Burkina Faso : interview de Lila Chouli
Afriques en lutte : Bonjour Lila, vous avez publié en 2011 « Burkina Faso 2011, Chronique d’un mouvement social » qui décrit bien les méthodes du régime Compaoré pour casser les mouvements sociaux au pays des hommes intègres. Pouvez-vous nous faire l’historique de ces précédents mouvements sociaux ?
Depuis le début de la période post-coloniale, la présence du mouvement social est un invariant dans le paysage sociopolitique burkinabè. Il y a une réelle tradition de lutte dans ce pays, dont « l’acte fondateur » est la chute de la ie République le 3 janvier 1966 suite à un mouvement populaire. Pour ne parler que de la période récente – le régime de Blaise Compaoré – celui-ci a laissé un pays qui se caractérisait par des mobilisations prenant comme terrain la rue, dépassant largement les structures organisées et n’étant pas l’apanage des urbains et/ou des « intellectuels ». Tant dans le monde rural que dans les zones urbaines, des questions saillantes, telles que l’accès à la terre, les déguerpissements, l’agro-business, les conflits fonciers, la corruption, l’impunité, l’état des aménagements collectifs, etc. étaient très régulièrement l’objet de révoltes spontanées. S’agissant des mouvements sociaux qui ont véritablement fait vaciller le régime il y a celui de 1998, consécutif à l’assassinat de Norbert Zongo. Ce mouvement s’est étendu de manière soutenue sur plus de deux ans, sur tout le territoire, et a regroupé différentes composantes sociales. Depuis cette crise sociopolitique, on note un réel essor des mobilisations populaires. Le second, qui a lui aussi failli emporter le régime est celui de 2011. Ce mouvement populaire – dont le déclencheur avait été la mort du collégien Justin Zongo, à la suite de multiples arrestations par la police et la répression meurtrière de manifestations, revendiquant la lumière sur cette affaire – avait déjà placé le pays dans une situation quasi insurrectionnelle. À cette mobilisation s’étaient greffés une série de mutineries militaires et des conflits sociaux dans quasiment tous les secteurs de la vie économique (de la paysannerie à l’administration, en passant par les mines, etc.). Le pays était devenu ingouvernable. Tout au long de ce mouvement social, la question de l’alternance pour 2015 apparaissait en filigrane.
AEL : Qu’est ce qui a permis aux mouvements sociaux d’octobre 2014 contre le changement constitutionnel d’aboutir finalement à la chute de Compaoré ?
Ce qui a réellement permis d’aboutir à la chute de Compaoré est le ras-le-bol d’une population majoritairement jeune (60% des Burkinabè ont moins de 25 ans) et le degré de conscientisation de cette population par rapport aux raisons réelles du sort de la grande majorité. Il est significatif qu’il n’y a pas que parmi la classe intellectuelle et urbaine que les gens montraient du doigt le régime et se révoltaient contre lui, d’abord parce qu’ils expérimentaient sa nuisance de façon très concrète (accaparement des terres, dépossession, répression, etc.). Cette dynamique protestataire doit aussi au travail d’ancrage populaire qu’ont effectué certaines organisations syndicales et associatives (Collectif contre l’impunité, Organisation démocratique de la jeunesse, Mouvement burkinabé des droits de l’Homme, Coalition contre la vie chère, etc.) qui ont élargi et politisé depuis des années l’action revendicative dans le pays. Le jour où Blaise Compaoré a démissionné, ce sont les jeunes manifestants – qu’ils soient membres d’une organisation de la société civile ou d’un parti politique ou pas – qui ont pressé l’opposition politique de demander son départ.
La mobilisation pour l’alternance s’est organisée à partir de la création du Sénat en mai 2013, perçue par le plus grand nombre comme un moyen pour Blaise Compaoré de modifier la Constitution. Le 29 juin 2013, l’opposition politique – qui avait depuis longtemps enterré la mobilisation populaire comme mode de revendication politique – appelait à l’initiative de son chef à une marche contre l’installation de cette chambre et la modification de l’article 37. Cette marche a réuni une foule impressionnante, composée de différentes classes sociales, de tous âges, militants d’une organisation politique ou civile ou pas. Ce sera le départ d’une série de marches et meetings qui connaîtront toujours une participation très importante. Dans la même période, on a assisté à la création d’une floraison d’organisations contre la modification de l’article 37, dont le Balai citoyen, en juillet 2013. La démission, le 4 janvier, de membres du bureau politique du parti au pouvoir, dont trois caciques (Roch Christian Kaboré, Simon Compaoré et Salif Diallo, des piliers du régime Compaoré) et la création de leur nouveau parti, a aussi eu un effet retentissant. Après les mutineries militaires de 2011, notamment celle de la garde présidentielle, ayant exprimé une fragilité certaine du régime, le départ de ces caciques indiquait assez bien l’état du navire. Mais ce qui a permis la chute de Compaoré a bel et bien été la radicalité des masses populaires.
AEL : Au Burkina Faso, le Balai citoyen a pris aussi sa part dans la chute du régime de Compaoré. Qu’en pensez-vous ? Et que pensez-vous du fait qu’il ait soutenu le lieutenant-Colonel Zida ?
