La voix des enterrés vivants (partie 1)
La plus grande grève de la faim des prisonniers dans l’histoire des États-Unis [Counterpunch July 12-14, 2013, One of the Most Important Strikes (of Any Kind) Ever, Solitary Resistance by Nancy Kurshan]
Le lundi 8 juillet 2013, deux ans après une première grève de la faim qui a attiré l’attention du monde entier, ceux qu’on appelle « les enterrés vivants » de la prison de Pelican Bay (située dans l’État américain de Californie), ont relancé leur mouvement de protestation.
Ce lundi, le silence des tombes en béton a été rompu par un mouvement de solidarité jamais vu dans l’histoire de cet État. Selon les chiffres officiels des institutions pénitentiaires américaines, 30.000 prisonniers ont rejoint l’appel des détenus de Pelican Bay à une nouvelle grève de la faim. Le mercredi [10 juillet], ces mêmes sources officielles comptent encore 29.000 participants. La répression de ce mouvement historique ne s’est pas fait attendre. Un gréviste à New Folsom Prison témoigne que la direction a menacé les grévistes de « confisquer toutes nos affaires personnelles, de nous mettre tous en isolement et de nous nourrir de force ». Malgré ces menaces, le jeudi [11 juillet], l’administration pénitentiaire comptait toujours 12.421 prisonniers dans 24 prisons de l’État et 4 autres établissements pénitentiaires qui avaient au moins refusé neuf fois leur repas.
Ce nombre dépasse toujours de loin celui des grévistes en 2011, où 1035 des 1111 prisonniers enfermés dans les cellules d’isolement de la section de haute sécurité (Security Housing Unit) de Pelican Bay, avaient mené une grève de la faim durant trois semaines. Le mouvement avait été suivi par 6.600 détenus dans 13 prisons. Une nouvelle grève de la faim fut lancée en septembre 2011, suivie par 11.898 détenus. Les grévistes y ont mis fin après que les autorités pénitentiaires ont accepté de négocier leurs cinq revendications centrales : la fin des punitions collectives ; l’abolition de la politique de « débriefing », qui consiste à devoir dénoncer d’autres détenus en échange de la sortie de l’enfermement en isolement ; l’interdiction d’un enfermement en isolement à longue durée ; une meilleure nourriture ; des programmes positifs pour des détenus en isolement pour une période indéterminée. Les négociations qui se déroulaient une fois par mois entre des représentants des prisonniers et les autorités n’ont rien donné. Les prisonniers ont dès lors décidé de préparer une nouvelle grève, de reprendre leurs cinq demandes et d’y ajouter une quarantaine d’autres, dont le retrait de toutes les sanctions qui ont suivi la première grève de la faim, l’interdiction de représailles pour la participation à la nouvelle grève, l’amélioration des conditions de vie dans les SHU, des meilleures facilités pour les visites etc. Pour Phil Scratton, professeur en criminologie à la Queens’s University à Belfast, « la lutte tenace des prisonniers de Pelican Bay (et dans de nombreux autres prisons américaines) est à la mesure de la violence de l’incarcération dont ils sont victimes. Elle nous confronte au degré de violence que peuvent faire subir les États démocratiques à leurs propres citoyens en prison. »
« Solitary confinement », l’enfermement en isolement comme système
Le système de « solitary confinement », a (re)vu le jour aux États-Unis dans les années 80 du siècle passé à la prison de Marion (Illinois). En mars 1983, l’état de siège fut déclaré dans cette prison et tous les prisonniers furent mis en isolement, 24 heures sur 24. Ce système d’enfermement s’est propagé de manière fulgurante à travers les États-Unis pendant les années 90 et puis dans le monde entier comme au Pérou, en Afrique du Sud ou en Australie. En construisant des prisons spéciales de haute sécurité ou en installant des unités super-sécurisées au sein des prisons existantes, connues sous le nom de « special control unit », « intensive management unit » ou « security housing unit », le système d’enfermement en isolement est devenu systémique. Le nom générique pour ce genre de prisons est « supermax », prison pour une super-maximum sécurité. En 1997, 34 États américains disposaient de ce genre de prisons. En 2004, il y en avait déjà 44 [Supermax, controlling risk through solitary confinement, Sharon Shalev, Willian Publishing 2009]. Le professeur Avery Gordon avance le chiffre de 57 supermax prisons dans 40 États américains [The United States military prison, Avery F. Gordon, publié dans « The violence of incarceration », edited by Phil Scratton and Jude McCulloch, Routledge 2009]. Le nombre de détenus qui s’y trouvent dépasse les 80.000. Des centaines parmi eux y séjournent depuis des années et même depuis des décennies. Les noms qu’on donne à ces prisons ou à ces unités varient, mais le régime qui y règne est presque partout identique. Enfermement, seul, dans une cellule de 6 à 8 m², pendant 22 à 24 heures par jour. Promenade ou exercices, seul, dans une cage sans équipement, pendant une heure par jour. Pas de contacts avec d’autres détenus, pas d’activités de groupe, pas de travail, peu ou pas de programmes d’éducation. Visites de famille limitées et derrière du verre, interdiction de contacts physiques. Le tout surveillé par un système électronique de haute technologie.
