Retour sur le procès dit « de la mutuelle des fraudeurs »
TGI de Lille, le 2 juin 2015. Procès dit « de la mutuelle des fraudeurs » mise en accusation par Transpole, filiale de Keolis, elle-même filiale de la SNCF, assurant la délégation de service public pour les transports en commun de la métropole lilloise.
Nous assistons d’abord à la condamnation d’un homme originaire de l’est de l’Europe. Il se défend seul pour des actes qu’il a déjà reconnu face à la police : une effraction, suivie de vol de boissons et de barres chocolatés. La puissance judiciaire le réduit aux larmes et au regret. Elle sera sans compassion pour lui. Les parties civiles demandent une indemnisation à hauteur du préjudice, 1045 euros, mais le Procureur de la République, qui a le dernier mot dans le déroulé du procès, requiert dix-huit mois d’incarcération. Il écope de douze mois de prison ferme. Menotté, il demande le droit d’embrasser sa mère. Le juge leur octroie une accolade. L’ambiance est toujours aussi rance dans les tribunaux de France. Nous savons pourquoi nous détestons cette justice.
La salle d’audience est pleine de personnes venues en soutien aux deux personnes inculpées de la mutuelle, qui, une fois n’est pas coutume, ont eu le droit de rester debout au fond. Le juge, qu’on a auparavant aperçu arriver avec Le Figaro sous le bras, détaille les charges qui pèsent sur elles, au nom d’une loi sur la presse datant de … 1881 : l’incitation à la commission d’un délit par voie de presse — numérique ici, en l’occurrence, par le biais d’un blog. On leur reproche une « incitation à la fraude à l’encontre de Transpole ». La fraude n’est évidemment pas un délit, mais elle l’est presque devenue avec la création récente d’un « délit d’habitude » pour les fraudeurs récidivistes. C’est du moins, l’argument de l’avocate de l’entreprise qui accuse donc ces deux membres de la mutuelle d’avoir propager des idées encourageant « le vol régulier » de Transpole.
La première étape du procès, consiste à évaluer la solvabilité des prévenus. L’un gagne 650 euros par mois, l’autre touche presque le SMIC. On sent d’emblée que l’intérêt du tribunal ne va pas le moins du monde aux fonctions qu’occupent les accusés dans leur travail, mais plutôt à la somme éventuelle qu’il pourra leur soutirer par la suite. On interroge ensuite les camarades sur la dite mutuelle des fraudeurs. Le juge tente de savoir si ces deux là sont « les chefs de l’organisation ». Il est toujours difficile pour une institution hiérarchique verticale d’appréhender l’autogestion. Le juge essaie de pointer leur responsabilité individuelle, quand tous les deux se réclament d’une lutte collective, dont l’objet est à la fois d’éviter que des personnes s’endettent auprès de Transpole, mais aussi de militer pour la gratuité des transports et dénoncer l’acharnement tarifaire à l’encontre des pauvres « qui n’ont pas besoin de se déplacer », comme l’a souligné l’avocate de Transpole lors d’une précédente audience. Une entraide, spontanée, politique, attaquée et traitée comme une association de malfaiteurs… Transpole cherche surtout des moyens de résorber son déficit, qui se chiffre en dizaines de millions d’euros, en appliquant des tarifs qui augmentent chaque année et en multipliant les procès à ceux et celles qui ne peuvent pas endurer le prix de des tickets ou des abonnements.
Le juge aimerait que ce procès soit dissuasif pour les accusés qui dénoncent « un procès politique au service de Transpole » et de sa chasse aux pauvres. On sent la pression politique, médiatique et des entreprises de transport sur la justice, quand le juge s’inquiète soudainement pour la SNCF : « Vous n’avez pas les moyens suffisants pour faire ça avec la SNCF tout de même ? » Car la fraude régulière, c’est le nouveau cauchemar pour la filière, plus avare que jamais, et à qui il faut toujours plus de fric. Les tribunaux sont là pour leur permettre d’en obtenir une partie. Rapidement, le procès tourne à la tribune pour nos camarades, qui déploient leurs arguments, mettent en avant la solidarité de leur engagement et la dimension collective des choix, des actions, des textes, des publications, de la mutuelle des fraudeurs. Voyant que leur discours ne va pas plier sous son poids, le juge fait le tour de ses assesseurs.
Les tentatives de questions tournent vite court. Surtout quand on tente d’expliquer aux accusés que leur action semble inutile et déconnectée de la réalité, puisque la reconnaissance « d’un état de grande nécessité » existe dans la justice française, et chez Transpole. Pas de bol, nos camarades ont assisté aux procès qui ont eu lieu à la rentrée pour les premiers « fraudeurs d’habitude » : amendes sévères, prison avec sursis, prison ferme. Voilà ce que leur a valu leur « état de grande nécessité » manifeste pendant leurs procès. Fin de ce débat. Le Procureur intervient alors pour poser une question sur les inscriptions à la mutuelle : « Quels justificatifs demandez-vous ? » Il reste muet quand les accusés répondent « la confiance ». C’est un sentiment qu’un Procureur ne doit pas éprouver souvent envers une autre personne que pour lui-même. « C’est un monde de rêve », croit ironiser le juge pour reprendre la main. « C’est un monde de justice sociale », concluent nos camarades. Fin de la ronde. La parole est donnée à l’avocate de Transpole.
Saisissant l’idée au vol, elle ose, au milieu des soupirs et des souffles estomaqués de la salle, tenter de démontrer que son employeur fait, lui-aussi, dans la justice sociale « avec sa politique tarifaire ». Elle lance, carrément : « Vous n’avez pas le monopole de la justice sociale ». Il fallait le faire. La dernière campagne d’affiche de Transpole est pourtant d’un autre ton. Elle dit : « Fraudeur, tu vas prendre cher ». Et, à ce jour, personne n’a encore pu trouver le « service social » de Transpole… On vous passe son couplet sur les millions d’euros de perte que représenterait la fraude… Keolis n’a réalisé qu’un bénéfice à peine au-dessus de quinze millions d’euros en 2013. Les actionnaires ont déjà dû tout se partager… Ridicule, l’avocate de Transpole plaide également « pour le mécontentement de ceux qui participent ». Ce qui veut dire, « ceux qui paient leurs tickets »… Elle demande finalement 2000 euros de dommages et intérêts et 1500 euros pour ses frais d’avocat. Le Procureur, tout en reconnaissant aux accusés le droit de militer pour les transports gratuits « Pourquoi pas, après tout, pourquoi pas ?! », doit concéder que l’audience ressemble plus à une tribune donnée par Transpole à deux membres de la mutuelle des fraudeurs, qu’à un procès. Mais bien sûr, « c’est inadmissible » d’inciter à commettre « des infractions ». Il ne suit pas l’avocate. Il demande 1000 euros par tête, et qu’une des scellée de la perquisition effectuée à leur domicile au moment des gardes à vue ne leur soit pas rendu : un pot contenant 800 euros, que souhaitent récupérer nos camarades.
Délibéré le 1er juillet !
Reçu le 3 juin 2015