Notre époque serait marquée par le fait que les conflits relèvent aussi de la procédure judiciaire substituant à la colère une autre conception de la bataille. Le conflit qui oppose les promoteurs du projet de construction d’un Center Parcs à Roybon dans les Chambarans avec l’association « Pour les Chambaran Sans Center Parcs » s’est traduit par quelques demandes de recours gracieux qui ont poussé la société Pierre & Vacances à annoncer une suspension de 6 à 18 mois de son projet.
Suite à ces recours, le Conseil Général qui soutient le projet a confié une médiation impartiale à la très consensuelle Karen Simian (un fois à droite, un autre à gauche), ancienne présidente de l’association qui gérait jusque là l’Office du tourisme Mandrin-Chambaran.
Cette médiation devrait malgré tout permettre de faire comprendre aux récalcitrants combien l’idée de développer le tourisme dans les Chambarans est une idée géniale.
Nous apprenions, quelques jours plus tard, que l’association présidée par madame Simian devait revoir son activité et devenir un simple comité des fêtes qui continuerait à organiser par exemple la Fête de la forêt et les Cordiales, afin de laisser la gestion de l’Office du tourisme à une Société Publique Locale, ce qui permettra aussi aux communautés de communes Bièvre Toutes Aures et Pays de Chambaran de gérer la taxe de séjour.
Comme le disait sans ambages un ancien bénévole de l’Office du tourisme à ceux qui, embarrassés, essayaient d’expliquer pourquoi ce changement de statut : « Vous voulez récupérer la manne financière de Center Parcs. C’est tout ! » [Nous apprenions cette mission de médiation, dans le Dauphiné Libéré du 17 octobre 2010 et le changement de statut de l’association qui gérait l’Office du tourisme, dans le Dauphiné Libéré du 21 octobre 2010. Madame Simian qui est suppléante du conseiller général UMP, monsieur Vette, s’est présentée sur la liste PS aux régionales. Monsieur Vallini probablement pour la remercier lui a confié personnellement cette mission de médiation. Il faut toujours savoir retourner sa veste du bon côté, mais il faut être vigilant et ne pas froisser ses anciens amis politiques… À moins qu’il s’agisse d’une stratégie commune et concertée. Laissons ce genre de politique aux politiciens. / Quant au tourisme, personne, pas même les opposants officiels, ne saurait le critiquer. Au tourisme « Center Parcs », ceux-là préfèrent le tourisme doux probablement labélisé écolo-éthique. Rodolphe Christin nous dit dans son « Manuel de l’antitourisme » : « Pour l’instant, la prétendue éthique des nouvelles pratiques touristiques permet de soigner la mauvaise conscience diffuse et le souci de distinction du touriste […]. Le « consom’acteur » reste malgré tout un consommateur, il continue à être défini par la consommation, donc par son porte-monnaie chéri. »]
Il est plus rare de voir que parmi ceux qui s’opposeraient à un même projet, on utilise cette manière procédurière afin d’éviter que soient rendues publiques certaines divergences dans la manière d’aborder les problèmes, les débats et les perspectives.
L’analyse et le contenu de ce texte ont pris leur forme définitive ici suite à une menace de me poursuivre en justice pour avoir souhaité publier une correspondance qui n’avait à mon avis aucun caractère privé, mais qui selon la justice reste, malgré tout, répréhensible.
Me faisait-on quelques révélations et confidences compromettantes ? Chères lectrices et chers lecteurs, vous n’en saurez rien !
Sans jamais dévoiler l’identité de mon correspondant, je livrerai ici avec les quelques contorsions d’usage qui m’éviteraient les désagréments judiciaires, l’analyse qui malgré tout reste la mienne et que je développais aussi dans cet échange de courriels où j’apportais quelques éléments de réflexion sur ce qui m’anime et qui va notamment à l’encontre du rôle que joue la FRAPNA, en m’appuyant uniquement sur des informations déjà publiées.
Pour cela je ferai un petit rappel assez rapide de notre histoire sociale – ou du moins de ce qu’elle a représenté dans l’esprit des vaincus – qui permettra aux lecteurs de comprendre à quoi je fais allusion :
La société industrielle, sous la conduite de la bourgeoisie, avait dès le début organisé le monde en deux classes distinctes. La bourgeoisie voulait tirer profit du prolétariat afin de s’enrichir davantage. La classe ouvrière naissante s’organisait alors pour défendre ses intérêts. Elle s’organisa si bien qu’elle pensait faire bientôt table rase de ce passé qui lui était défavorable. À ce moment là, les choses paraissaient claires à tout le monde et en général l’ouvrier considérait le bourgeois comme un oppresseur et un privilégié.
