L’université face à un afflux de « faux » étudiants boursiers
Les facs sont dépassées par ces élèves uniquement motivés par la bourse, qui perturbent les cours et les examens.
L’examen de sociologie a commencé il y a moins d’une demi-heure. Par deux ou trois, en un flot continu, des étudiants quittent déjà l’amphithéâtre 4 de l’université de Perpignan. Copie blanche rendue. Ils ne sont venus que pour signer la feuille de présence et continuer à bénéficier de leur bourse. « Nous, direct, on signe on s’en va. Ici, on est payés à rien foutre. » Ilyes, Ryan, Dylan, trois compères à la démarche chaloupée, assument, débonnaires, leur stratégie de survie par temps de crise. « On a la bourse, on travaille de partout au noir, on s’en tire avec 1500 euros facile. »
La sortante suivante, pressée, court sur talons compensés. « J’ai rendez-vous chez le coiffeur, au Leclerc de je sais plus où. » Puis viennent deux blondes qui préparent le concours d’infirmière. « La prépa coûte cher… » Assises en rang d’oignon, Sarah, Fara, Sabrina, Samia et quelques autres, moitié apprêtées comme des starlettes de téléréalité, moitié voilées, n’ont pas davantage passé l’examen. Elles redoublent la première année de sociologie (« C’est pas intéressant, ça mène à rien. ») après un bac professionnel secrétariat et une admission refusée en BTS, travaillant de-ci de-là « au KFC » ou dans le ménage.
La bourse ? « Ils devraient l’augmenter !, rient-elles. Elle part en trois jours, comme ça, fringues, téléphone. C’est pas les parents qui vont nous donner 400 euros par mois ! » Le frère de l’une d’elles, un peu à l’écart, écoute, l’air gêné. À 22 ans, lui aussi n’a d’étudiant que la bourse. Il raconte son bac pro, le DUT transports dont il a vainement rêvé, le travail introuvable, même en intérim. « Quatre cents euros, ça aide à tenir », quand on vit seul, aîné d’une famille de quatre enfants, avec un père petit commerçant et une mère femme de ménage. « Je ne vais pas vous dire que je me sens à l’aise ici. Je préférerais faire ce qui me plaît. »
Aude Harlé, la directrice du département de sociologie, s’extrait de l’amphithéâtre avec, en main, une pile de 84 copies blanches pour 161 étudiants inscrits à l’épreuve. Il y a deux jours, en droit, ce fut une soixantaine de copies vierges sur 300 distribuées. En administration économique et sociale (AES), une vingtaine sur 80. Même circonscrit à ces trois filières, le phénomène des étudiants fictifs inquiète, au point que les capacités d’accueil ont été réduites en sociologie et AES, cette année, pour éviter les inscrits de dernière heure.
« Ces faux étudiants existent depuis toujours mais nous notons une accélération depuis deux-trois ans, en lien avec le chômage des jeunes et l’absence de dispositif de soutien financier pour cette période de transition entre lycée et activité », indique Fabrice Lorente. À Perpignan, il préside une université sise dans le département (Pyrénées-Orientales) qui enregistre le troisième plus fort taux de chômage en France. « Ces jeunes viennent juste chercher un revenu minimum pour vivre qui n’est pas énorme, ce qui montre l’ampleur de leurs difficultés… » Une bourse sur critères sociaux de 470 euros versée sur dix mois, cumulable avec un emploi, qui exonère des frais d’inscription universitaire, ouvre droit à la sécurité sociale et à diverses réductions, notamment dans les transports, en contrepartie d’une présence aux examens et travaux dirigés (TD).
Les étudiants sont censés demeurer dans l’amphithéâtre un tiers du temps de l’épreuve, afin de permettre aux retardataires d’arriver. Mais les enseignants peinent à canaliser ces jeunes venus sans stylo qui trépignent, s’interpellent, sortent les téléphones portables, en attendant de s’échapper. « Cette fois-ci, la salle était tellement bruyante que j’ai menacé de les exclure de l’examen et de les compter absents », témoigne Aude Harlé. Dissuasif. Cette absence vaut suppression de bourse. La sociologue organise désormais l’amphithéâtre de façon à épargner les étudiants qui entendent composer, incitant « ceux qui souhaitent partir vite » à se regrouper du côté droit qu’elle évacuera ensuite, rangée par rangée.
Même pression sur les enseignants durant les travaux dirigés — trois absences bloquant l’accès aux examens, donc à la bourse. Durant deux ou trois heures, les chargés de TD ont pour tâche épuisante d’obtenir un minimum d’attention tandis qu’une bonne part des présents s’agite, bavarde, écoute de la musique, envoie des SMS ou dort tête sur le bureau.
