CAC 40 et ONG, ensemble pour réduire la pauvreté
La grande entreprise, en partenariat avec les organisations non gouvernementales et les pouvoirs publics, part à l’assaut du marché de la pauvreté. Philanthropie ou business ?
La grande sacoche bleue à l’épaule, Rajeda démarre sa tournée de vente en porte-à-porte à travers les villages environnants du Sud du Bangladesh. Cette mère de famille gagne 19 dollars par mois en moyenne, contre 6 au début, en 2005. Car au fil des années, aux seules chaussures Bata se sont ajoutés des rasoirs Bic, des shampoings à l’unité Unilever, des yaourts Danone, des sachets de graines, des vêtements, des cartes téléphoniques… De quoi nourrir et scolariser ses enfants.
Lancée par l’ONG Care et Bata, dans le cadre d’un programme de mécénat, cette activité a pris de l’ampleur. « Aujourd’hui, 3000 femmes y participent, contre 49 aux tout débuts », relève Fabienne Pouyadou, directrice des partenariats Care France. L’an dernier, Care a cofondé, avec danone.communities, l’entreprise sociale Jita. « D’ici 2015, notre objectif est que 12.000 femmes gagnent 20 dollars par mois, que 1000 emplois soient créés pour les hubs qui approvisionnent les vendeuses et que nous desservions 7 millions de foyers », explique Asif U. Ahmed, directeur, chez Care, en charge des relations avec le secteur privé au Bangladesh.
Diplômé d’Harvard, il travaille en tandem avec Emmanuel Marchant, directeur général de danone.communities. Cet ancien de l’Essec explique : « Nous servons de développeur, c’est l’ONG qui a tout lancé, nous lui permettons de changer d’échelle. »
Le CAC 40 à l’assaut du BOP
Danone, comme d’autres grands groupes occidentaux, ferraille pour trouver comment faire jaillir de nouvelles sources de business du marché des très pauvres, appelé base de la pyramide (BOP). Le BOP représente 4,9 milliards des consommateurs mondiaux gagnant entre 2 et 8 dollars par jour PPA (parité de pouvoir d’achat).
Qu’il s’agisse d’accès à l’emploi, à l’eau, à l’énergie, au logement, leurs besoins restent immenses. Et si, à l’instar de la petite entreprise Jita, les forces du marché constituaient le levier manquant pour lutter contre la pauvreté en misant, non pas sur la charité, mais sur le codéveloppement avec les populations, les ONG et les pouvoirs publics ? Enième utopie ? Peut-être.
Mais, par temps de crise, la période n’a jamais été aussi propice pour rêver à de nouveaux paradigmes. Mus par une profonde quête de sens, un nombre croissant d’hommes et de femmes font leur possible pour concilier économique et social.
Loin d’être de doux rêveurs en marge du système, ils sont, au contraire, de gros bosseurs au cœur du CAC 40. Ils travaillent chez Essilor, Schneider Electric, Accenture, Veolia, BNP Paribas, Air Liquide, Lafarge, Danone, GDF Suez, Total, SFR ou encore Renault. Dans le même temps, l’entrepreneuriat social monte en puissance, au point qu’il figure, depuis peu, dans l’agenda de la stratégie Europe 2020 de la Commission européenne.
De plus, face à la baisse des subventions de l’État, les ONG se professionnalisent et se lancent dans des partenariats sophistiqués avec les entreprises. Ces trois évolutions simultanées entraînent une certaine hybridation des démarches entrepreneuriales, croisant modèle commercial et objectif social.
Redorer son image : l’unique motivation ?