Une ligne de front bien définie séparait ces deux mondes. Il y avait un « nous » et un « eux », des victimes et des persécuteurs, comme il y avait des vainqueurs et des perdants ou des respectés et des réprouvés.
La partition ami-ennemi s’inscrivait dans ce que l’on nommait la lutte des classes. Après quelques révolutions trahies, la bourgeoisie tira les leçons de ce qui était à son désavantage, et la ligne de partage devint moins déchiffrable.
En 1966 les provos d’Amsterdam disaient même ceci :
« Le prolétariat s’est assujetti à ses chefs politiques, à son poste de T.V., au moment où il s’est amalgamé à sa vieille ennemie, la bourgeoisie et il constitue avec elle une immense masse grise ».
Les luttes sociales et les oppositions à des projets contestés qui se sont multipliés depuis se trouvent aujourd’hui perverties par cette « masse grise » ; ce qui a pour corollaire une pacification des conflits, à l’avantage bien évidemment des décideurs puisque les conflits d’intérêts persistent malgré tout entre ceux qui soutiennent et dirigent l’économie de marché, et ceux qui la subissent et la condamnent (voilà qui pourrait redéfinir la ligne de partage et de front).
Des mécanismes régulateurs de conflits ont été mis en place permettant surtout d’intégrer en permanence une représentation subventionnée (ou financée) de la protection sociale et environnementale au sein même des mécanismes.
Les syndicats par exemple jouent ce rôle pour le social, et la FRAPNA, parmi d’autres associations joue le même rôle pour l’environnemental.
Monsieur Meneu, président de la FRAPNA nous disait dans le Mémorial de l’Isère du 1er octobre 2010 que sa « Fédération, indépendante de tout parti politique, tire sa crédibilité de la légitimité de ce travail ingrat et non rémunéré [c’est moi qui souligne] au service de la protection des espaces naturels, travail essentiel à l’émergence d’une vraie conscience partagée [c’est encore moi qui souligne], ce qui est malheureusement encore loin d’être le cas ».
La FRAPNA, selon le Conseil général de l’Isère, perçoit une subvention d’un montant de 255’033 euros. Nous sommes évidemment très loin de ce que pourrait gagner une entreprise « à but lucratif » de la taille de la FRAPNA. Mais cette subvention est l’une des dix plus importantes parmi les 2943 que le CGI a versées aux associations en 2009 [Vous pouvez retrouver ces données à partir de la page isere.fr/632-association.htm en accédant à la liste des associations auxquelles le Conseil général a accordé une subvention]. Et il est certainement inenvisageable pour la FRAPNA d’y renoncer, sous peine de remettre en cause son fonctionnement actuel.
Par conséquent, malgré toutes les explications et les arguments que l’on serait en mesure d’avancer, elle ne pourrait se permettre de refuser un arrangement suggéré par le Conseil général. Lorsqu’un président du Conseil général porte un projet qui a bien évidemment des retombées économiques, mais aussi environnementales, la FRAPNA est obligée de composer avec le fait qu’il pourrait lui supprimer cette subvention. Elle ne pourra s’opposer de manière répétée à la volonté des aménageurs sous peine de voir le Conseil général chercher un autre expert en environnement plus conciliant. Cela va de soi !
Les entreprises et les pouvoirs publics ont besoin des syndicats et des associations qui donnent l’illusion à la société que les problèmes sont pris en compte, masquant ainsi les responsabilités de ceux qui ont la préoccupation principale de faire du chiffre, et évitant une remise en question réelle de la continuelle course au profit : la subvention contre la subversion.
Et l’émergence d’une vraie conscience partagée à laquelle aspire monsieur Meneu trouve évidemment ses limites dans cette continuelle course au profit de plus en plus incontrôlable qui reste la base fondamentale de notre société industrielle, mais aussi la cause fondamentale du délabrement général de la société et de son habitat.
Nous nous voyons dépossédés par ces experts et ces « représentants » qui se chargent de régler nos affaires. Quand des oppositions voient le jour et engagent un conflit, la plupart de ces derniers se préoccupent plus de la répercussion médiatique que des progrès réels du mouvement ou de tirer la critique vers le haut en proposant eux-mêmes une analyse et un projet conséquent. 260 adhérents d’une association n’ont jamais fait 260 personnes prêtes à empêcher un chantier par leur présence.
Les « représentants » d’associations contre un projet qui favorisent l’image de leur opposition autant que la leur à travers le filtre médiatique révèlent souvent le manque d’analyse et de contenu.
