Devant, et sur les flancs
Lettre un peu péremptoire mais amicale au mouvement zadiste
« Les classes moyennes […] ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l’envers la roue de l’histoire. Si elles sont révolutionnaires, c’est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat. »
(Manifeste du Parti communiste, 1848)
« Il réfléchit et commence à comprendre. »
(Kashima Paradise,1973)
Après avoir annoncé d’une seule voix la création d’un « nouveau Sivens » à Roybon, dernièrement la presse a tenté de comprendre qui étaient ces zadistes de Chambaran. Qui sont-ils, d’où viennent-ils, que veulent-ils ? Malgré le regain de tension avec certains habitants, elle s’est peu penchée sur une autre question, non moins cruciale : qui sont les « pro » ? Qui sont ces locaux qui soutiennent les chantiers du Center Parcs à Roybon, du barrage à Sivens, ou de la LGV Lyon-Turin du côté de la Maurienne ?, pour ne prendre que des exemples médiatiques et récents. Ce que les journalistes ne font pas, faisons-le nous-mêmes : essayons de comprendre.
Allons-y. Hypothèse n°1 : ce sont tous des fascistes, des mafieux, des ripous ? Non, on conviendra que c’est un petit peu plus compliqué. Alors prenons les choses autrement, commençons par nous demander ce qu’ils ne sont pas, et par définir les forces en présence dans le conflit des nouvelles ZAD. Ce texte propose de profiter du répit relatif dont nous disposons, suite à la mort d’un camarade, et grâce aux demi-victoires juridiques des écologistes et des légalistes, pour forger notre analyse et notre discours politique. Car d’autres ne nous attendront pas pour parler à notre place.
1. Le Parti du Progrès progresse partout.
Revenons un instant dans les années 80 : après une phase de grandes luttes sociales, le reflux politique impose de trouver de nouvelles formes de subversion. À la marge du système, des militants et des artistes ouvrent des brèches dans les grandes villes en voie de désindustrialisation, où les bâtiments vides ne manquent pas : c’est l’expansion du mouvement des squats politiques et culturels. C’est aussi le début d’un processus qui portera, 20 ans plus tard, à l’implantation d’une nouvelle bourgeoisie dans les faubourgs. Le modèle de la gentrification des quartiers populaires est bien connu aujourd’hui, et peut être résumé comme ça :
Squat et modes de vie alternatifs > Abandon des luttes sociales et populaires, prédominance de la culture, de l’écologie et de la technologie attirant la petite bourgeoisie > Flambée immobilière et embourgeoisement.
Ces forces sont hétérogènes, le phénomène n’est pas linéaire, et les groupes sociaux qui y participent sont parfois concurrents, voire opposés. Mais chaque phase est sous-tendue par un même fil rouge, une même idéologie (d’après moi, celle de la cybernétique, de la gouvernance, c’est-à-dire de l’organisation optimale du corps social, sous des formes différentes telles que l’ingénierie sociale, ou l’écologie). Résultat du processus : l’émergence d’un nouveau groupe social à fort capital immatériel, qui engage une guerre de classe dans l’espace, puis l’emporte à la fois géographiquement et politiquement.
Cette classe sociale qui émerge puis s’impose (à Grenoble, nous l’appelons parfois ironiquement celle des « écotechs »), c’est ce que nous pourrions définir comme « le nouveau Parti du Progrès », ou plus précisément « la nouvelle avant-garde du P.d.P. ». Elle se nourrit de culture (de gauche, libérale), d’écologie (soft) et de (high) technologie, de préférence au sein de la métropole. Elle est individualiste, mais dit le contraire, et sait défendre ses intérêts de classe. Son progrès est celui de la croissance verte et du capitalisme 3.0, celui qui assure la continuité du système et ne réserve au peuple que chômage et consommation factice. Elle a déjà gagné beaucoup de terrain dans les grandes villes, et repoussé les pauvres dans les campagnes rurbaines.
Imaginons un instant – pure fiction – qu’une partie de cette avant-garde, déjà un peu à l’étroit en ville, commence à s’étendre au-delà des métropoles, et que certains conflits – au hasard, par exemple, les nouvelles luttes locales et parmi elles les ZAD – leur serve d’avant-poste pour s’implanter dans les territoires périphériques.
2. Prospective zadiste
Imaginons. Comme les salles de spectacle et les casabio ont fleuri en ville sur les pas des gentrifieurs, les réseaux de petits agronomes bio et de néo-ruraux entreprenants apparaissent dans certains territoires périphériques, mais stratégiques (comme dans les quartiers populaires, l’avant-garde choisit les zones où le potentiel de fructification de son capital est le plus fort), et transforment les structures économiques et sociales locales. La chose est banale, et déjà en cours. Des héritiers gentrifiés, chassés des villes, des écotechs attirés par l’image du retour à la terre et les prix du foncier, parsèment pour le moment ces zones périphériques. Ils sont d’ailleurs généralement mal accueillis, même après des années, par les communautés post-agricoles auprès desquelles ils s’installent. C’est la guerre de basse intensité entre purin d’ortie et agro-chimie.
Ces gentrifieurs des champs sont plutôt sensibles à l’écologie, mais aussi au développement personnel, entretiennent parfois des rapports fétichistes à la nature, sont empreints de libéralisme postmoderne (chacun fait ce qu’il veut, tout dépend du point de vue), et votent volontiers pour une démocratie plus efficace. Mais surtout : ils ont renoncé à la lutte politique antagoniste, sauf par procuration. Ce qui est pratique, puisque ça permet d’être à la fois zadiste et au hammam.
