Guy Debord, force ou farce ?
La BNF consacre une exposition jusqu’au 13 juillet 2013, au père de l’Internationale situationniste : Guy Debord. Le stratège était-il un imposteur de génie ? L’ambiguïté persiste.
Et si tout cela n’avait été qu’un gigantesque canular ? Et si le situationnisme n’était qu’une plaisanterie de haut vol, un surréalisme sans poésie, un cinéma sans spectateurs, un marxisme cantonné à la cour de la Sorbonne ? Et si, enfin et surtout, toute cette aventure collective n’avait été que le masque d’un seul homme, Guy Debord (1931-1994), « le plus fameux des hommes obscurs », comme il se dépeint lui-même dans cette belle langue héritée du cardinal de Retz ?
Paradoxalement, c’est au moment où l’auteur de La Société du spectacle est sacré par une exposition à la Bibliothèque nationale de France que le soupçon gagne. Ses manuscrits sont là (magnifiques murs composés de ses fiches de lecture), les tracts et slogans de l’Internationale situationniste claquent, le prototype en métal du Jeu de la guerre, cet échiquier pour stratèges en chambre inventé par le Maître, trône superbement dans l’obscurité, les cahiers Gibert, dans lesquels il a écrit son « best-seller », dévoilent sa petite écriture, oui, toutes ces archives achetées voilà deux ans 2,7 millions d’euros par la BNF sont là, devant nous, et pourtant, le doute persiste. Que reste-t-il de cette avant-garde qui sut si bien se mettre en scène, jusqu’en sa postérité, comme en témoigne le beau catalogue de l’exposition ? Quelques libelles nerveux annonciateurs de Mai 68, de cinglants slogans sur les murs du Quartier latin (« Ne travaillez jamais ! »), le style superbement oraculaire des ouvrages de Guy Debord, une théorie un peu vaine du « spectaculaire intégré » et un réservoir de rêves pour adolescents en mal de dérives urbaines et de révolution. Un mélange de stratégie et de jeu. Clausewitz rue Gay-Lussac.
Presse confusionniste (Jérôme Dupuis, LExpress.fr, 5 avril 2013)
Les salauds, ils ont ressuscité Guy Debord !
L’IMPOLIGRAPHE
En sortant de mes pâques, si peu religieuses qu’elles furent, je ne suis toujours pas sûr de vouloir croire à la possibilité d’une résurrection et surtout pas à la mienne. Et j’aurais aimé que l’on ne s’autorise pas à ressusciter qui récuserait pareil traitement, de toutes ses forces de mort ayant choisi de l’être.
C’est Guy Debord qu’on nous ressuscite, là, maintenant. Il voulait « afficher, comme Li Po, cette noble satisfaction : ‘depuis trente ans, je cache ma renommée dans les tavernes’ » – eh bien, l’en voilà sorti de sa taverne, et de force, par la peau des mots, pour être exposé à la Bibliothèque nationale française. Comme si l’ironique et douloureux Panégyrique [Guy Debord, Panégyrique, Gallimard 1993] qu’il écrivit de lui-même ne suffisait pas, et que sa conclusion, belle épitaphe que l’on voudrait pour nôtre, n’était pas assez péremptoire pour décourager les épigones : « ici l’auteur arrête son histoire véritable : pardonnez-lui ses fautes ».
Certes, la force des institutions qui ne sont ni armée, ni police, est dans leur capacité à récupérer ce qui les nie : les appareils idéologiques d’État se nourrissent de leurs opposants car il faut lire ses ennemis pour les combattre. Mais si nos maîtres lisent ceux qui les honnissaient, on nous prie, nous, de dissoudre nos références dans une absolue équivalence entre elles, le tout équivalant au rien. Ce gigantesque équarrissage de tout ce qui peut se dire et se créer, qui permet à Bernard-Henri Lévy de se prendre pour Guy Debord et à John Armleder pour Marcel Duchamp, nous permet certes d’entendre, de loin, brouillée par le marché et le snobisme, quelque grande voix hurlante, ou de voir quelques grands traits furieux qui en d’autres temps eussent été tenus pour inexistants. Mais au bout du compte, tout étant également (ou peut s’en faut) accessible, tout se vaut – et rien ne vaut plus grand-chose.
