. Et où j’ai joué à l’homme invisible. De toute façon, cela n’aurait pas mené bien loin : à la fin de mon contrat là-bas, je lui ai parlé du « Revenu de Base » et il m’a répondu que « c’était utopique ».

En fait, les gens d’aplomb sont ceux qui ne sont pas restés longtemps dans cet endroit. Plus de deux ou trois ans là-dedans et tu deviens comme eux, comme dans une secte.

Une vision globale de cette strate sociale montre le désir d’american way of life, composé d’un nombre incalculable de moteurs à explosion (à 4 roues pour Monsieur, à 4 roues pour Madame, à 4 roues pour la forêt le week-end – le quad –, à 2 roues l’été – la moto –, sans oublier la pléthore d’instruments acquis auprès du magasin de bricolage local : tondeuse, tronçonneuse, débroussailleuse…, de la grosse maison, du lieu de vacances où on se rend en avion, sans oublier les sorties en parc d’attraction, le grand écran plat relié au bouquet Internet ET à la parabole et, certes moins marquée, la course frénétique vers les téléphones mobiles, smartphones et tablettes. Ce qu’ils pensent et ce qu’ils espèrent ? Plus d’ordre, de sécurité et d’argent. Bref, entre Sarkozy et Le Pen, Hollande n’a qu’à multiplier les tonfas comme d’autres les petits pains d’ici 2017.

Et aussi « faire des heures ». Des heures de quoi ? De travail, pardi ! Je viens de me rendre compte que j’en ai croisé pas mal qui, étant jeunes, auraient voulu être gendarmes. C’est évocateur d’un certain « logiciel de pensée », même si « de pensée » peut sembler être un groupe de mots optionnel dans ce cas.

Dans l’usine pour l’armement, au bout de deux ou trois ans de présence, une fois, en pause, je me suis juste permis de dire que « la journée de six heures, donc la semaine de 30 heures, sans perte de salaire, ce serait pas mal quand même. » Avouons qu’en respectant les règles du contrat social en vigueur dans plusieurs pays occidentaux, cette proposition n’a absolument rien de révolutionnaire et devrait même être le strict minimum vers « autre chose ». Sur une douzaine de bonshommes, un seul a réagi verbalement et m’a dit : « Mais on ferait quoi ? » Ça donne le niveau.

Ensuite, dans l’usine rattachée au monde pharmaceutique, alors que les paroles sortant strictement des tâches à effectuer étaient quasiment impossibles, j’ai glissé le même genre de propos alors que nous étions quatre à discuter « du problème des heures supplémentaires ». Cela m’a valu d’être qualifié « d’intello » quelques mois après. Aussi, fait assez révélateur, durant la pause de midi (qui dure une heure), quelques types n’avaient comme préoccupation que d’aller courir ou faire du vélo avant de manger en vitesse et de retourner à leur poste. Tout en sachant que le tempo de travail était très soutenu et la semaine plus proche des 42 heures que des 35. Des hyperactifs qui, le jour de la retraite – s’ils ne meurent pas avant –, s’effondrent en un clin d’œil.

Quant à la distinction entre activité, travail et emploi, à la critique de l’industrialisation du monde et de nos modes de vie, j’ai bien peur de n’avoir qu’une réponse laconique à apporter : c’est hors de propos, à mille lieux de leurs préoccupations et plutôt pisser dans un violon que d’espérer quelque chose. Peut-être qu’au bout de dix ans dans ce milieu, j’ai développé quelques aigreurs – sans m’être jamais fait beaucoup d’illusion – mais tenter d’approcher cet univers pour l’étudier, c’est comme aller au zoo. Il est parfois difficile d’apprivoiser certaines espèces. C’est plutôt l’inverse : vous adoptez leur mode de fonctionnement par mimétisme, par défaut.

