Les vérités qui dérangent parcourent des chemins difficiles
De l’internement forcé à l’enfermement volontaire dans le Chambaran
Dans leur histoire, les Chambarans ont abrité de nombreux et multiples « indésirables ». Tout le monde connaît ici la Résistance qui s’y organisa dès le mois de juillet 1940 : quelques valeureux dissidents et « indésirables » aux yeux du régime de Vichy y constituèrent un maquis [Cf. Le Bataillon de Chambaran de Pierre Deveaux ou encore le mémorial du maquis du Chambarand qui se trouve près du camp militaire et ancien camp d’internement. La Résistance est très souvent glorifiée. Toutefois on oublie souvent de penser que les résistants comptaient dans leurs rangs des membres et sympathisants nationalistes et royalistes comme par exemple les anciens comploteurs cagoulards qui, en partie, s’engagèrent, dès les premières heures, contre l’envahisseur étranger.]. Mais très peu de personnes savent qu’en l’an III de la République, des « fanatiques » et des « prêtres réfractaires », selon l’agent national de la commune de Roybon, y préparaient la contre-révolution [« […] le fanatisme augmente, l’indiscipline se propage, la contre-révolution se prépare, et bientôt cette commune isolée à l’aide des prêtres réfractaires deviendroit un second noyaux de la Vendée. » (Arch. dép. Isère)]. Cet agent a probablement exagéré, et la situation ne fut sûrement pas aussi insurrectionnelle qu’il ne le laissa entendre. Bien qu’on célébra à Bressieux, non loin de Roybon, une messe en présence de quelque deux milles « fanatiques », en toute illégalité, il ne s’agissait ici que d’un attroupement de femmes qui alla sonner, par deux fois, l’angélus et, de quelques chants contre les prêtres constitutionnels. La mémoire reste néanmoins très sélective.
L’internement des « indésirables » durant la guerre 1939-40 dans le Chambaran est peu connu des historiens. Tal Bruttmann, chargé de mission auprès de la Commission d’enquête de la ville de Grenoble sur les spoliations des biens juifs, nous dit même : « on ignore tout de ces huit camps [Chambaran, Arandon, Saint-Savin, Vif, Roybon, Prémol, Vienne et Bourgoin] ayant existé durant cette première période de l’internement en Isère, notamment parce qu’il ne subsiste guère d’archives. Gérés par l’armée, leur fonctionnement demeure très largement étranger à la préfecture de l’Isère. De plus, en juin 1940, face à l’avancée allemande, préfecture et sous-préfectures du département ont procédé à la destruction des archives les plus sensibles, dont probablement celles traitant de l’internement. ». Nous pouvons toutefois penser que ce ne sont peut-être pas les seules raisons qui ont fait méconnaître l’histoire des Chambarans durant cette période d’internement forcé… Il y a certainement des faits honteux et gênants sur lesquels il fallait savoir se taire.
En 1938, la IIIe République de Daladier décide, à titre préventif, d’enfermer dans les camps les étrangers « indésirables » [L’actualité révèle malheureusement que la République exige une nouvelle fois de rassembler certains « indésirables » étrangers. Une nouvelle fois des fonctionnaires établissent des fiches et des dossiers. Une nouvelle fois des gendarmes viennent chercher les « indésirables » jusqu’à la porte des écoles. Des directeurs d’écoles et de Centres régionaux des œuvres universitaires et scolaires (CROUS) collaborent aujourd’hui à cette ignominie. Cette fois-ci, il s’agit d’envoyer ces nouveaux « indésirables » dans des centres de rétention et ensuite de les expulser. Cette manière d’agir est bien évidemment honteuse et criminelle.], et notamment, à partir de la déclaration de guerre, les réfugiés allemands ; ceux qui avaient fui, dès 1933, le IIIe Reich d’Hitler. À partir de septembre 1939, jusqu’à sept cent cinquante ressortissants allemands et autrichiens [Le nombre des ressortissants nous est donné par l’ouvrage Les Barbelés de l’exil. Parmi ces exilés qui se retrouvèrent internés dans les Chambarans, il y eu Wilhelm Münzenberg, un des fondateurs du KPD (parti communiste allemand), un idéologue et un théoricien dans l’art de la propagande au sein du komintern durant l’entre-deux guerres. Personnage assez retors, il fut le chef d’orchestre du monde des « compagnons de route », ces intellectuels et artistes non communistes qui combattirent l’anticommunisme. Il est celui qui instrumentalisa l’affaire Sacco et Vanzetti contre les États-Unis et qui par conséquent causa la destruction du mouvement anarchiste américain. Münzenberg « inventa » l’antifascisme pour des raisons tactiques. Avec son Livre brun sur l’incendie du Reichstag et la terreur hitlérienne, il imposa au monde la version du complot nazi dans l’incendie du Reichstag du 27 février 1933. Expulsé du KPD et du komintern au moment des grandes purges staliniennes, on le retrouvera mort une corde autour du cou, au pied d’un chêne, le 17 octobre 1940 (selon le rapport de gendarmerie), dans le bois de Caugnet entre Saint-Antoine l’Abbaye et Montagne, près de Saint Marcellin. La mort de Münzenberg remontait probablement autour du 21 juin 1940, date de la fuite du camp de Chambaran favorisée par la débâcle de l’armée française devant l’avancée de l’armée d’occupation allemande.] rempliront le « camp de concentration de Chambarand » [Ces termes étaient utilisés par un des fonctionnaires de la préfecture de l’Isère chargés des dossiers concernant les étrangers bénéficiaires du droit d’asile dans le camp de Chambaran. Notons que l’on écrivait dans ces années-là indifféremment Chambaran et Chambarand.] à l’intérieur même du camp militaire existant depuis 1881, près du village de Viriville [Le camp de Chambaran accueille « tous les corps de la 5e Région militaire pour l’entraînement et les exercices de tir : régiments professionnalisés y compris gendarmes et CRS » (Histoire des communes de l’Isère – 1988).]. Beaucoup de juifs allemands et autrichiens furent conduits de Chambaran au camp d’Arandon non loin de Morestel toujours en Isère [Cf. Et ils partirent pour la guerre de David Vogel. Selon ce roman autobiographique, 400 juifs autrichiens et allemands furent conduits du camp de Chambaran au camp d’Arandon où se trouvait l’auteur à ce moment là.], qui fut, durant cette période, un des camps des plus durs.