Le président de l’université s’agace : tout cela affecte ses statistiques de réussite en première année. « On nous en fait le reproche. Mais ces étudiants ne veulent pas travailler ! Et le système de répartition des moyens tient compte des taux de réussite en première année… » Taux de 15 % en AES, de 29 % en sociologie, mais de 44 % toutes filières confondues, une fois dilué le problème des faux étudiants. Ce qui place tout de même Perpignan à une très honorable 9e place des universités.
Pour les doyens des facultés de lettres et de droit, Nicolas Marty et Yves Picod, l’État achète ainsi la paix sociale. Fermant les yeux sur ces bourses qui fournissent un complément de revenus aux familles et écartent quantité de jeunes des statistiques du chômage. Il serait temps, pensent-ils, d’imposer un minimum de résultats. Ne serait-ce qu’un 8 de moyenne, et le non-redoublement… Le sujet met plus mal à l’aise les sociologues, qui redoutent une stigmatisation de leur matière, des boursiers — certains sont brillants. Et surtout d’une certaine jeunesse.
D’autant qu’à Perpignan, où les plus défavorisés sont souvent enfants de l’immigration maghrébine, le Front national fait recette… « Dans les examens, on commence à percevoir des regards de classe, de rancœur, entre les jeunes de milieu très populaire et ceux des classes moyennes ou populaires stabilisées. À l’université, lieu de mixité, on entend désormais des propos porteurs de racisme », s’inquiète Éliane Le Dantec, maître de conférences en sociologie. « Ceux-là, ils sont là pour profiter. Ils ne cherchent même pas de travail », nous ont glissé plus tôt deux jeunes filles, devant la porte ouverte de l’amphithéâtre, en désignant quelques garçons d’origine maghrébine installés sur la droite.
Ces jeunes qui vivent dans des conditions très difficiles, avec souvent deux parents chômeurs, Aude Harlé les connaît bien. « Ce ne sont pas des parasites ! Ils ont objectivement besoin d’un revenu de subsistance. Ils se cherchent, se sont orientés vers la fac par défaut, n’ont pas les prérequis pour des études universitaires. Certains sont en sociologie après un bac pro cuisine ou maçonnerie ! Ils n’accrochent pas mais restent pour survivre car s’ils abandonnent, ils doivent rembourser la bourse depuis le début de l’année… »
L’ouverture du RSA aux jeunes réglerait-elle le problème ? Pour Jean Jacob, qui enseigne les sciences politiques, elle aurait le mérite d’assainir la situation. Les uns pouvant étudier tranquillement. Les autres ne plus être contraints de louvoyer.
« Nous servons d’assurance-chômage aux jeunes qui ne trouvent pas de travail »
Fabrice Lorente, jeune président de l’université de Perpignan, a joué la transparence sur ce sujet sensible des faux étudiants, en acceptant la venue d’un journaliste, alors qu’un vote solennel est prévu à l’Assemblée nationale, mardi 28 mai, pour approuver le projet de loi sur l’enseignement supérieur et la recherche, qui vise notamment à améliorer les chances de réussite des étudiants.
« C’est une problématique que rencontre l’université française dans son ensemble, assure-t-il. Il est temps que les pouvoirs publics s’en saisissent. Les soixante-dix universités qui ont un taux de réussite plus faible que le nôtre en première année doivent être autant, voire plus impactées… » Mais l’omerta règne, constate-t-il. « Cela ternit l’image de l’université, contrarie le travail effectué pour se forger une image d’excellence. »
Ce secret de polichinelle est discuté avec les collègues de Nanterre, Villetaneuse, Montpellier, Toulouse-le Mirail, confie Nicolas Marty, doyen de la faculté de lettres de Perpignan : « Dès qu’on évoque le faible taux de réussite en licence, quelqu’un rappelle que beaucoup d’étudiants ne passent pas les examens…«
Anne Fraysse, présidente de l’université de Montpellier, admet aussi « ce problème majeur qui monte depuis deux ans avec la crise ». Chez elle, 700 étudiants sur 5000 seraient concernés en première année. « Nous servons d’assurance-chômage aux jeunes qui sont dans un état intermédiaire et qui ne trouvent pas de travail. C’est un problème social qui brouille l’image de réussite de l’université. » Les universités d’Aix-Marseille, de Villetaneuse, de Saint-Denis (« marginalement »), ne sont pas non plus dans le déni. D’autres universités préfèrent cacher cette réalité, évitant d’imposer une obligation de présence dans les travaux dirigés.
Dans une grande université parisienne dont le service communication nous a assuré qu’elle n’était pas concernée, une enseignante témoigne, sous couvert d’anonymat : « En sociologie, économie, langues, AES, les incidents se multiplient cette année, avec ces jeunes qui ne veulent pas étudier. Auparavant, ils faisaient profil bas. Désormais, ils perturbent, sont agressifs, nous sommes dans un rapport de force constant. Certains vont jusqu’aux menaces physiques pour obtenir leur feuille d’assiduité semestrielle. »
Presse de bouffons (Pascale Krémer, envoyée spéciale à Perpignan, LeMonde.fr, 27 mai 2013)