Lorsque le président de la nouvelle association contre Center Parcs affirme qu’« il ne fait aucun doute que nous allons arrêter ce projet », cela ressemble davantage – que l’avenir lui donne raison ou pas – au « on va gagner » des supporters du GF38 avant un match ou d’une candidate PS durant un meeting de campagne présidentielle, qu’à une analyse de la situation réelle. Je fais allusion à l’article qui est paru dans le Dauphiné Libéré du 14 septembre 2010 consacré à « Ces grands projets qui font débat en Isère » et à « pourquoi l’émergence de nouveaux projets suscite quasi systématiquement la contestation ? ». Le DL (ou le Daubé) remet d’ailleurs les pendules à l’heure sur-le-champ : le bandeau au-dessus du titre nous retrace les différentes contestations qu’il y a eues à Grenoble ces dernières années (le stade, la place de Verdun, le cinéma Nef-Chavant et Minatec) et nous rappelle, sans rien dire de plus, que tous ces projets ont bel et bien été réalisés. Et certains malgré les recours juridiques…
Lorsque Le Dauphiné met en exergue cette réalité, ne pensez surtout pas qu’il s’agisse d’une préoccupation déontologique et constante du journal, il sait simplement où ses intérêts se trouvent.
La juxtaposition de critiques partielles faites par ces « représentants de la protection » toujours plus spécialisés et professionnalisés (et par conséquent technicisés) soit dans l’environnement (comme la FRAPNA), soit dans le social (comme les syndicats) ou encore dans la procédure (comme certaines associations et certains avocats) renforce ce constat d’insuffisance et de dépossession que je dénonce.
Ainsi ils dicteront leur conduite spécifique de retenue sans jamais remettre en question la cause fondamentale : non pas le type de développement, mais le développement lui-même. Monsieur Meneu reconnaissait lui-même lors de la réunion publique du 14 septembre 2009 à Roybon qu’« il n’appartient pas à la FRAPNA de porter un jugement sur le contexte, sur le type de développement que [les décideurs ont] souhaité ».
Et pourquoi la FRAPNA ne pourrait-elle pas porter un jugement sur le développement ? Tout simplement parce que si elle le faisait, alors elle outrepasserait la simple fonction technicienne que le système lui donne la possibilité d’exercer. Malgré toutes les réglementations en vigueur, le développement est la source du profit qu’il est impossible de remettre en question. L’histoire sociale nous le confirme. La masse grise et indistincte constitue un rempart à tout changement radical pourtant nécessaire pour trouver la sortie à ce désastre et à l’inhumanité dans lesquels nous baignons. Il est difficile de prendre conscience qu’il nous faut trouver un « en-commun » en dehors de la masse grise qui administre les ravages.
Il est difficile aussi de réagir vis-à-vis de ceux qui intègrent cette fatalité de l’économisme et du « développementalisme ». Aux heures les plus sombres, chacun veille à sauver sa peau, à tout prix.
En 1986, l’ancien déporté Primo Lévi nous disait [Dans son livre « Les naufragés et les rescapés »] ceci à propos de la vie dans les camps de concentration :
« […] tous, à l’exception de ceux qui avaient déjà traversé une expérience analogue, s’attendaient à trouver un monde effrayant mais déchiffrable, conforme à ce modèle simple que nous portons ataviquement en nous : « nous » à l’intérieur, et l’ennemi au-dehors, séparés par une frontière nette, géographique. L’arrivée dans le camp était, au contraire, un choc, à cause de la surprise qui lui était associée. Le monde dans lequel on se sentait précipité était effrayant, mais il était aussi indéchiffrable : il n’était conforme à aucun modèle, l’ennemi était tout autour mais aussi dedans, le « nous » perdait ses frontières, les adversaires n’étaient pas deux, on ne distinguait pas une ligne de séparation unique, elles étaient nombreuses et confuses, innombrables peut-être, une entre chacun et chacun. On entrait en espérant au moins la solidarité des compagnons de malheur, mais les alliés espérés, sauf des cas spéciaux, étaient absents ; il y avait à leur place mille monades scellées, et entre celles-ci une lutte désespérée, dissimulée et continuelle. Cette brusque révélation, qui se manifestait dès les premières heures de la captivité, souvent sous la forme d’une agression concentrique de la part de ceux en qui on avait espéré reconnaître les futurs alliés, était si rude qu’elle suffisait à faire s’effondrer aussitôt la capacité de résistance. »
Primo Levi nous précise ce qu’il entend par zone grise :
« C’est une zone grise, aux contours mal définis, qui sépare et relie à la fois les deux camps des maîtres et des esclaves. Elle possède une structure interne incroyablement compliquée, et accueille en elle ce qui suffit pour confondre notre besoin de juger. »
Pour le pouvoir en place qui cherche à administrer ces camps « les collaborateurs venus du camp adverse, les anciens ennemis, sont peu sûrs par essence : ils ont trahi une fois et peuvent trahir encore. Les reléguer dans les tâches marginales n’est pas suffisant, le meilleur moyen de les lier est […] de les compromettre le plus possible : ils auront ainsi contracté avec leurs mandants le lien de complicité et ne pourront plus retourner en arrière. »
Je ne dis pas, bien entendu, que les conditions d’existence dans les camps sont transposables à notre société. Mais quelques similitudes entre la gestion des camps et celle de la société actuelle sont troublantes et nous sautent à la figure : la gestion par la peur, par la collaboration et la compromission à plusieurs niveaux a trouvé sa place dans la société moderne. Aujourd’hui, la peur de la catastrophe, la peur du chômage et des « crises sanitaires » qui se succèdent, la peur de l’autre et de l’étranger, etc. nous intiment de nous en remettre à un État « protecteur » qui soumet encore plus le monde au système technocratique et qui laisse libre cours à la circulation marchande aux conséquences si désastreuses.
