Tuer pour la croissance
Tribune pour une organisation entre les ZAD et contre les violences policières
Le groupe MARCUSE (Mouvement Autonome de Réflexion Critique à l’Usage des Survivants de l’Économie) est un collectif d’auteurs critiques apparu au début des années 2000. En 2004, ils publiaient De la misère en milieu publicitaire, toujours disponible aux éditions de La Découverte, et en 2012 La liberté dans le coma aux éditions de La Lenteur. À Sivens, ils ont pu suivre et prendre part à la contestation envers le conseil général et le projet de barrage inutile qui a causé la mort de Rémi Fraisse. Dans un contexte de manifestations contre les crimes policiers qui réunissent lycéen-ne-s, écologistes et habitant-e-s de cités, voici leur analyse, mise en affiche et en tract.
Un jeune homme de 21 ans est mort dans la nuit du 25 au 26 octobre à Sivens. Personne ne conteste plus désormais que c’est une grenade offensive – une arme de guerre – lancée par un gendarme mobile qui l’a atteint et tué sur le coup.
Moins de 48 heures plus tard, la presse et l’élite politique du pays divulguaient les résultats d’un rapport d’experts, qu’elles connaissaient depuis plusieurs jours et qui éreintait le projet de barrage sur le ruisseau du Testet : trop grand, trop ravageur écologiquement et, au fond, d’une utilité contestable. Bref, il n’aurait pas fallu commencer les travaux. Dommage pour les nombreuses personnes blessées au mois de septembre, par flashball notamment, parce qu’elles tentaient de faire barrage de leur corps à la destruction de la forêt. Dommage pour Rémi Fraisse.
Ils avaient raison de contester ce projet, mais ils avaient raison trop tôt, car il était inconcevable pour messieurs Carcenac (président du conseil général du Tarn, commanditaire du projet) et Gentilhomme (le préfet) de suspendre les travaux en attendant la publication de ce rapport. Nous vivons dans un monde où le plus souvent, il ne sert à rien d’avoir raison.
Doublement dommage pour Rémi F., sa famille et ses amis qui le pleurent : non seulement il a laissé sa vie à un endroit où nombre de décideurs admettent aujourd’hui qu’il n’y avait pas lieu de déforester. Mais en plus, il a été abattu par des gendarmes qui n’avaient aucune raison d’être là … si ce n’est susciter des heurts avec les franges de manifestants qui ont pour coutume d’en découdre avec la police.
Rappelons qu’il n’y avait rien, ni machine ni matériel de chantier à défendre pendant le rassemblement d’opposants du 25 octobre. L’objectif était simplement que les télévisions aient leur lot d’images de guérilla à diffuser les jours suivants, pour au moins reconquérir une opinion locale que la violence employée par les autorités pour avancer les travaux avait émue. Messieurs Carcenac et Gentilhomme savaient qu’à l’issue de ce weekend de manifestation, plus aucun argument ne resterait en faveur de leur barrage, que Ségolène Royal allait les lâcher, etc. Il fallait donc d’urgence en fabriquer un nouveau : les contestataires sont des « violents », des « casseurs ».
L’opération médiatico-policière à laquelle on assiste depuis lors, à l’échelle nationale cette fois, est du même ordre : il s’agit de discréditer la multitude d’oppositions apparues en France ces dernières années contre des projets d’infrastructure telles que des autoroutes, des lignes TGV, des aéroports, ou encore un stade, une ferme-usine… Le message de Manuel Valls, de ses commissaires et de ses communicants est clair : ceux qui s’opposent à ces projets de manière résolue et conséquente (non, c’est non) sont des casseurs, des Bonnot ou des Ravachol qui sèmeront la violence et la désolation partout où on les laissera s’enkyster.
Pratique : cela permet de ne pas avoir à discuter et justifier la violence et les dévastations que nécessitent chaque jour, aux quatre coins de la terre, le fonctionnement de centrales nucléaires, la fabrication de téléphones portables ou la pulvérisation de pesticides – ici des mines d’uranium et de coltan où les conditions de travail sont infernales, là des guerres civiles et des paysans chassés de leur terre, partout des eaux souillées et des cancers à tire-larigot. Plutôt parler d’une vitrine cassée à Albi que du bouleversant paysage de forêt décimée à Sivens, ou des conséquences humaines et sanitaires du productivisme agricole. Plutôt jeter de nouveaux téléspectateurs dans les bras de Marine Le Pen en brandissant le spectre de l’anarchie, que laisser entrevoir à la population des manières de lutter qui permettent de sortir de l’impuissance et du désespoir politiques.
Au lendemain de la mort de Rémi F., Thierry Carcenac a eu cette phrase stupéfiante : « Mourir pour des idées, c’est une chose mais c’est quand même relativement stupide et bête. » À cette fripouille, nous rétorquons : « Tuer pour ses intérêts et pour la croissance, c’est abject, même si c’est relativement banal, à l’échelle de la planète. »
Car s’il faut voir dans cette mort la conséquence d’une idée, c’est de celle qui anime obsessionnellement tous les gestionnaires du monde, du cadre de PME aux chefs d’État en passant par le moindre élu local : la croissance à tout prix ; l’emploi même s’il est inutile ou nuisible ; le développement infini, pour rester ou devenir plus attractif que le voisin et consolider leur pouvoir.
Le même jour, Carcenac a aussi poussé ce cri du cœur : « Si tous les chantiers qui déplaisent doivent être protégés ainsi, où va–t-on ? ». Effectivement, où va-t-on si les gens se mêlent de leurs affaires et que les représentants ne peuvent plus s’en occuper à leur place, en s’en mettant plein les poches avec leurs petits copains entrepreneurs ? C’est la crainte qui se répand ces jours-ci dans l’oligarchie française : qu’il ne soit plus possible d’engager des travaux d’infrastructure industrielle dans le pays sans que surgissent des opposants informés, déterminés et librement organisés. Qu’il ne soit plus possible de faire tourner la machine à cash sans que de simples citoyens posent bruyamment les questions qui fâchent : ce projet, pour quoi faire ? au profit de qui ? et avec quelles retombées sur notre milieu de vie ?
C’est pour cela qu’il est si important, pour l’État, qu’un mouvement de jeunesse n’émerge pas, qui mettrait en question à la fois les moyens (policiers) et les finalités (capitalistes) de son action. Où irait-on si lycéens et étudiants réclamaient le désarmement de la police, en dénonçant de concert les crimes racistes commis ordinairement dans les banlieues et la répression sauvage des manifestations anti-capitalistes ? Où irait-on si les différentes Zones à Défendre contre les projets industriels et commerciaux scélérats continuent de se relier, de se coordonner, de se fédérer, en paroles et en actes ? Difficile pour sûr de savoir où cela nous mènera, mais s’engager sur ce chemin est la plus belle chose qui puisse nous arriver.
À quelques encablures de Sivens, mi-novembre 2014 – Groupe MARCUSE (Mouvement Autonome de Réflexion Critique à l’Usage des Survivants de l’Économie) via Jef Klak