Palaces et escorte de stars : les extras de la BAC de Paris
ENQUÊTE. Soirées huppées dans les grands hôtels, protection de stars : des policiers parisiens mènent de très discrètes missions annexes…
Les invités n’ont rien vu. Il est 1 heure du matin, ce 28 novembre 2012, au Shangri-La, dernier-né des palaces parisiens, et la foule des VIP réunie par le joaillier Chopard dans le restaurant de l’hôtel dîne et devise comme si de rien n’était.
Sous l’imposante verrière construite à la fin du XIXe siècle pour le prince Roland Bonaparte, ex-propriétaire des lieux, des mannequins virevoltent pour présenter les dernières créations de la manufacture suisse, dont les parures ou les montres de luxe séduisent les stars et les politiques, de Tom Cruise à Sophie Marceau en passant par Bill Clinton ou le prince Charles.
Solitaires de saphir, colliers de perles ou pendentifs d’émeraude. Est-ce l’éclat des bijoux ou celui de leurs présentoirs vivants, drapés dans des robes Elie Saab ? Le chanteur Lionel Richie, vieille gloire des années 1980, semble ne se rendre compte de rien et continue d’applaudir à tout rompre.
La « police » des vigiles
Mais, dans les coulisses, c’est la panique. Des inspecteurs du Cnaps, le Conseil national des Activités privées de Sécurité, la « police des vigiles », ont débarqué à l’improviste et passent en revue la trentaine de gardes du corps déployés pour l’occasion. Plus de la moitié sont en infraction ! Certains ne possèdent pas de carte professionnelle et d’autres, étrangers, n’ont même pas de titre de séjour… Les responsables de Startcom, la société qui sécurise la soirée, sont introuvables. L’équipe du Cnaps dresse des procès-verbaux, interroge, saisit.
À 3 heures du matin, la fête s’achève. Un à un, les invités prennent congé, sans oublier de poser pour les traditionnelles photos à paraître dans les rubriques people. Lionel Richie étreint la présidente de Chopard, la Suisse Caroline ScheufeleGruosi, il sourit sous les flashes, puis monte dans sa limousine. Dans le restaurant déserté ne restent que les extras qui
entassent verres et assiettes sur les chariots et les petites mains qui rangent les bijoux dans leurs écrins.
Branle-bas de combat chez les « bœuf-carottes »
Les inspecteurs du Cnaps observent la scène : ils attendent l’arrivée des transporteurs de fonds qui vont rapporter bagues et colliers place Vendôme, siège du bijoutier. Mais, lorsque ceux-ci arrivent, surprise ! Ce sont des hommes de la BAC de Paris en civil… Munis de leurs armes de service, quelques-uns portent même des gilets pare-balles estampillés « police ».
Le face-à-face est tendu : ne comprenant pas qu’on ose leur poser des questions, les flics rabrouent les inspecteurs du Cnaps. Jusqu’à ce que ces derniers leur mettent leurs cartes sous le nez et exigent, en retour, les papiers des vrais faux policiers… Le rapatriement des bijoux se fait dans un silence de plomb.
Lorsque le Cnaps transmet, quelques jours plus tard, à la Préfecture de Police de Paris une note résumant sa descente au Shangri-La, c’est le branle-bas de combat boulevard du Palais. L’Inspection générale des Services (IGS), les redoutés « bœuf-carottes » parisiens, lance immédiatement une enquête administrative sur ces policiers de la BAC qui arrondissent leurs fins de mois dans les grands hôtels.
Après Michel Neyret et les rackets de la BAC de Marseille
Théoriquement, les fonctionnaires ont le droit d’exercer un emploi « secondaire ». Mais après avis d’une commission de déontologie, et quand cet emploi ne nuit pas à la « neutralité » et à « l’indépendance » du service. Inutile de dire que vigile n’entre pas dans cette catégorie…
Ce délicat dossier est suivi de très près, et sans qu’à ce jour rien n’en ait encore filtré, par le préfet de police de Paris, Bernard Boucault. L’ancien directeur de l’ENA, qui a remplacé le très sarkozyste Michel Gaudin, limogé après la victoire de François Hollande, entend frapper un grand coup contre les filières de travail clandestin au sein de la préfecture parisienne, souvent qualifiée d' »État dans l’État ».
Les cadeaux des truands au commissaire Michel Neyret à Lyon et surtout le racket des dealers par la BAC de Marseille ont déjà écorné l’image de la police. Il faut absolument éviter d’ébruiter cette nouvelle affaire de « tricoche », terme qui désigne, chez les policiers, le travail au noir (le « tricocheur » joue sur les deux tableaux : une maille à l’endroit, une maille à l’envers).