Indéniablement, il est parvenu à fédérer des gens ne se reconnaissant dans les organisations politiques établies, une part de la « masse critique » mobilisée contre Compaoré. Par ailleurs, il a aussi mobilisé sur des questions sociales (délestage, état des hôpitaux, etc). En cela, c’est un mouvement important. Cependant, le Balai citoyen a eu une tendance à considérer que lutter pour le départ de Blaise Compaoré était en soi suffisant et considérait que les organisations insistant sur le fait que cette exigence et la nécessité de construire un projet politique et social alternatif n’étaient pas des étapes séparées, mais indissociables, étaient de fait des alliées objectives de Compaoré. Ce travail de fond aurait sans doute évité un affaiblissement du débat sur l’après-Compaoré, qui s’est exprimé par ce soutien apporté à une tentative de détournement de la victoire populaire par le n°2 de l’ex-garde prétorienne d’un président balayé par le mouvement populaire. C’est l’expression d’un sens politique limité, voire confus : en un jour le Balai peut à la fois dire « on se méfie des politiciens donc nous restons prudents » et servir de caution au lieutenant-colonel Zida, proche de Gilbert Diendiéré, le chef d’État major particulier de Compaoré, pour qu’il prenne le pouvoir en estimant que l’armée a droit à « un minimum de confiance ».
AEL : Si la transition conduisait aux élections, pensez-vous qu’il y a une alternative politique crédible au Burkina Faso, notamment qu’en est-il des partis sankaristes ?
Le fait que lors de l’insurrection populaire, aucun homme politique n’ait été appelé par les manifestants est tout de même un bon indice de la crédibilité de l’opposition politique formelle… Dans une opposition comptant des dizaines de partis, il n’y en a aucun incarnant une alternative. Responsable du parti l’Union pour le progrès et le changement (UPC) et chef de file de l’opposition, Zéphirin Diabré, par exemple, avait maladroitement affirmé l’an passé : « Aujourd’hui, le monde nous appartient, nous les néolibéraux ; nous l’avons vaincu et conquis » (ce qu’il a ensuite dénié). À la journaliste Anne Frintz qui l’a interrogé le mois dernier à Ouagadougou, avant l’insurrection populaire, sur son programme, Z. Diabré a répondu : « l’UPC n’a pas de programme spécifique », « le projet, c’est celui des bailleurs de fonds ». Il lui a précisé : « Dans l’opposition, il y a une unanimité dans le discours. On s’attaque tous au même problème : la pauvreté. On travaille pour une meilleure éducation, l’accès aux soins et à la santé (…) une agriculture d’export et vivrière, et surtout à une meilleure gouvernance. On doit attaquer la corruption qui est un sport national ici. (…) La différence entre les équipes de l’opposition, c’est la capacité à mettre en œuvre le programme. La volonté et l’engagement »…
Concernant les partis sankaristes, se battant à juste titre pour que justice soit rendue sur l’assassinat de Thomas Sankara, ils ne peuvent pas être considérés comme porteurs d’un projet politique (économique, social, etc.) alternatif. Si l’on en juge par la masse de gens se réclamant de Sankara, l’on peut déduire de leur faible popularité qu’ils ne semblent pas être considérés comme ses héritiers véritables en termes d’alternative politique, refus de toute domination extérieure compris.
Lila Chouli est chercheuse et travaille depuis quelques années sur le mouvement social au Burkina Faso. Elle a publié Burkina Faso 2011. Chronique d’un mouvement social, Tahin Party, Lyon (en téléchargement gratuit sur le site de l’éditeur : http://tahin-party.org/chouli.html).
Lila Chouli a également publié Le boom minier au Burkina Faso, Août 2014. Propos recueillis par Moulzo. Publié dans le numéro 27 d’Afriques en lutte.
Leur presse (Ensemble, 12 novembre 2014)
Blaise Compaoré, chassé par son peuple, doit maintenant être jugé !
Extraordinaire peuple burkinabè. En deux jours, il a mis Blaise Compaoré en fuite. Une victoire qui a surpris la plupart des « observateurs » et « spécialistes » de ce pays, de même que la plupart des journalistes. Pourtant, tous les signes avant-coureurs étaient là.
Depuis de nombreuses années le pays s’attendait à ce que Blaise Compaoré modifie la Constitution pour pouvoir se représenter. Cette perspective était au centre des débats politiques depuis près de 3 ans. Toutes les manœuvres possibles ont été tentées : médiations diverses, Conseil consultatif sur les réformes politiques, tentative de dialogue vite avortée, le consensus n’a jamais pu être obtenu sur cette modification de l’article 37.
Finalement Blaise Compaoré a tenté de passer en force. Le 21 octobre, le Conseil des ministres annonce que le projet de modification constitutionnelle sera soumis à l’Assemblée nationale le 30 octobre. Il obtient le ralliement à son projet de l’ADF RDA, héritier du parti inter-africain fondé par l’Ivoirien Houphouët Boigny en 1946.