Le pacte germano-soviétique venait d’être conclu (le 23 août 1939) lorsque la France et la Grande-Bretagne déclarèrent la guerre à l’Allemagne (le 3 septembre 1939). Le Parti communiste français fut dissous (le 26 septembre 1939) pour allégeance à Moscou et propagande contre la « guerre impérialiste ». Du fait de l’accord entre Staline et Hitler, il était suspecté d’agir en intelligence avec l’ennemi allemand. Les communistes du PCF seront recherchés et internés en tant qu’« indésirables » français, comme le prévoyait la loi du 18 novembre 1939 [Lire, sur le site http://www.dordogne-perigord.com/fr/histoire_culture_tradition/histoire/sablou/sablou14.asp, l’article sur la Situation du Parti communiste français en 1939 écrit à partir de la thèse de 3e cycle soutenue par Guillaume Bourgeois en 1983 : Communistes et anticommunistes pendant la drôle de guerre.]. Certains de ces « indésirables » français furent envoyés au camp d’internement de Roybon [Ce fut le cas de Nestor Calonne qui, selon le Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier Français (1789-1939) de Jean Maîtron, fut interné au camp de Roybon. Nestor Calonne deviendra sénateur peu après la guerre et le restera jusqu’en 1958.]. Après la fermeture du camp de Roybon en 1940, beaucoup furent transférés dans celui de Fort-Barraux, près de Pontcharra [Selon différents dossiers les « indésirables » français affectés à la 5e Compagnie Spéciale de Travailleurs Militaires, plusieurs internés partirent de Roybon le 2 juin 1940 pour Saint Vincent-les-Forts, puis à Luitel pour ensuite rejoindre le camp d’internement de Fort-Barraux le 15 août 1940. Le camp d’internement de Fort-Barraux fut dirigé à partir d’octobre 1943 par le très zélé François Risterucci, qui sera le dernier condamné à mort pour faits de collaboration et sera exécuté le 29 décembre 1946 dans l’Isère.].
Bien des raisons, dont les pressions qu’ils subirent de la part de l’armée française, ont contraint des Algériens à s’engager à ses côtés durant la guerre d’Algérie. En 1962, considérés comme des traîtres dans leur pays, les Harkis durent s’exiler en France. Certains de ces « indésirables » se retrouvèrent à Roybon où deux camps furent mis à leur disposition afin qu’ils travaillent dans les forêts domaniales de Chambaran pour le service des eaux et forêts de l’Office national des forêts.
Terre d’asile et de détention, les Chambarans deviendraient-ils aujourd’hui une région vouée au tourisme industriel ? Il semblerait que cela soit souhaité. Certains opposants au projet de la décharge ont cru voir une aubaine lorsqu’ils apprirent que cette forêt qu’ils avaient défendue contre le pire, devait accueillir un Center Parcs. Ils voyaient là l’épouvantail qui devait éloigner toutes leurs inquiétudes : la décharge ne pourrait exister si la région développait un tourisme de masse ! Il y a chez nos contemporains une manière très particulière de défendre leur opinion. Ils ne raisonnent plus en terme d’idées ou de volontés individuelles et collectives. Ils calculent et rationalisent selon la méthode du lobbying. C’est-à-dire qu’ils iront toujours dans le sens du pragmatisme et en fonction du « réalisme » le plus désastreux. Et ils sont prêts à renoncer à ceci pour peut-être ne pas avoir à supporter cela. Misérable époque !
Misérable époque où l’on considère, aussi paradoxal que cela paraisse, l’enfermement comme étant un refuge, une manière de passer le temps des vacances à l’abri de toutes craintes. L’enfermé n’est pas ici « l’indésirable » bien sûr, mais celui qui cherche à se protéger de ce dernier ; « l’indésirable » étant la société dans son ensemble, c’est-à-dire aussi l’autre, l’étranger, l’inconnu, vous, moi … ceux qui habitent ici dans les Chambarans et qui accueillent les bras ouverts ce Center Parcs.