Flics « à la pige »
Selon nos informations, pourtant, pas moins de neuf sociétés et trois fonctionnaires sont aujourd’hui dans le collimateur de l’IGS. Certaines ont allègrement puisé dans les effectifs de la BAC parisienne et détourné ses policiers en civil de leur mission première (la lutte contre la délinquance) pour les « louer » à des organisateurs de fêtes et galas. Ces flics « à la pige » effectuant le plus souvent leurs prestations avec leurs véhicules de service ou même leurs scanners et autres coûteux équipements électroniques, strictement réservés à la police.
Startcom, qui sécurisait la soirée Chopard au Shangri-La, a poussé encore plus loin la « synergie » : cette société domiciliée à Villejuif est présidée par une certaine Stéphanie Bonhomme, qui se révèle être l’épouse de Thierry Bonhomme… un policier de la BAC.
À la même adresse, on trouve une autre SARL, Startcom Radiocommunication, dont le gérant, Nabil Drissi, est lui aussi fonctionnaire de la BAC. L’enquête de l’IGS est toujours en cours et, à ce jour, aucun des deux hommes n’a fait l’objet d’une sanction administrative ou pénale. Ces deux entreprises, créées à l’été 2012, n’ont même pas attendu d’avoir les autorisations nécessaires pour exercer leur activité.
« Plusieurs dizaines » de vigiles exerçant sans permis
C’est le Cnaps, établissement public placé sous la tutelle du ministre de l’Intérieur, qui délivre ce précieux vade-mecum. Le Cnaps, autorité de régulation, sans pouvoir d’enquête, a été mis en place sous la présidence de Nicolas Sarkozy et officiellement inauguré par Claude Guéant en janvier 2012, quelques mois avant qu’il ne quitte la place Beauvau. Son président n’est autre qu’Alain Bauer, un proche de l’ancien chef de l’État, dont il fut le conseiller, mais aussi un ami intime de Manuel Valls.
Quand le criminologue a ajouté à la liste de ses activités, déjà fort nombreuses, la direction du nouvel organisme censé superviser la sécurité privée, il a promis de mieux organiser « une profession en forte croissance » (près de 6.000 entreprises employant 160.000 personnes) et de la doter d’un « code de déontologie ».
Depuis, le Cnaps a effectué « près d’un millier d’inspections », dit Bauer, et découvert « plusieurs dizaines » de vigiles exerçant sans permis. Parmi eux, combien de policiers en exercice ? Alain Bauer ne donnera pas de chiffres. Vérification faite, un seul cas de fonctionnaire travaillant au noir a déjà été instruit par le Cnaps en dix mois d’inspection.
Gros bras pour les soirées
Bonhomme et Drissi n’en sont pourtant pas à leur coup d’essai. Selon le directeur de la sécurité d’un palace parisien, les deux hommes évoluent depuis plusieurs années dans l’univers très fermé de l’hôtellerie de luxe, où ils fournissent des gros bras pour les soirées, n’hésitant pas à payer de leur personne en jouant eux-mêmes les body guards.
Celui qui leur a ouvert les portes des cinq-étoiles s’appelle Sofiane Salah Kaabi. Toujours tiré à quatre épingles, l’aimable facilitateur occupe un poste tout ce qu’il y a de plus officiel chez Chopard : event manager, en clair « organisateur de soirées ».
Il monte des galas de prestige, trouve les salles, recrute les traiteurs et surtout rameute les people, indispensables pour assurer des retombées marketing. À ses heures perdues, il fait également office de rabatteur pour les grands hôtels parisiens, leur amenant les touristes les plus fortunés, contre commission. Il a notamment tenté d’attirer dans plusieurs palaces la princesse Maha al-Sudaïri.
Princesses dispendieuses et milliardaires paranoïaques
Depuis un an, l’épouse de feu le prince héritier d’Arabie saoudite Nayef ben Abdulaziz fait la tournée des plus beaux établissements de la capitale. Cette cliente en or ne se déplace jamais sans son personnel — près de soixante personnes ! —, privatise des étages entiers, dépense à chacun de ses séjours plusieurs millions d’euros.
On ne lui connaît qu’un défaut : elle a une fâcheuse tendance à ne pas payer sa note… En délicatesse avec la famille royale — son mari l’a répudiée avant sa mort en juin 2012 —, elle n’a plus accès aux fonds inépuisables de la dynastie saoudienne. Lors d’un séjour au Shangri-La, l’an dernier, elle a même tenté de filer à l’anglaise.