Ce régime est destructeur pour un être humain. Pour le docteur Terry Kupers, psychiatre et expert sur les effets psychologiques des conditions carcérales : « Les 5 pour cent de la population carcérale totale qui sont mis en isolement comptent pour près de 50 % du taux de suicide dans les prisons. Chez ceux qui s’en sortent et qui réintègrent la société, souvent sans aucune période de transition, les symptômes pourraient s’atténuer, mais ils sont incapables de s’adapter. J’ai appelé ça la décimation des compétences de la vie : la capacité d’entamer des relations sociales, de travailler, de jouer, de garder un emploi ou de profiter de la vie est détruite. »
Cette forme d’emprisonnement peut être une punition due au comportement en prison. Des détenus peuvent y être placés pour leur propre sécurité (délinquants sexuels, informateurs de la police, des prisonniers qui pourraient être victimes d’autres détenus). Mais l’élément clé du système est la ségrégation et la mise en isolement pour des raisons administratives et de gestion des prisons. Des prisonniers sont mis en isolement, non pas pour leur comportement en prison ou pour leur protection, mais parce qu’ils font partie des catégories, taxées comme « the worst of the worst », les pires parmi les pires. Faire partie d’un groupe à risque : le risque de s’évader, d’être dangereux, de faire partie d’un gang, et plus récemment de faire partie du groupe de détenus accusés ou condamnés pour terrorisme, est ainsi devenu le critère pour l’incarcération dans une supermax prison.
En Belgique aussi
La tendance actuelle n’est pas à la fermeture de ce genre de prisons ou d’unités, mais bien à sa propagation dans le monde entier. En Belgique aussi, malgré tous les obstacles que des détenus et les organisations des droits de l’homme ont essayé d’ériger contre sa mise en place, le système de détention en haute sécurité fraie son chemin.