Les ZAD sont les avant-postes par lesquels ces catégories pourraient acquérir enfin une légitimité locale. Même si leur position dans les ZAD est secondaire, restreinte soit à une partie de la contestation légale (que nous leur laissons bêtement), soit au soutien indirect via internet – moi aussi, je suis zadiste ! – elles pourraient en tirer profit, et obtenir une position dominante après le conflit. Par exemple, simple hypothèse, en gagnant des recours juridiques, et en s’emparant du leadership politique, aidés par le manque de discours de notre côté. Elles pourraient même avoir intérêt à ce que l’occupation ne dure pas trop.
Ces manipulateurs prolongeraient ainsi leur guerre de classe dans l’espace pour préserver et préparer, en marge des métropoles dont ils sont issus et dont ils tirent leur richesse (télétravail, laboratoires sociaux et économiques), leur futur cadre de vie.
3. Ce qui nous attend, et ce que nous voulons
Que la petite bourgeoisie s’allie un temps au peuple dont elle est issue pour se forger une position dominante, n’est pas une première. Mais revenons à nos moutons : ce petit détour permet à présent de répondre à notre question initiale : qui sont les « pro » ? C’est par opposition à cette partie du mouvement que nous avons définie ensemble comme la nouvelle avant-garde du P.d.P., que nous pouvons définir l’alliance hétérogène des « pro », à Roybon, à Sivens, ou en Maurienne : vieux souteneurs de l’industrie, agriculteurs forcés à l’intensif depuis 50 ans et ne voyant plus d’autre voie, commerçants sans plan B, suivis d’une partie de leur main-d’œuvre prolétaire, et des partis qui les représentent ; ils forment l’arrière-garde du Parti du Progrès, ceux qui ont nourri la France d’après-guerre, mais qui ont loupé le virage des années 80, de l’innovation et de l’information.
Ils ne sont pas fascistes, même si la xénophobie les traverse allègrement ; même pas forcément de droite, mais certainement tous productivistes. Laissés pour compte de la mondialisation, pas rentables, tout aussi sous perfusion de subventions étatiques que les allocataires RSA qu’ils montrent du doigt, ils vomissent les réformes sociétales et les taxes. Et s’ils se mobilisent, c’est parce qu’ils sentent bien que, derrière les zadistes, les peluts, les anti-tout, il y a le nouveau modèle des dominants, intellos, verts et technophiles, avec un vrai projet de société, leur relève en quelque sorte, qui va s’approprier leur territoire. Ce sont ces « extérieurs » qui représentent une menace réelle pour les pro.
Avant et arrière-gardes, ces deux composantes encerclent les ZAD, et tout en l’ignorant, forment deux appendices du même animal : le Parti du Progrès, alias le capitalisme nouvelle vague. Nous, les anarchistes, les militants, les zadistes, nous sommes, pour l’instant, les mercenaires aveugles (et gratos) du P.d.P. On défriche, on ouvre une brèche, et on la tient un temps, comme dans les villes depuis 20 ans. Et contrairement à ce que nous laisse supposer la situation aujourd’hui, « pro » et « anti » peuvent très rapidement s’entendre sur plusieurs points :
• un point technique d’abord : les écotechs expliqueront aux pécores qu’il faut opter pour un projet alternatif et durable ; qu’il faut plus de zones compensatoires, plus de CNDP ; ils négocieront via la FRAPNA, la FNSEA ou d’autres (tiens, c’est le cas en ce moment même, sous l’égide du gouvernement), et s’entendront sur un modus vivendi. Souvenons-nous que EELV a soutenu le TAV jusqu’en 2011, puis changé de camp pour réclamer, depuis, une autoroute maritime à la place d’une autoroute ferroviaire. Techniquement, tout devient possible.
• pragmatique : les zadistes sont encombrants et ingouvernables. Bref, pro et anti diront bientôt, et à l’unisson : « foutez le camp, on est chez nous », ou des variantes de gauche : « maintenant, il faut laisser place à la démocratie ». S. Royal, dans le Monde du 22/12/14 : « Quand une solution sera trouvée, il faudra que les occupants partent ». Nous sommes prévenus.
On sait ce qui nous attend. À ce moment là, on sera seuls contre les réacs, les flics et les légalistes. Once again. Inutile de patienter poliment, de se forger une image médiatique de gentils jeunes, ou d’adorateurs des merveilles de Gaïa, on ne se fera balayer que plus rapidement. Si on rentre sur le champ de bataille de l’opinion publique, c’est toujours par tactique, non pour la gagner. Entre un front et l’autre, notre position est courageuse, mais glissante. Pour rester offensive, elle doit chercher la stratégie qui nous permette de gagner la bataille politique, derrière la bataille géographique. La ligne de crête que l’on doit voir dès maintenant dans le brouillard, entre pro et anti, c’est celle où l’on assume nos ambitions : la ZAD est un moyen de faire face au capitalisme, à l’industrie des flux, aux avant-postes de la métropole, auxquels nous opposons nos forces, en mettant en pratique notre idée du commun, la fusion de la vie collective et de la lutte politique. Chacun peut nous rejoindre, mais qu’ils sachent que nous ne serons ni les sauveurs de la France périphérique, ni les larbins des bourgeois métropolitains.
Pierrette Rigaux
Grenoble, décembre 2014.
Vos remarques amicales