Princesses dispendieuses et milliardaires paranoïaques, le monde huppé et interlope des palaces est évidemment une aubaine pour tous ceux qui se disent spécialistes de la sécurité, qu’ils soient commissaires à la retraite ou fonctionnaires toujours en activité, comme Bonhomme et Drissi.
Les dignitaires arabes, par exemple, mobilisent à chaque déplacement des dizaines de gardes du corps et exigent, moins pour des raisons de sécurité que de prestige, que leurs protecteurs soient lourdement armés. Or, à la suite d’une modification réglementaire intervenue en 2006, les « gorilles » français ne peuvent plus porter de revolvers et encore moins de fusils automatiques.
Afin d’éviter que des escouades privées à la gâchette facile ne circulent au milieu des touristes qui visitent Paris, la protection rapprochée se fait désormais « à mains nues » en France. Seule une poignée de prestataires étrangers, dûment autorisés par les services du protocole du Quai-d’Orsay, ont encore le droit d’être armés sur le territoire national.
« On laisse des Britanniques ou des Belges inconnus circuler enfouraillés à Paris ou à Cannes, alors que des Français contrôlés et agrémentés n’ont même pas droit à un pistolet d’alarme ! », peste le dirigeant d’une société de protection, qui a perdu plusieurs gros contrats avec des ambassades du Golfe au profit d’équipes étrangères.
Filière de travail clandestin à la Préfecture de police de Paris
Pour contourner cette mesure, jugée vexatoire, les représentations saoudiennes et qataries à Paris font parfois appel à de « vrais » policiers, qui opèrent en dehors de leurs heures de service. En 2007, une première filière de travail clandestin avait déjà été démantelée, en toute discrétion, au sein des Renseignements généraux (RG) de la Préfecture de Police de Paris.
C’est un vigile réclamant 2.800 euros pour douze jours de travail impayés qui a dénoncé son employeur, Thierry Ponsonnet, dont l’officine Security Consulting International était commodément installée au 5 rue des Saussaies, juste en face du ministère de l’Intérieur.
Ponsonnet était en cheville avec le responsable du syndicat policier Alliance au sein des RG, Antonio Fiori, et avec le chef du groupe « Escorte » du service de renseignement parisien, Rabah Bey. Il recrutait des policiers pour protéger des Saoudiens en goguette à Paris ou sur la Côte d’Azur, parmi lesquels le colonel Hussein al-Kahtani, ex-attaché de défense à l’ambassade saoudienne à Londres et cheville ouvrière des grands contrats d’armement dans le royaume, ou encore la princesse Latifa ben Abdulaziz, fille du roi Abdulaziz, premier roi d’Arabie.
Gyrophare et pistolet Glock 9 mm
Thierry Ponsonnet, qui fut sapeur-pompier dans sa jeunesse, aimait se présenter comme un ancien du Service de Protection des Hautes Personnalités, l’unité d’élite qui assure la sécurité des ministres et des préfets, dont il portait volontiers l’épinglette et le pince-cravate officiel, théoriquement réservés aux seuls ex-fonctionnaires du SPHP.
Exhibant parfois un brassard « police », il faisait régulièrement usage d’un gyrophare et avait même apposé sur sa carte d’agent de protection rapprochée un liseré bleu-blanc-rouge pour qu’elle ressemble à une carte officielle. Quand faire illusion n’était plus suffisant, il produisait des faux : son autorisation de port d’un pistolet Glock 9 mm était bidon, tout comme son permis de détention et d’usage d’un gyrophare.
D’où provenaient ces documents falsifiés ? L’instruction menée par la juge Dominique de Talancé a établi que l’imprimerie de la Préfecture de Police était alors placée sous la responsabilité d’un membre de la famille du syndicaliste Antonio Fiori. Ce dernier a vigoureusement nié avoir produit le moindre faux pour Thierry, même si un port d’arme falsifié au nom de son ami a été retrouvé par les enquêteurs dans son bureau.
Faux fax à en-tête de la Préfecture de Police
Le responsable d’Alliance a en revanche admis avoir confectionné — avec une photocopieuse et du Tipp-Ex… — un faux fax à en-tête de la Préfecture de Police de Paris annonçant la venue sur la Côte d’Azur d’une « équipe officielle » dédiée à la protection de la famille royale saoudienne et conduite par Thierry Ponsonnet. Sur la foi de ce fax, le président de Security Consulting a obtenu une place de mouillage pour son Zodiac, pompeusement baptisé le « Maloca II », dans le port de Cannes, en plein mois de juillet, la période la plus chargée de l’année.
