Les esclaves de Katmandou

Les esclaves de Katmandou

Poussés par la misère, 400’000 ouvriers népalais partent chaque année de Katmandou pour les pays du Golfe ou la Malaisie. Un voyage vers l’enfer. Témoignage.

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Des candidats au départ dans les locaux d’une agence de recutement.

2,5 millions d’ouvriers népalais travaillent dans les pays du Golfe et en Malaisie, sous contrat temporaire. Et ils sont 400’000 à partir chaque année. Ils reviennent généralement au pays au bout de deux ou trois ans, leurs économies en poche. Mais l’expérience peut tourner à l’enfer. Pour des centaines d’entre eux, l’emploi tant espéré est un rendez-vous avec la mort, et ils feront le voyage retour en soute…, dans un cercueil. À l’aéroport international de Katmandou, au moins deux « colis » funèbres sont réceptionnés chaque jour. Main-d’œuvre bradée sur un marché globalisé, les migrants népalais sont comparés aux esclaves des temps modernes. Un trafic humain et une exploitation sauvage, orchestrés par les agences de recrutement de Katmandou. À l’aube, un homme attend à l’aéroport de Katmandou. Ganesh Bahadur Karki, 38 ans, est venu réceptionner le cercueil de son neveu qui est arrivé dans la nuit d’un vol en provenance de la Malaisie. Voici son témoignage.

« Je viens du village de Bigyakharka, dans le district de Kotang, à l’est du Népal. Cette région montagneuse est très pauvre. Nous sommes issus de familles de paysans. Il y a si peu d’opportunités professionnelles que beaucoup d’hommes partent travailler dans les pays du Golfe et en Malaisie. Chaque village compte des dizaines de jeunes à l’étranger.

Au Népal, si on se débrouille vraiment bien, on peut se faire 50 ou 100 dollars par mois en travaillant à Katmandou. Mais dans le Golfe et en Malaisie, on gagne dans les 200 dollars. Quand on a une femme et des enfants, comme moi, il faut de l’argent. Avec l’argent gagné à l’étranger, on peut ensuite ouvrir une échoppe ou un petit atelier. On n’a pas le choix, on veut tous partir. On fait cela pour l’argent.

Moi, j’ai passé six ans en Arabie saoudite. J’étais plombier dans une usine. Là-bas, c’était dur. C’était tellement dur qu’il y avait beaucoup d’ouvriers qui se suicidaient. Mais on ne le dit jamais. Et puis il y a le stress. Sur les certificats de décès qui sont établis en Arabie saoudite, il est souvent écrit « crise cardiaque ». En réalité, ce sont des décès dus à l’excès de tension et de stress : les Népalais ont des dettes qui les attendent à la maison, car ils payent près de 1000 dollars aux agences de recrutement pour obtenir l’emploi. Cela les inquiète beaucoup, et si jamais, en plus, ils se font arnaquer sur leurs salaires par les compagnies ou qu’ils ont des problèmes avec les employeurs, alors ils paniquent.

Dans mon usine en Arabie saoudite, en six ans, il y a eu beaucoup de morts. Et je ne parle pas des blessés. Un jour, il y a eu six morts, en une seule fois, dans un accident. J’ai vu les corps. C’est moi qui me suis occupé d’aider au rapatriement des cercueils vers les familles au Népal, car je les connaissais tous. J’ai perdu mon meilleur ami.

Difficile de vous dire ce qui était le plus dur pour moi, en Arabie saoudite… Tout ! Le travail, le logement, les conditions… On ne se mélange pas, il ne faut pas parler aux gens de là-bas pour ne pas avoir de problèmes. Les journées passent, elles sont toutes pareilles et pourtant chaque matin est une nouvelle épreuve. Mais le plus dur, c’était le soleil, la chaleur. On travaillait sans protection, c’était épuisant. C’est ce dont j’ai le plus souffert.

Ce sont les agences de recrutement de Katmandou qui se fichent de nous. Elles trichent, elles mentent. Ce sont des chiens ! Les agences promettent une chose et, à l’arrivée, on en découvre une autre. Sur place, on n’a rien de ce qui avait été convenu. Pour les salaires, les agences gardent pour elles les contrats officiels, et elles nous font signer un deuxième contrat, un faux, avec un salaire inférieur à ce que les compagnies donnent. Une fois qu’on est sur place, on ne peut pas contester ni réclamer. Et puis les compagnies prennent nos passeports et, si on veut repartir au Népal, il est très difficile d’obtenir un visa de sortie de l’Arabie saoudite. Notre ambassade, à Riyad, ne nous aide pas. Les lois existent pour nous protéger, mais personne ne les respecte.

Toutes ces choses, on les connaît bien. On en parle entre nous. Dans mon village, plusieurs hommes sont déjà morts. Aujourd’hui, c’est le cadavre de mon neveu que je viens chercher à l’aéroport. Lui est mort en Malaisie. Son frère aîné est en ce moment en Arabie saoudite. On n’a pas le choix, on doit partir pour l’argent. On tente notre chance. »

Presse esclavagiste (Vanessa Dougnac, envoyée spéciale à Katmandou, LePoint.fr, 15 décembre 2013)

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