Enfin, l’ultime question me laisse à la fois enthousiaste et désemparé. Enthousiaste car vous me semblez d’un incommensurable optimisme et dans l’attente d’un « mouvement » de leur part. Mais je suis désemparé, ou sans voix, ni voie d’ailleurs, car face à l’ogre techno-industriel, il n’y a aucune parade possible, tout au plus une escarmouche ou un acte isolé de « djihadisme luddite » désespéré. La seule issue, c’est la fuite.

Q : Pour finir, aurais-tu quelque chose à ajouter ?

R : Un conseil à vous et aux lecteurs de PMO. Il existe une petite brochure qui tourne depuis quelques mois dont le contenu m’a énormément séduit. Ce n’est pas forcément évident à trouver mais pas sorcier non plus. C’est écrit par un certain Bocs et ça s’appelle Vagabonder parmi les dix mille êtres. Cherchez, trouvez, savourez.

Voici une petite poésie que j’ai confectionnée il y a quelques années.

« Contrairement aux apparences.
À force d’y rester, on ne sait plus faire autre chose que ce qui nous y a conduit. Et commence alors l’écriture d’une question : « Pourquoi, pourquoi moi ? »

Il est fortement conseillé de respecter les horaires, sous peine de sanction, y compris pour prendre son repas. Il faut redoubler d’ingéniosité pour contourner tel ou tel article du règlement intérieur. Et ne parlons pas de la promenade quotidienne et sa durée rigoureusement chronométrée. La sonnerie, aussi froide qu’immuable, délivrance une fois par jour, véritable coup de poignard à chacun de ses autres retentissements. Selon la qualité des embastillés, les conditions d’hygiène qui leur sont accordées varient du supportable à l’exécrable. Puisqu’on tourne autour du bidet, la sexualité est tout à la fois thème tabou et centre de toutes les espérances mais force est de constater l’accumulation de frustrations – pour ne rien dire des convoitises – au fil que le temps passe ou que la gent féminine montre le bout de son nez. Par moments, sans raison apparente, une furie s’empare des lieux en un mélange de tintements et de grognements. Si les visites de l’extérieur sont planifiées d’avance, on n’est pas à l’abri d’une descente du sommet de la pyramide à n’importe quelle heure du jour ; comme de la nuit. Sous les néons de la capitainerie, c’est le flou artistique – si je puis me permettre la métaphore en de telles circonstances – puisque s’enchevêtrent les responsabilités. Les prises de décision s’effectuent à la va-vite non sans avoir fait subir au préalable le supplice de tantale à celui qui en est le sujet, si ce n’est l’objet.
D’un côté comme de l’autre de la barrière, tout le monde reste sur le qui-vive, à s’épier les uns les autres, quitte à tenter de déchiffrer à distance les paroles d’un coreligionnaire en lisant sur ses lèvres, un mot de trop pouvant tout faire basculer. Tous prêts à de petites mesquineries au rythme des velléités que chacun a de prendre du galon ou d’accroître son espace vital. L’entraide, lorsqu’elle existe, s’effectue par groupuscules, toujours en suspens et mouvants, souvent disloqués au bout d’une poignée de semaines, parfois après quelques heures seulement.
C’est le règne du caïdat où les plus téméraires rêvent de devenir calife à la place du calife, à leurs risques et périls. On pourrait croire ce récit issu d’une prison mais, contrairement aux apparences, c’est d’un autre genre de taule dont il s’agit puisque je vous parle de l’usine. La différence entre les individus les remplissant, au final, est infime : certains claironnent de ne s’être jamais fait prendre tandis que d’autres clament leur innocence, jusqu’à rendre le discernement entre ces populations quasiment impossible. »

Enfin, une citation qui me tient à cœur :

« Lichtenberg disait sa curiosité de savoir le titre du dernier livre qui serait imprimé. Je crois que personne n’a celle d’assister à l’ultime journal télévisé. »
Baudoin de Bodinat – La Vie sur Terre. Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes (Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2008).

Propos recueillis par Pièces et main d’œuvre – 8 juin 2015

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