« Il faut s’imaginer dans une grande réserve d’animaux où les animaux c’est nous. […] Pas de voiture dans l’enceinte. Pour entrer et sortir, il faut montrer patte blanche. On est sur une autre planète et tout est fait ici pour être bien. Pas de tracasserie ; juste un porte-monnaie bien rempli », nous raconte un client du Center Parcs du lac d’Ailette. Le directeur marketing du Center Parcs des Bois Francs près de Verneuil-sur-Avre nous l’expliquait, il y a déjà quelques années : « nous proposons une succession de bulles. Le cottage, le confort d’un chez soi ; la bulle du paradis aquatique tropicale, chaude, sécurisante ; le domaine lui-même, clôturé. Dans ce monde bon enfant, sans violence, on baisse d’autant plus volontiers la garde que l’on côtoie des gens qui viennent habiter là en famille ». « Les enfants peuvent même aller faire les courses tout seuls » nous confirmait une responsable de ce même centre. Ce monde clos et rassurant offre l’occasion de renouer avec une existence familiale, si difficile à l’extérieur. Dans une société parcellaire et sans attaches, où il est de plus en plus impossible aux familles d’exister durablement dans une vie quotidienne morcelée par les obligations et l’urgence, entre le bureau ou la salle blanche, les transports, l’école et les multiples « activités extrascolaires » des enfants, la consommation et la culture de masse, les vacances assistées et son tourisme sans répit, il était nécessaire que le marché proposât à nos contemporains dépossédés de tout, un espace totalement modelé à l’écart de la vie réelle où ils peuvent consommer la représentation d’une manière de vivre harmonieusement en famille. Le Center Parcs nous offre cette « mise en fiction du monde témoignant des difficultés à conjuguer les vraies relations sociales » : « le vélo, les courses, tout baigne, comme dans la bulle tropicale. On joue à la famille parfaite, les parents sont attentifs, les enfants sympas… » Ici la vie est « entre parenthèse » nous dit l’anthropologue Marc Augé. Ces centres permettent à leurs clients de s’isoler, de se « retirer du jeu » nous dit le directeur commercial de Center Parcs… « La réalité est trop peu satisfaisante pour le Français : la vie artificiellement recréée est plus belle et plus sûre, estime le sociologue Gérard Mermet. L’engouement pour ces « paradis artificiels » démontre leur incapacité à se situer dans le monde dans lequel ils vivent. » [Les citations de ce paragraphe sont pour la plupart tirées de l’article Les « mondes artificiels » attirent toujours plus de vacanciers de Pascale Krémer paru dans le journal Le Monde du 22-23 décembre 1996, et de l’article Ces lieux où le réel copie la fiction – Un ethnologue à Center Parcs de Marc Augé paru dans le journal Le Monde diplomatique du mois d’août 1996. La citation du client du Center Parcs du domaine du lac d’Ailette est tiré de la page : http://www.ciao.fr/Center_Parcs_domaine_du_lac_d_Ailette__Avis_1017562]
Cette incapacité à se situer dans le monde dans lequel nous vivons est une caractéristique de notre effondrement social. Une société qui ne partage aucun projet commun, excepté celui de produire et consommer des marchandises, a besoin de se forger une idéologie basée essentiellement sur l’argent et le travail. Il lui fallait toutefois, jusqu’à présent, qu’elle se trouve une identité, des références historiques, une mémoire basées sur d’autres valeurs communes. À l’est, comme à l’ouest, l’histoire officielle glorifiait ses valeurs, mais aussi un passé qu’elle remodelait à sa convenance ; la mémoire reconnaissant certains événements et certaines situations plutôt que d’autres. Aujourd’hui, dans notre société marchande devenue globale et totalitaire, l’histoire officielle magnifie toujours un passé idéalisé ; mais elle ne cherche plus systématiquement à cacher cette vérité qui pouvait apparaître si subversive auparavant. Et puisque la réalité entache et contredit l’histoire officielle, la communication se consacrera à la couvrir d’un voile afin d’amoindrir ses effets néfastes. La vérité et la contre-vérité éclateront en soubresauts, par scoops successifs qui paradoxalement n’auront généralement que peu de conséquence dans le temps. Chaque scoop balayera le précédent, si bien qu’il restera dans la mémoire collective l’illusion que chacun détient une certaine vérité ; qu’aucune vérité n’est réellement tranchée ; qu’elle serait subjective. Mais peut-on se représenter une vérité, si la société ne la reconnaît pas comme telle ? Peut-on avoir raison si personne ne nous donne raison ?
Dans leur folle solitude, nos contemporains se retrouvent sans aucun véritable repère face à leur présent dont ils ne savent plus quoi penser ; prêts à croire qu’une terre forestière chargée de son histoire et de son essence serait semblable à une zone touristique et artificielle. Prêts à admettre que pour protéger les Chambarans, il suffirait de les détruire.
Henri Mora (correspondance), le 29 septembre 2008