« L’hybridation du business… ? Foutaises ! Les entreprises voient surtout une splendide occasion de redorer leur image, ricane en privé un vieux routard de la communication pour les grands groupes. Ils en font 3 tonnes sur leurs bonnes actions, mais cachent sous le tapis leurs amendes pour dégradation de l’environnement et mauvaises conditions de travail, les pressions dantesques sur leurs petits fournisseurs, les superbonus aux patrons. Quant aux mégadividendes aux actionnaires, ils se gardent bien de les rapprocher des salaires de l’ouvrier de base ! »
Tout ce mouvement des entreprises envers la pauvreté n’est-il donc que du Social Washing ? « C’est clair, cela existe, tout le monde soigne sa réputation, mais ce n’est sûrement pas la seule motivation lorsqu’il s’agit du BOP, tempère Olivier Kayser, président du cabinet de conseil en stratégies hybrides, Hystra. Cet ancien Partner chez McKinsey ajoute : si c’était le cas, les entreprises se contenteraient de créer une fondation et de donner de l’argent. Ce serait plus simple et moins chronophage. Alors qu’en vendant à des pauvres, elles prennent le risque d’être accusées de se faire de l’argent sur leur dos, et d’abîmer leur image, justement. »
Ces grandes entreprises ont commencé à fréquenter les ONG, les entrepreneurs sociaux et les pouvoirs publics pour travailler avec le BOP, il y a une dizaine d’années. Les théories de deux figures charismatiques ont piqué leur curiosité.
D’un côté, celle de C. K. Prahalad, co-auteur avec Stuart Hart, du fameux The Fortune at the Base of the Pyramid. Eradicating Poverty through Profits (Wharton School Publishing, 2004). Ces universitaires ont osé parler des pauvres comme de clients de nouveaux marchés. Politiquement pas correct, mais séduisant. De l’autre, Muhammad Yunus — prix Nobel de la paix 2006 pour sa promotion du microcrédit — a modélisé le social business.
Mais, même coachées par Prahalad et Yunus, ces grandes entreprises parties chez les pauvres la fleur au fusil ont réalisé, depuis, à quel point le BOP se méritait !
Leur presse (Isabelle Hennebelle, LExpress.fr, 4 décembre 2012)
BOP : Les cinq challenges des entreprises pour vendre aux pauvres
S’attaquer au potentiel marché de la pauvreté : pas si simple pour les entreprises, qui doivent relever, au moins, cinq grands défis pour parvenir à vendre aux plus démunis.
Pour vendre aux populations les plus pauvres, le fameux « bas de la pyramide » (BOP), les grandes entreprises doivent relever au moins cinq grands challenges.
1/ Fournir à bas coût un produit de qualité
Le premier challenge consiste à fournir à bas coût un produit ou un service de qualité, un défi d’autant plus urgent que les personnes du BOP sont victimes de la « double pénalité de pauvreté » : faute d’argent, elles doivent acheter à l’unité, donc plus cher et sans avoir de choix. « Il ne s’agit pas de vendre à la baisse un produit dégradé conçu au nord, mais de réapprendre à produire de manière créative avec frugalité », relève Bénédicte Faivre-Tavignot, directeur exécutif de la chaire Social business entreprise et pauvreté.
C’est avec ce paramètre en tête qu’en 2007, au Bangladesh, Danone et Muhammad Yunus ont démarré la production des fameux yaourts Shoktidoi, dans la petite usine de Bogra. Pour les vendre seulement quelques centimes d’euros, il a fallu repenser les process en amont. « Bien que cette unité ait une capacité de production cent fois plus petite que d’habitude — 3000 au lieu de 300.000 tonnes —, nous avons quand même réussi à y diviser par trois le coût à la tonne », constate Emmanuel Faber, directeur général délégué de Danone.
2/ Évaluer les besoins, en concertation avec les pauvres
« Le deuxième défi est d’instaurer un vrai dialogue avec les clientèles en situation de pauvreté, afin de réellement penser avec elles les solutions adaptées à leurs besoins et usages », relève Olivia Verger-Lisicki, spécialiste du BOP au sein d’IMS-Entreprendre pour la cité.
Toute la difficulté réside dans le fait qu' »Occidentaux et populations locales ont une vision très différente des besoins », constate Éric Lesueur, directeur du projet Grameen-Veolia Water. Quand, en 2008, Veolia Water et la branche santé de la Grameen Bank, de Muhammad Yunus, créent une joint-venture, le but est de vendre de l’eau potable à un coût accessible aux populations rurales. Plus de 30 millions d’habitants souffrent de maladies contractées en buvant l’eau des puits emplis par les nappes phréatiques contaminées à l’arsenic.