Quelques révoltés de service, quelques colériques spectaculaires font bien un petit tour de piste dans les médias, mais leurs tours sont de plus en plus rapides, sur des pistes de plus en plus courtes, pour un spectacle bientôt aussi bref que leurs idées, et pour un public n’attendant que leur numéro. Nous les retrouverons ensuite tenant leur rôle d’opposants conformes et d’iconoclastes prudents, ratiocinant une adhésion fervente à quelque vieille lune idéologique, cultivant le coin de jardin que les pouvoirs leur allouent en remerciement du service rendu par leur révolte passée. C’est ici le spectacle du refus et la mise en scène de la négation. Debord en tenait, lui, pour la négation de la mise en scène et le refus du spectacle.
Cet amoureux de la vie qui s’est « employé d’abord et presque uniquement à vivre comme (il lui) convenait le mieux » jusqu’à se donner la mort, ce conspirateur sans autre conspiration qu’une « Internationale situationniste » qui ne compta jamais que quelques dizaines de membres, et jamais plus de dix à la fois, cet inventeur d’une étrange sorte d’anarchisme aristocratique aux références mêlant Retz et Villon, Clausewitz et Lacenaire, se retrouve ainsi exposé, honoré, ressuscité par la Bibliothèque nationale. Ce n’est pas l’hommage du vice à la vertu, mais c’est tout de même quelque chose comme l’exposition, par l’institution d’État, de sa conviction de pouvoir tout digérer, tout intégrer.
De Debord, il nous reste une colère inextinguible. Mais non de ces colères pulsionnelles qui s’éteignent sans avoir jamais d’autre conséquence que la fatigue du colèreux : la colère de Debord est une colère qui a du style, de la constance, de la structure. L’homme qui traçait sur les murs au début des années cinquante ce mot d’ordre : « ne travaillez jamais ! » n’eut de cesse de travailler à la sape de l’ordre du monde, et rien n’est plus épuisant lorsque comme lui on ne veut rien négocier ni affadir de cet engagement de moine-soldat, mais d’un moine sans dieu et d’un soldat sans armée. « Je n’ai jamais cru aux valeurs reçues par mes contemporains, et voilà qu’aujourd’hui personne n’en connaît plus aucune », écrivit Debord dans son Panégyrique, en 1993. L’année suivante, à 63 ans, il se donnait la mort.
En 1967, l’Internationale situationniste proclamait : « nous voulons que les idées redeviennent dangereuses ». Presque un demi-siècle plus tard, n’en sommes-nous pas à cet état des choses où, désormais, toute idée est redevenue dangereuse, par le seul fait d’être une idée dans un monde sans idée ?
Presse confusionniste (Pascal Holenweg, Conseiller municipal plus ou moins socialiste en Ville de Genève, LeCourrier.ch, 2 avril 2013)
Le Guy Debord Show est à la BnF
Pour Olivier Assayas, conseiller de l’exposition, « Debord était en guerre ». La preuve avec son art de détourner les citations.
« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » : cette synthèse, la meilleure de la pensée du philosophe situationniste Guy Debord, est aussi l’aphorisme le plus souvent cité, parfois jusqu’à la nausée, par les gens revenus de tout. Ils vous le jettent à la figure avec commisération comme pour dire : « Mon pauvre ami, il n’y a que les dupes qui cherchent encore la vérité ! »
En 2008, dans un essai enlevé, Jacques Rancière a tordu le cou à ce postsituationnisme qui prend des poses désenchantées (Le Spectateur émancipé, La Fabrique). Guy Debord lui-même n’est pas à l’abri de cette tentation d’observer avec dédain le troupeau humain. La nostalgie et un zeste d’aristocratisme affleurent dans ses textes, le rapprochant — en plus puissant — des anti-modernes façon Philippe Muray qui vitupèrent l’abrutissement général pour mieux s’en distinguer.
