Les violences policières s’invitent à la 17e chambre
Peut-on parler d’impunité policière sans risquer une condamnation pour diffamation ? Ça dépend de qui parle. Au procès d’Amal Bentounsi, poursuivie par l’ex-ministre de l’intérieur Manuel Valls pour avoir dénoncé une police « au-dessus des lois », des militants ont rappelé que plusieurs rapports d’ONG et ouvrages de chercheurs disaient la même chose, sans jamais avoir été attaqués.
Il a surtout été question de violences policières ce lundi 7 avril 2014 au tribunal correctionnel de Paris. Plusieurs militants, proches de victimes ou victimes et sociologues étaient présents à la 17e chambre au procès pour « diffamation envers une administration » d’Amal Bentounsi, poursuivie à la suite d’une plainte de l’ex-ministre de l’intérieur Manuel Valls.
Le frère d’Amal Bentounsi, Amine, a été tué d’une balle dans le dos par un gardien de la paix de 33 ans, le 21 avril 2012, à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis). Choquée par les photos de son autopsie, Amal Bentounsi, 38 ans, avait publié le 3 novembre 2013 sur le site de son collectif Urgence-notre-police-assassine.fr un clip vidéo dénonçant l’impunité des forces de l’ordre auteures de bavures. Une vidéo parodiant les campagnes de recrutement de la police, qui affirmait : « Vous voulez commettre des violences et crimes en toute impunité sans jamais être inquiété par la police ? Vous êtes violent, insultant, ne respectez pas le code de déontologie ? (…) Prêt à tuer sans être en état de légitime défense ? En argent de poche en fin du mois coller des outrages à agents (…) ? Ne vous inquiétez pas, même si vous êtes coupable, on s’arrangera pour que vous ne le soyez plus. Alors n’attendez plus, la police est le meilleur des métiers pour être au-dessus des lois. »
Au bord des larmes, cette ex-commerçante, mère de trois enfants, a témoigné lundi de l’état de détresse des familles de victime de violences policières. « Personne n’est venu taper à nos portes pour savoir si nous avions été traumatisés, a-t-elle dit. C’est presque vital, le seul combat qui nous reste, c’est de pouvoir dénoncer. » À la procureure qui lui fait remarquer que le policier qui a tué son frère a été mis en examen pour « homicide volontaire », Amal Bentounsi répond en reconnaissant le « courage » de la juge d’instruction. « Mais dans d’autres affaires quand quelqu’un est mis en examen avec un chef d’inculpation aussi lourd, il devrait être en détention provisoire », rappelle-t-elle soulignant que, bénéficiant de la mobilisation des syndicats policiers en sa faveur, le fonctionnaire continue à percevoir son salaire. « Est-ce qu’un justiciable policier a plus de droits qu’un justiciable ouvrier ? » demande Amal Bentounsi.
Elle rappelle également que bien souvent, lorsque des policiers finissent par être poursuivis, c’est grâce à l’obstination des familles. « Si les familles ne sont pas au courant, plein d’éléments passent à la trappe ou disparaissent, soutient-elle. Et les syndicats de police inversent les rôles : la victime est rendue coupable. »
Appelé comme témoin à la barre, Farid El Yamni a raconté son propre parcours du combattant pour obtenir la vérité sur la mort de son frère Wissam, mort à 30 ans, après une interpellation violente la nuit de la Saint-Sylvestre 2012. « Près d’une dizaine de témoins disent qu’il a été lynché, il a été retrouvé le pantalon baissé avec des traces de strangulation et son corps nous a été rendu en état de putréfaction six mois après car ils n’avaient pas pensé à le conserver au froid, raconte-t-il. Un enfant comprendrait que ce qui s’est passé n’est pas normal ! » Deux policiers ont récemment été mis en examen pour « coups mortels » dans son affaire. Alors pour le jeune homme de 28 ans, ingénieur, le clip d’Amel Bentounsi fait figure d’« euphémisme » à côté de ce que les familles de victimes vivent. « On a le droit de dire ce que les gens refusent de voir », a-t-il conclu.
Quant à Sihame Assbague, porte-parole du collectif Stop Le contrôle au faciès, elle a rappelé que les rapports d’ONG, comme Amnesty International, dénonçaient avec régularité l’impunité policière en France. Ou encore que l’Inspection générale de l’administration avait récemment dénoncé les abus des policiers en matière de procédure pour outrage et rébellion.
« Il y a des gens qui ont le droit de critiquer la police et d’autres non, a remarqué le chercheur et militant Mathieu Rigouste, 32 ans, lui aussi cité comme témoin. J’ai moi-même écrit des choses qui ressemblent beaucoup à ce qu’a fait Amal et je n’ai pas été attaqué. » Pour l’auteur de La Domination policière – Une violence industrielle (La Fabrique éditions, 2012), la stratégie des autorités est double : « Il s’agit de punir parmi ceux qui subissent la violence policière ceux qui luttent et dénoncent, ainsi que de caresser les appareils répressifs quand ceux-ci grognent par la voie de leurs syndicats. » Face à ce tribunal parisien, le chercheur, qui a passé une trentaine d’années en banlieue, affirme que les propos d’Amal Bentounsi sur l’impunité policière « résonnent pour énormément de gens dans les quartiers populaires ». « Ce qu’Amal dénonce est la réalité », martèle Mathieu Rigouste, en reconnaissant qu’il n’existe pas de statistiques officielles sur le sujet.
Sceptique sur le « vecteur » – un blog – choisi par la prévenue « pour faire avancer son dossier », la procureure Aurore Chauvelot a toutefois demandé sa relaxe. « Est-ce que pour autant les propos de Mme Bentounsi dépassent les limites admissibles de la liberté d’expression dans une société démocratique ? Je ne le crois pas », a-t-elle déclaré, en rappelant que toute une partie des propos attaqués par le ministre de l’intérieur étaient prescrits. Allant plus loin, la procureure a estimé que la police était « un corps sans doute insuffisamment encadré, mais on ne peut pas dire que c’est un corps insuffisamment contrôlé ».
Me Michel Konitz, l’avocat d’Amal Bentounsi, a également demandé la relaxe. « Quand quelqu’un vient me voir pour se plaindre de violences policières, je lui demande s’il a une vidéo et cinq ou six témoins, a-t-il expliqué. Car tout le monde sait qu’il y a une omerta dans la police et que les policiers se protègent entre eux. ». À ses yeux, la plainte de Manuel Valls en date du 21 janvier 2013 n’était donc qu’une « opération de communication interne pour faire plaisir aux syndicats ».
Leur presse (Louise Fessard, Mediapart, 7 avril 2014)