En 2009, dans le village pilote de Goalmari, des bornes-fontaines, gérées par des Water Ladies du réseau Grameen, permettent aux habitants de se procurer de l’eau potable à des prix très accessibles. Sur le papier, l’intention est louable. Sur le terrain, « le démarrage a été bien plus difficile que prévu », se souvient Éric Lesueur.
Pour comprendre et lever les difficultés, Veolia confie une mission à l’anthropologue Thérèse Blanchet. Après plusieurs mois de travail auprès de la population, son équipe locale dégage plusieurs explications. Elles permettent de nouvelles actions qui, depuis, permettent d’augmenter les ventes d’eau potable. « Nous avons notamment appris que les villageois cachent leurs maladies et considèrent que boire de l’eau des bornes-fontaines révèle leur état de santé au grand jour », se souvient Éric Lesueur.
3/ Réaliser le « dernier kilomètre »
Le troisième challenge est de réaliser le dernier kilomètre, c’est-à-dire de desservir des clients des bidonvilles et des villages non reliés aux routes et aux transports. « Nous devons créer des réseaux de commercialisation ad hoc », constate Emmanuel Léger, responsable du programme Accès à l’énergie, chez Total.
À ce jour, Total a vendu plus de 100.000 lampes solaires photovoltaïques, plus lumineuses, fiables et économiques que celles à kérosène, à l’origine d’incendies et d’intoxications domestiques. En Indonésie, Total a déjà vendu 8000 lampes, via deux coopératives rurales ; au Kenya, il en a commercialisé 35.000, via son réseau de stations-service et aussi des sakho, l’institution de microfinance pour les planteurs de thé ; au Cameroun, le groupe de Christophe de Margerie va former 250 jeunes vendeurs pour commercialiser les lampes dans les bidonvilles ou les zones rurales et assurer leur maintenance.
« Pas question de venir en coup de vent : gagner la confiance et faire comprendre l’intérêt du produit prend du temps, relate Emmanuel Léger. En Indonésie, le trentenaire a passé des heures avec le chef du village, à boire du thé et à discuter. Il faut aussi laisser deux ou trois lampes à l’essai, revenir deux semaines plus tard pour recueillir les retours des utilisateurs, et prévoir trois niveaux d’interprétation en indonésien et dans les dialectes.
En 2012, le programme Accès à l’énergie a pour objectif la vente de 150.000 lampes et l’ouverture de 5 nouveaux pays. Pour atteindre le client dans des contrées reculées, des équipes de vendeurs fidélisés et motivés sont essentielles.
Une gageure, a appris Essilor, en Inde, où des dizaines de millions de personnes sont aveugles, faute de traitement adapté par manque d’accès à des professionnels de la vue. Il y a dix ans, le groupe, alors dirigé par Xavier Fontanet, s’est associé entre autres à deux partenaires : les hôpitaux ophtalmologiques Sankara Nethrelaya et Aravind, réputés pour traiter à faible prix les patients pauvres et pour leur chirurgie de la cataracte à des tarifs accessibles.
Afin de pallier l’absence de réseaux et de laboratoires de prescription en zones rurales, « nous avons mis en place avec ces partenaires une douzaine de vans d’optique-lunetterie, qui accompagnent leur bus d’ophtalmologie sur place », raconte Claude Darnault, directeur du développement durable chez Essilor International. Ces véhicules sont équipés d’instruments d’examen de la vue et de façonnage de verres, afin de réaliser des équipements in situ. En dix ans, environ 2 millions de verres ont été vendus par nos partenaires. »
Mais « pour nos vans, le manque de professionnels de la vue disponibles représente le principal goulot d’étranglement », admet Claude Darnault. En effet, si les opticiens ou optométristes, souvent recrutés jeunes, acceptent de tourner dans les vans dans les contrées reculées pendant trois à six mois, ils jettent ensuite l’éponge quand ils se comparent à leurs camarades de promo restés en centre-ville, travaillent dans un beau magasin et circulent dans une belle voiture. « Même quand l’entreprise accède au client, celui-ci est en général non « bancarisé » et dépourvu d’épargne.
