Quelques réflexions après la manif du 22…
Chronique (novembre 2014)
Combien étions-nous en ce samedi 22 novembre à défiler dans les rues de Nantes contre la répression policière ? 1500 ou plus ? En tout cas beaucoup plus qu’attendu, aussi bien du côté des organisateurs que du côté de l’Ordre. Pourtant, tout avait été fait pour dissuader le citoyen honnête à venir garnir les rangs de cette manifestation. Du côté de l’Ordre, nombreux étaient ceux qui prédisaient que Nantes, de nouveau, serait réduite en cendres, serait transformée en « zone d’affrontement direct », serait, serait, serait … d’où l’impressionnant déploiement de forces physiques et matérielles à laquelle nous fûmes confrontés.
Il y a un point commun entre partisans de l’Ordre et certains opposants : l’inflation verbale. On aime se griser avec les mots : dans un cas pour faire peur aux indécis et au citoyen lambda ; dans un autre parce qu’on aime jouer avec les références guerrières et viriles pour démarquer son territoire de celui des militants plus institutionnels pour qui la non-violence, le débat citoyen sont l’alpha et l’oméga de la politique.
Je ne me retrouve pas plus dans le discours de ceux que l’émeute fait « triper » que dans celui des « colombes ». Non, pas plus à Notre-Dame qu’à Sivens, nous ne sommes en zone de guerre. Et tant mieux. Cela ne veut nullement dire que le déploiement policier sur ces zones, que l’équipement utilisé ne soient pas significatifs ; cela veut dire que l’État démocratique bourgeois n’est pas encore entré dans une phase critique qui nécessite un recours systématique à des formes radicales de répression de masse. L’État français n’est pas l’État turc (kémaliste ou islamiste) ou l’État mexicain (priiste ou non). Il gère et fixe des limites à ses troupes, en croisant les doigts pour qu’elles respectent son cahier des charges. C’est pour cela que l’on parle encore de bavures : la bavure n’est pas son pain quotidien mais le symbole de son échec à maintenir l’Ordre [Je n’ai jamais été convaincu par le discours de ceux qui considèrent que les bavures commises lors d’affrontements politiques et sociaux, et celles qui sont la conséquence d’interpellations « qui tournent mal » sont de même nature. À la différence des premières, la xénophobie et le racisme de classe sont bien souvent au cœur des secondes. Et, que je sache, lorsque ces bavures provoquent des mouvements de protestation violents, ceux-ci ne provoquent pas d’autres morts. Faire le distinguo entre ces deux formes de « crimes d’État » ne signifie pas qu’il ne faille les lier dans une même opprobre et un même combat.]. Ce sont les États faibles qui tuent, parce que leur pouvoir repose sur leur capacité à faire peur.
Un tract intitulé « Contre la violence d’État, solidarité et résistance ! » a été diffusé samedi. Les auteurs expliquent que la brutalité croissante des forces de l’ordre est liée à la « volonté réfléchie de l’État de soumettre l’ensemble de la société aux intérêts du patronat ». C’est vrai mais à mes yeux insuffisant. Je pense que la brutalité croissante des forces de l’Ordre est liée avant tout au fait que les résistances au monde tel qu’il va sont de plus en plus fortes et « désarçonnantes » pour les gestionnaires de l’Ordre. Le pouvoir sait gérer une lutte ouvrière, même radicale. Il sait qu’il y aura des périodes de tension, peut-être des heurts et des dégradations mais qu’à la fin, il sera trouvé un compromis sur le nombre de licenciés, de reclassés, sur l’envergure du plan de sauvegarde de l’emploi. Mais dans le cas de Notre-Dame des Landes ou de Sivens, pas de compromis possible : c’est aéroport ou pas, barrage ou pas. Et comment sécuriser des zones rurales qui s’étendent sur des hectares ? Comment affronter des formes d’action bien loin des traditionnels défilés urbains ? Comment faire face à des militants déterminés qui osent assumer un rapport de force musclé et qui, surtout, sont organisés pour cela ? Là, sur ces terrains-là, face à cette adversité-là, parce qu’il ne peut y avoir qu’un gagnant et qu’un perdant, l’État balbutie son bréviaire répressif.
Violence, non violence ? Ce débat n’a pas de sens. L’Inde n’est pas devenue indépendante grâce à la non-violence gandhienne mais parce que pratiques de désobéissance civile et émeutes sociales ont fini par contraindre la puissance coloniale britannique à se retirer. La condition noire aux États-Unis ne s’est pas améliorée (pour les classes moyennes essentiellement) parce que Martin Luther King était un prêcheur charismatique de talent, mais parce que son discours et celui porté par les Black Panthers ont fini par fragmenter le « camp des blancs », obligeant celui-ci à promouvoir un nouveau compromis ethnico-social. Les projets d’aéroport et de barrage sont actuellement en « stand-by » parce que résistances institutionnelles et radicales ont trouvé jusqu’à aujourd’hui encore un modus vivendi.
Combien étions-nous ce samedi-là dans les rues de Nantes ? Je ne sais. À un moment, j’ai pris un chemin de traverse pour retrouver la tête de cortège au niveau de la Préfecture, là où des échauffourées eurent lieu, parce que pour la première fois les manifestants pouvaient être en contact avec les robocops [Lors du défilé, les robocops bloquaient les accès aux rues menant au centre-ville, mais ils étaient systématiquement en retrait d’une cinquantaine ou centaine de mètres. Hormis du côté de la Préfecture, il n’y eut qu’un seul endroit où ils furent à un jet de pierre des manifestations : sur la place devant l’ancien palais de justice. Et là, quelques projectiles ont fusé…]. J’ai trouvé cette balade significative. Là, rue du Calvaire, cours des 50-Otages, les citoyens sans aucun doute honnêtes vaquaient à leurs occupations, les bras chargés de paquets, alors qu’à quelques centaines de mètres, le canon à eau entrait en action. C’est à cela je crois que l’on peut mesurer la qualité d’un dispositif politico-militaire en régime démocratique bourgeois : quand il contient la contestation sociale en périphérie du royaume de la marchandise.
Patsy – Le monde comme il va, 23 novembre 2014