Heureusement, le fondateur de l’Internationale situationniste avait une autre facette, plus intéressante et généreuse. Y dominent le goût des jeux graphiques, l’art des détournements facétieux, le désir d’en découdre en inventant des formes. L’exposition qui s’ouvre cette semaine à la Bibliothèque nationale de France permet d’en prendre la mesure.
En 2011, les archives du philosophe avaient été vendues à l’État français par sa veuve pour 1 million d’euros. Les voici visibles pour le public. Pas de révélations fracassantes, mais un rééquilibrage de l’œuvre au profit de la partie graphique. C’est ainsi que le rapprochement sous la même vitrine des trois cahiers originaux de la Société du spectacle et la bande dessinée américaine qui fut détournée pour servir de plaquette-annonce semble nous dire : ne me prenez pas trop au sérieux !
Mais revenons à la thèse 9 du chapitre I de la Société du spectacle : « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » Elle provient d’une formule de Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit : « Le faux est un moment du vrai. » L’inversion de Debord fut un trait de génie : c’est solennel, fulgurant, ça en impose.
Le procédé est à l’œuvre dans toute la Société du spectacle , véritable patchwork de phrases détournées. C’était une méthode, une façon de construire sa pensée. À la BnF, on voit comment, toute sa vie, Debord a lu et recopié d’une écriture enfantine des extraits de Machiavel, Shakespeare, Châteaubriand, Trotski… À sa mort, les fiches étaient rangées par dossiers, ornés d’une étiquette d’écolier. En marge, il ajoutait parfois : « det », pour « détournable ».
« La postérité debordiste est tellement pénible »
Puisse ce coup de projecteur sur Debord en bricoleur de citations atténuer le culte pompeux dont il est devenu l’objet… Culte d’autant plus ridicule qu’il est en contradiction avec l’idée même de critique du spectacle. « La postérité debordiste est tellement pénible », soupire Olivier Assayas. Le cinéaste, qui a assuré la restauration des films de Debord il y a une vingtaine d’années, est le conseiller scientifique de l’exposition.
Dans Après mai, sorti cet automne, il évoquait à mi-mot le rôle de Debord face à un gauchisme devenu destructeur, au début des années 1970. « En 1969, il dissout l’Internationale socialiste. Il était chef de bande et se retrouve seul. Voilà ce qui me plaît chez lui : la façon qu’il a eue de se transformer en fonction de la transformation du monde. Il était en guerre. » Une transformation de soi qui relève de la même logique d’adaptation stratégique que les détournements de Hegel ou de Marx. D’ailleurs, l’exposition se clôt par son « Jeu de la guerre », qu’il conçut en annotant Clausewitz.
« Il voulait frapper avec ses aphorismes, pour lui, c’étaient des armes contre la société. Il prétendait avoir tout dit », souligne Anselm Jappe, auteur d’une remarquable analyse qui sort la pensée debordienne de son splendide isolement (Guy Debord, Denoël). Car, malgré lui, le philosophe appartient à une vaste réflexion collective sur le lien entre exploitation économique et aliénation culturelle.
« Sa critique du spectacle converge avec les travaux de l’école de Francfort sur l’industrie culturelle », poursuit Jappe. Preuve de cette imprégnation : l’exposition dévoile des échanges avec Henri Lefebvre ou le groupe Socialisme ou barbarie. « Il ne désirait pas de descendance, conclut Jappe. Il souhaitait rester comme une apparition solitaire. » Mais un solitaire qui ne pouvait pas vivre sans les mots des autres…
Presse confusionniste (Éric Aeschimann, Le Nouvel Observateur, 28 mars 2013)
Nous ne connaitrons aucun repos jusqu’au jour où : » le dernier bureaucrate sera pendu aux tripes du dernier capitaliste » (I.S.).
Debord, roi de France !