Pour remédier à cette situation, Veolia déploie une palette d’outils. Au Maroc, entre 2003 et 2010, près de 400.000 personnes des quartiers défavorisés de Tanger, Tétouan et Rabat ont pu disposer d’un accès à l’eau et à l’assainissement à domicile. « Pour les financements, il a fallu trouver 100 millions d’euros afin de réaliser les travaux sur la seule agglomération de Tanger, ce qui nous a menés à créer avec nos autorités locales des mécanismes utilisant des crédits sur mesure, des subventions croisées, et à expérimenter une aide appelée Output Based Aid de la Banque mondiale, bref, à faire preuve d’innovation financière », se souvient Olivier Gilbert, délégué aux innovations sociétales de Veolia Environnement.
De même, dans certaines communes, les familles n’ayant pas encore accès aux branchements individuels se voient offrir des cartes numériques leur permettant d’obtenir de l’eau potable à une borne-fontaine, dont, chaque mois, les six premiers mètres cubes sont gratuits. Transformés en agences mobiles, des bus se rendent auprès de ces populations, afin de les aider dans leurs démarches administratives concernant l’eau, l’électricité et leur éviter d’avoir à se déplacer, chaque mois, en centre-ville… »
4/ Créer de nouvelles alliances avec les ONG et les pouvoirs publics
Le quatrième challenge pour les groupes occidentaux est de « travailler avec des partenaires parfois très inhabituels, plus variés et nombreux que d’habitude : ONG, entrepreneurs sociaux, pouvoirs publics, populations locales… Non pas dans une simple consultation, mais dans de la vraie coproduction, en abordant le sujet sous tous ses angles », constate Olivia Verger-Lisicki, d’IMS-Entreprendre pour la Cité.
Cette cocréation n’a rien d’évident, chacun a son vocabulaire, ses habitudes, ses référentiels, sa vision du monde. « Il faut être ambidextre », résume François Perrot, en charge du programme Logements abordables, de Lafarge, qui permet, pour quelque 2000 euros, la construction d’une pièce supplémentaire en Indonésie. Ce trentenaire est aussi à l’aise dans des réunions avec le haut management au siège parisien, qu’avec des villageois et des représentants d’ONG.
5/ Obtenir l’adhésion interne au programme BOP
Le cinquième challenge est interne à l’entreprise. Où loger le programme BOP ? Pour grandir, cet Ovni a besoin des compétences de tous, mais, en même temps, d’être dispensé des habituels objectifs de rentabilité à court terme, à deux chiffres.
« Le mieux est de lui donner un statut de projet-pilote, d’expérimentation, doté d’objectifs spécifiques, et relativement protégé durant la phase pilote », recommande Bénédicte Faivre-Tavignot, de HEC. « Le programme doit aussi bénéficier du soutien du dirigeant lui-même », ajoute Bernard Saincy, directeur de la responsabilité sociétale et pilier du programme GDF Suez Rassembleurs d’Énergies… dont le président est Gérard Mestrallet, numéro 1 du groupe. De quoi amadouer les actionnaires plutôt méfiants vis-à-vis de ces projets dont le retour sur investissement est seulement envisageable après sept ou huit ans.
Face à cette complexité, GDF Suez a mis sur pied une articulation sophistiquée, mêlant social, philanthropie et business. Lancée en 2011, l’initiative GDF Suez Rassembleurs d’Énergies fédère et structure trois actions sociétales en faveur de l’accès à l’énergie durable. Le groupe combine le don avec le programme Énergies solidaires, de la fondation GDF Suez ; le mécénat de compétences avec les associations de collaborateurs Energy Assistance, Codegaz et Aquassistance; et l’investissement avec le fonds d’investissement solidaire GDF Suez Rassembleurs d’Énergies. Celui-ci est logé dans le centre de recherche de Saint-Denis, donc avec les techniciens, sociologues et chercheurs qui participent souvent avec intérêt aux projets portés par des entrepreneurs sociaux.
Leur presse (Isabelle Hennebelle, LExpress.fr, 5 décembre 2012)