La FRAPNA a choisi de participer et de collaborer à cette mascarade mise en place par les administrateurs et les entrepreneurs : les décideurs la compromettent dans cette gestion du désastre.
Il parait nécessaire qu’une critique et un mouvement se détachent et dénoncent cette zone grise. Pour ce qui concerne la FRAPNA, il suffirait qu’elle – et avec elle bien sûr toutes les associations et l’ensemble des syndicats qui gèrent le désastre – décide de ne plus jouer le jeu et prépare sa reconversion afin de s’ouvrir à de nouvelles perspectives. Sans cela leurs discours et rapports d’expertises ne seront que des sophismes ; et elle trouvera face à elle, ceux qui ont pris conscience de son véritable rôle dans le monde actuel, et qui le condamnent.
Dans l’immédiat, il est important de prendre conscience que lors d’un conflit déclaré une ligne de partage, aussi floue soit-elle, apparaît entre promoteurs et détracteurs d’un projet, et qu’il faut prendre parti surtout lorsque les promoteurs sollicitent le soutien de la FRAPNA. Monsieur Christian Pichoud vice-président en charge de l’économie touristique au Conseil général de l’Isère affirmait dans « Le Center Parcs isérois menacé ? » [Article du Dauphiné Libéré du 1er octobre 2010] : « L’élaboration du dossier s’est faite avec des associations environnementales, comme la Frapna qui n’ont pas émis d’objection ».
Monsieur Meneu a, par sa mise au point dans le Mémorial, répondu aux promoteurs qui, le même jour dans Le Dauphiné, espéraient sa caution. Mais la posture technicienne indépendante de la FRAPNA, au-dessus de la mêlée, ne légitime son rôle qu’en dépossédant de leurs propres jugements et aspirations ceux qui combattent le projet et qui par conséquent, la plupart du temps, reprendront, tels des perroquets, les arguments techniques qu’elle leur aura donnés.
L’appareil technicien participe ainsi à imposer à la société un cadre critique et de réflexion acceptable et donc négociable en dehors duquel toutes « valeurs » ou « données » non techniciennes se trouveront rejetés.
La FRAPNA a le mérite d’avoir dénoncé l’aberration des mesures compensatoires. Elle ne devrait pas s’arrêter en si bon chemin : il est totalement illusoire de croire en une émergence d’une vraie conscience partagée avec les promoteurs et porteurs de projets dans une société industrielle basée sur le profit et par conséquent sur le développement forcé. Il y a forcément un conflit d’intérêt. Il y a presque vingt ans on nous disait déjà : « L’écologie a prétendu être une science de la gestion rationnelle des ressources naturelles, elle s’est accomplie comme dernière idéologie scientifique du monde marchand. » [« Le Miroir aux alouettes » paru dans la revue Des Fissures dans le consensus, n°4 – février 1992]
Les provos officiels dénonçaient la pollution et prônaient l’usage de la bicyclette, le repeuplement du centre-ville et la démocratisation de la société. L’histoire se répéterait-elle ? Comme les actuels écologistes officiels à Grenoble, les provos officiels avaient accepté de participer à la gestion de leur ville. Ils avaient d’ailleurs un élu à la municipalité d’Amsterdam. Mais en 1966 les acteurs de cette agitation réformiste qui avaient pris en compte cette immense masse grise que représentait pour eux leur société n’avaient certainement pas pensé que, peu de temps après et pour quelques années, une nouvelle ligne de front allait se dessiner…
Pour conclure, nous pourrions dire aujourd’hui – comme l’ont proclamé les plus lucides et conscients des années 60-70, qui avaient réussi à proposer des idées nouvelles : « Soyons réalistes, demandons l’impossible ! »
Car l’unique perspective possible aujourd’hui serait, non pas de demander quoi que ce soit à l’appareil dominant, exclusivement occupé à se maintenir, mais de démanteler cette société qui veut supprimer toute perspective possible.
Henri Mora, le 10 novembre 2010