Sur le papier, une majorité des ¾ se dessine, qui permettrait de modifier la Constitution sans convoquer le référendum.
Front uni
Mais cette fois la situation politique est tout autre. L’opposition politique est unie sur la revendication du refus de tout nouveau changement constitutionnel. Elle a montré en outre une très grande capacité de mobilisation, rassemblant plusieurs fois des dizaines de milliers de personnes (cf. Billets n°227, septembre 2014). D’autre part le parti au pouvoir, le CDP, s’est considérablement affaibli, par le départ de plusieurs anciens ténors du parti pour créer un nouveau parti, le le Mouvement du Peuple pour le Progrès.
De nouvelles associations de la société civile se sont constituées, en particulier le Balai citoyen, « pour balayer le pays ». Ses membres se sont surnommés les Cibals, et ont désigné comme « Cibal suprème » Thomas Sankara lui-même ! Créé par Smockey et Sams’K Le Jah, deux musiciens très populaires parmi la jeunesse pour leur musique mais beaucoup aussi pour leur engagement, le Balai citoyen, par sa communication, ses formes d’action et de structuration en clubs locaux, l’indépendance par rapport aux partis politiques, a rencontré le besoin d’organisation et de formation d’une bonne partie de la jeunesse engagée.
Les choses sont alors allées très vite. L’opposition réunie derrière le CFOP (Chef de file de l’opposition) a annoncé une campagne de désobéissance civile à partir du 28 octobre, date à laquelle elle a appelé à une grande manifestation populaire. Elle a exigé que la population puisse assister aux délibérations de la séance du 30 octobre.
Insurrection populaire
La mobilisation s’organise. Le 30 octobre éclate une véritable insurrection populaire, dans laquelle le Balai citoyen joue un rôle important puisque ce sont ses militants qui sillonnent la ville pour appeler à empêcher le vote. Mieux, ce sont eux qui sont partis négocier avec les militaires alors que le chef d’état-major nommé par Blaise Compaoré, le général Traoré, s’était déclaré chef de l’État.
Le peuple est resté mobilisé sur la place de la Révolution, les militaires, les dirigeants des partis et de la société civile venant rendre compte du déroulement des événements. Au moment de boucler ce numéro, il est encore difficile de déterminer qui détient la réalité du pouvoir ; l’armée, contestée, poursuit ses discussions avec l’opposition.
La diplomatie française dans ses communiqués officiels, tout en réaffirmant l’excellence des relations passées avec le Burkina, se réfère à la charte de l’Union Africaine. Le département américain apparaît légèrement plus ferme dans ses déclarations publiques. En réalité, le 7 octobre, dans une lettre rendue publique plus tard, François Hollande écrit : « le Burkina Faso pourrait être un exemple pour la région si, dans les mois qui viennent, il avançait lui aussi dans cette direction en évitant les risques d’un changement non consensuel de Constitution. Vous pourriez alors compter sur la France pour vous soutenir, si vous souhaitez mettre votre expérience et vos talents à la disposition de la communauté internationale ». Mais les manifestants ont prouvé qu’aucune modification de la Constitution n’aurait été consensuelle, même si Blaise avait finalement organisé un prétendu référendum.
Pour ce qui est des alternatives politiques au Burkina, l’opposition « libérale », au sens économique du terme, est désormais majoritaire, même si la gauche a progressé. Tout simplement parce que la plupart des nouveaux partis qui se sont créés dans la dernière période, l’ont été par des anciens collaborateurs de Blaise Compaoré. Et le chef de l’opposition actuel n’est autre que Zéphirin Diabré, ancien directeur Afrique d’Areva !
Réflexes françafricains
La Françafrique n’a pas manqué de se manifester durant cette période difficile. Le matin du 30 octobre, François Loncle, président du groupe parlementaire d’amitié France-Burkina Faso est venu déclarer à RFI que Blaise Compaoré pouvait très bien gérer la transition, démontrant ainsi le déphasage complet du Parlement français par rapport à la réalité de ce pays. Quant à la proposition de François Hollande de contribuer à le recaser dans les instances internationales, elle fait fi de son passé de déstabilisateur de la région, lui qui est impliqué dans toutes les guerres d’Afrique de l’Ouest, Libéria, Sierra Léone et Côte d’Ivoire, sans compter son soutien à peine voilé à certains groupes séparatistes du nord du Mali, ce qui lui a valu d’être récusé par Bamako comme médiateur.
Le France a là encore montré sa complicité avec les dictateurs africains au prix du déni de justice. Selon Le Figaro (31/10), « Paris a joué un rôle dans l’exfiltration du chef d’État déchu ». La France n’a pourtant pas à soustraire Compaoré à la justice de son pays. Le seul avenir qu’il mérite, c’est d’être jugé pour ses assassinats et crimes économiques au Burkina, mais aussi, au même titre que Charles Taylor, devant une juridiction internationale pour répondre des centaines de milliers de victimes des guerres régionales.
Rédigé le 2 novembre 2014 par Bruno Jaffré, Billets d’Afrique 240 – novembre 2014 / Survie