Pendant les années 80 du siècle passé, il existait ‘le bloc U’ à la prison de Lantin, une section de sécurité spéciale pour les détenus jugés dangereux. Le bloc U a été fermé par décision judiciaire déclarant ce régime cellulaire illégal du fait qu’il n’y avait pas de base légale établie et que ce régime était contraire à l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Le gouvernement belge a ensuite décidé de créer les QSR (Quartiers de Sécurité Renforcée) dans les prisons de Bruges et de Lantin en 1994. Cette fois, la base légale y était. Elle se trouvait dans un arrêté royal de 1993, qui stipulait les critères à remplir pour procéder à un transfert d’un détenu vers un QSR. Tout en précisant que le placement ne pouvait pas durer plus de six mois et que le séjour dans le QSR devait faire l’objet d’une évaluation régulière. Mais cette nouvelle tentative a elle aussi été vouée à l’échec. Un arrêt du Conseil d’État du 21 février 1996 obligeait l’État à fermer ces sections et à abandonner ce projet. Parmi les raisons de cette fermeture, le Conseil d’État stipulait qu’il n’y avait pas de régime distinct pour les condamnés, les non-condamnés et les mineurs. Dix ans plus tard, en 2008, le ministère de la Justice et l’Administration pénitentiaire vont installer des nouvelles sections de haute sécurité AIBV/QMPSI (Quartiers de Mesures de Sécurité Particulières Individuelles) à la prison de Bruges et de Lantin. Cette fois-ci, tout était prévu : « Contrairement aux anciens QSR, qui avaient pour but l’hébergement de prévenus ou condamnés réputés dangereux en raison du délit commis, du risque d’évasion, ou du comportement pendant la détention, les AIBV/QMPSI sont spécifiquement destinés à l’hébergement de détenus masculins condamnés difficilement maîtrisables, parce que présentant des problèmes comportementaux extrêmes et persistants, s’accompagnant d’agressivité envers les membres du personnel et/ou les codétenus » [Rapport du Comité pour la Prévention de la Torture sur la Belgique (CPT), publié en juillet 2010, page 42].
Mais que constate le CPT lors de son inspection en 2009, c’est-à-dire 18 mois après l’ouverture des AIBV/QMPSI ? Que ces sections sont utilisées exactement comme avant : « Le projet initial – la création d’unités spécialisées pour le traitement des détenus présentant une agressivité extrême… – avait déjà été largement détourné de son objectif. » Pour prouver sa thèse, le CPT compte les hommes présents dans cette section : « en 2009, sur les 8 détenus se trouvant dans l’AIBV de Bruges, seulement 3 répondent aux critères, et sur les 9 détenus dans le QMPSI à Lantin, seulement 3 répondent aux critères » [Idem page 43]. Et le CPT conclut : « Le CPT recommande aux autorités belges de mettre immédiatement fin au placement de détenus qui ne correspondent pas aux critères d’admission prévus. À défaut, le projet QMSPI sera, de l’avis du CPT, voué à l’échec. » [Idem page 43] Cette recommandation n’a servi à rien. Au contraire.
Le gouvernement décide de se libérer de toutes les restrictions judiciaires et autres et de choisir ouvertement pour la construction d’une prison de haute sécurité tout court. En juillet 2012, Margaux Donckier, porte-parole de la ministre de la Justice Annemie Turtelboom, déclare : « Nous réfléchissons à la transformation d’une prison existante en prison de haute sécurité où on pourrait enfermer les détenus à risque. À quoi cela va ressembler et où elle va être située, nous ne le savons pas encore… ». Un an plus tard, une liste de 230 prisonniers, considérés comme dangereux, est établie : « Deux pour cent des 11.700 détenus emprisonnés dans les établissements pénitentiaires belges sont considérés comme dangereux car ils présentent un risque d’évasion. Ils sont maintenant repris dans une liste prenant les noms des 230 détenus dangereux, rapportent jeudi les quotidiens De Standaard et Le Soir. Cette liste, baptisée Epirisk, est le résultat d’un screening des 11.700 détenus du Royaume et a été réalisée ces derniers mois par les directeurs des 33 prisons belges, à la demande de la ministre de la Justice, Annemie Turtelboom (Open Vld) ». Le 31 mai 2013, des articles paraissent dans la presse annonçant la possible construction d’une supermax prison de haute sécurité pour 120 détenus à Ciney. Un mois plus tard, ça devient encore plus concret. Le secrétaire d’État pour les Finances, Servais Verherstraeten, déclare que « la première prison belge à haute sécurité pour des détenus dangereux est prévue pour Ciney, accueillera 134 détenus et coûtera 60 millions d’euros ».
À ceux qui pensent qu’une prison de haute sécurité diminuera le taux de violence dans nos prisons, je dirai qu’une violence supplémentaire n’a jamais apporté de solution à quoi que ce soit. Bien au contraire. Une répression accrue ne produit jamais qu’une violence accrue.
Écrit et publié par Luk Vervaet (de la Belgium Prisoner’s Family & Friend Association) le 15 juillet 2013