Avec ses amis Fiori et Bey, entre les escortes de princes et princesses, il s’est détendu en faisant du ski nautique… Quand le « Maloca II » a eu une avarie, c’est la brigade fluviale de la Préfecture qui, contre quelques bouteilles de champagne, s’est chargée des réparations.
Pour payer les policiers qui travaillaient pour lui, Ponsonnet devait jongler avec les enveloppes d’argent liquide. Fort opportunément, il bénéficiait de la complicité de sa chargée de compte à la Banque populaire, qui était également sa maîtresse. Elle a été condamnée pour recel de biens provenant d’un délit.
Qui manipule qui ?
Employer des policiers pour jouer les gardes du corps peut donner lieu à des quiproquos dignes du théâtre de boulevard : on ne sait plus qui manipule qui. Ainsi, en 2005, des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur, en quête de renseignements, ont tenté d’approcher discrètement, au Crillon, l’équipe de protection de la princesse saoudienne Latifah ben Abdulaziz, sans se douter que cette escorte était en majorité composée… de gens de la « maison ».
Sollicités, les gorilles français de la princesse ont non seulement éconduit les collègues trop curieux, mais ils ont cherché à les identifier en se procurant, après avoir soudoyé le service de sécurité de l’hôtel, les enregistrements des caméras de surveillance de l’établissement. Les bandes vidéo ont ensuite été remises au secrétaire particulier de la princesse.
Sanctions disciplinaires
Stéphane Duplan, l’avocat de Thierry Ponsonnet, répugne à évoquer la « vieille affaire » (le jugement date pourtant seulement de 2010) à laquelle a été mêlé son client. La Préfecture de Police n’est pas plus bavarde. Elle a lavé son linge sale en famille. Les policiers qui ont reconnu avoir travaillé pour Ponsonnet n’ont écopé que de sanctions disciplinaires.
Seuls Fiori et Bey se sont retrouvés devant un tribunal et ont été condamnés pour « faux et usage de faux ». Quant à Thierry Ponsonnet, il a écopé de trois ans de prison, dont deux avec sursis, et d’une amende de 100.000 euros pour « détention de faux documents », « trafic d’influence actif » et « travail dissimulé ».
Depuis, il s’est lancé dans l’import-export d’équipement de police et a approvisionné, entre autres, la Guinée pendant l’éphémère régime de transition du général Sékouba Konaté, en 2010. Un retour à la « tradition ».
Car, dans les années 1980, c’étaient les ambassades africaines, et pas encore l’Arabie saoudite, qui permettaient aux policiers de faire de juteux extras. Jean-Pierre Fourès, un ancien des RG, était, pour ne citer que cet exemple, le correspondant à Paris de la « B2 », la sécurité militaire gabonaise. Il entretenait les meilleures relations avec ses anciens collègues et était toujours à la recherche de bonnes volontés pour assurer la sécurité d’une délégation ou fournir un tuyau sur une affaire sensible.
Quelque chose ne tourne pas rond
Reconverti dans l’enquête privée, Jean-Pierre Fourès est aujourd’hui soupçonné d’avoir, via ses nombreux contacts au sein des RG (devenus depuis la DCRI), fourni à la chaîne de meubles Ikea des informations sur son personnel et sur ses clients. Ayant obtenu de nombreux e-mails entre Fourès et la direction de la sécurité de l’entreprise, le syndicat Force ouvrière a porté plainte en mars dernier. L’affaire est actuellement à l’instruction.
Parmi les données transmises par Fourès figuraient des extraits du fichier Stic, compilations de toutes les infractions commises par un particulier, ainsi que du registre des cartes grises.
La multiplication des affaires impliquant des fonctionnaires est-elle le signe que quelque chose ne tourne pas rond dans la police française ? Au ministère de l’Intérieur, on préfère parler de « changement de culture » et souligner que, jusqu’au milieu des années 1990, personne ne trouvait à redire sur les « tricocheurs ». Ces pratiques, assure-t-on en haut lieu, sont aujourd’hui de moins en moins tolérées, y compris par les policiers eux-mêmes, qui n’hésitent plus à dénoncer les collègues qui cèdent à la tentation.
Publié par un journaliste qui frise l’outrage à l’Honneur de la police (Philippe Vasset, Le Nouvel Observateur, 25 janvier 2013)